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Entre
histoire et Histoire
par
Alexandre Prstojevic
En
1941, Jorge Luis Borges entreprend la rédaction d'une nouvelle dont la
source serait un livre. Pour introduire son lecteur dans un monde peuplé
de cités disparues et d'écrits inexistants, le narrateur parle de son
propre travail d'écrivain à travers une conversation avec l'un de ses
confrères : le célèbre romancier argentin Adolfo Bioy Casares. Je rapporte
les premières lignes de ce mémorable texte :
"
C'est à la conjonction d'un miroir et d'une encyclopédie que je dois
la découverte d'Uqbar. Le miroir inquiétait le fond d'un couloir d'une
villa de la rue Gaona, à Ramos Mejia ; l'encyclopédie s'appelle fallacieusement
The Anglo-American Cyclopédia (New York, 1917). C'est une réimpression
littérale, mais également fastidieuse, de l'Encyclopaedia Britannica
de 1902. Le fait se produisit il y a quelque cinq ans. Bioy Casares
avait dîné avec moi ce soir-là et nous étions attardés à polémiquer
longuement sur la réalisation d'un roman à la première personne, dont
le narrateur omettrait u défigurerait les faits et tomberait dans diverses
contradictions, qui permettrait à peu de lecteurs - à très peu de lecteurs
- de deviner une réalité atroce ou banale."
A
mon sens, les propos que je viens de citer sont l'une des premières réflexions
de la littérature moderne sur une œuvre qui transformerait la réalité
en la soumettant aux multiples déformations dues à la narration à la première
personne, ou à l'interchangeabilité des données antinomiques fournies
par l'auteur. Cette idée ne serait pas à remarquer si Borges ne soulignait
le caractère délibéré d'une telle démarche. En dépit de l'influence que
l'auteur argentin exerça sur la république des lettres, il a fallu attendre
quelque vingt ans avant que, dans le roman européen, les écrivains s'orientent
vers l'expérimentation artistique préconisée, et dont les résultats paraissent,
aujourd'hui encore, incertains. Pourtant, ce qui ressemble, au premier
coup d'œil, à un jeu gratuit de professionnels du verbe destiné à
un public restreint, montre d'une manière éclatante le malaise du roman
moderne et l'importance de l'histoire (l'ordre réel et temporellement
logique des événements que l'écrivain nous expose parfois d'une manière
désordonnée) pour sa survie.
Que
veut dire au juste Borges par son insolite proposition: que l'histoire
telle que nous la connaissons est morte (que la jeune femme splendide
et innocente ne rencontrera plus, après le réglementaire lot de souffrances,
son prince charmant et n'aura pas d'enfants) ? Que le début d'un récit
ne concordera en rien avec sa fin ? Que le roman futur consistera en un
ramassis de phrases sans queue ni tête choisies uniquement pour leur beauté
? Je doute, et la fin du passage cité me conforte dans cette opinion,
que Borges ait cru un seul instant en l'utilité d'une telle entreprise
? Néanmoins, en 1960, c'est-à-dire dix-neuf ans après la rédaction de
Tlön Uqbar Orbis Tertius, Alain Robbe-Grillet publie à Paris Dans
le labyrinthe, œuvre qui paraît développer outrancièrement la
pensée borgésienne. Un an plus tard, Claude Simon écrit son premier grand
roman, La Route des Flandres, certainement plus " clair ", plus
" facile " à suivre que celui de Robbe-Grillet, mais également plein de
pièges cachés. Enfin, au début de l'année 1972, à deux mille kilomètres
à l'est, dans la capitale de l'ex-Yougoslavie, Danilo Kis achève sa trilogie
familiale en présentant au public Sablier dont la logique interne
est en opposition ouverte avec l'écriture romanesque traditionnelle.
Lecture
De
quoi parlent donc ces trois insolites romans ? Celui de Robbe-Grillet,
d'un soldat inconnu qui, après une défaite militaire, arrive dans une
ville non nommée. Dès le début et jusqu'à la fin du roman, il portera
sous son bras un petit paquet et maintiendra ainsi une forme de suspense
presque policier. Selon les suppositions que différents narrateurs feront
au cours du récit, le lecteur conclura que le malheureux personnage déambule
dans les rues désertes couvertes de neige à la recherche d'un homme mystérieux
à qui le paquet doit être remis : c'est à peu près tout ce que l'on peut
dire sur le sujet de Dans le labyrinthe. L'œuvre de Simon
porte, elle aussi, sur la guerre : celle de 1940. Le personnage central
dont la narration occupe la plus grande partie du roman, subira l'anéantissement
de son escadron de cavalerie, évitera de justesse la mort, se retrouvera
en captivité en Allemagne, réussira à s'échapper et enfin rejoindra une
ville calme au sud de la France. Mais, le sujet véritable du livre est
le travail fébrile de la conscience de cet homme qui, tout en endurant
le souffle de l'Histoire, se remémore moult détails de sa vie passée,
raisonne sur la guerre et essaie de trouver, à travers l'analyse d'une
période trouble de sa famille, une logique possible à ce qu'il vit. Enfin,
le récit de Sablier porte sur la Seconde Guerre mondiale et l'extermination
des Juifs d'Europe centrale, en l'occurrence de la région de Voïvodine
située au nord de la Serbie et rattachée dès l'entrée des blindés allemands
à la Hongrie fasciste. Constitué de soixante-sept fragments, ce roman-mosaïque
restitue une tranche de vie d'Edouard Sam, ancien inspecteur des chemins
de fer yougoslaves qui, sachant sa fin imminente (il périra dans un camp
de concentration), s'adonne à la prophétie, à l'écriture et à la philosophie
en leur ajoutant savamment quelques bribes de sa folie héréditaire.
Dans
les trois œuvres, l'histoire paraît céder sous le poids du récit
: les narrateurs exposent leurs souvenirs ou analysent les documents qui
leur servent à l'élaboration du roman, de telle façon que le déroulement
du récit ne correspond pas au déroulement des événements dans la " réalité
". La raison principale est l'instabilité des repères spatio-temporels
disséminés dans le corps du texte d'une manière apparemment désordonnée.
Au début de La Route des Flandres, le lecteur est incapable de
situer historiquement la guerre que le narrateur est en train de décrire.
Dans Dans le labyrinthe, non seulement la guerre mais aussi le
lieu de l'action et l'identité des personnages restent jusqu'à la fin
de l'œuvre dans l'obscurité. Seul le roman de Kis s'écarte quelque
peu de ce schéma : le lieu et le temps son donnés avec une précision exemplaire,
mais l'identité des personnages, leur passé et leur avenir restent dans
les limbes du récit jusqu'à la seconde moitié du roman où - très lentement
- l'espace-temps commence discrètement à se profiler. A vrai dire, la
seule affirmation digne de confiance et proche de la tradition romanesque
que le XIX siècle nous a léguée reste " La lettre ou la table des matières
", c'est-à-dire le tout dernier fragment de cette étonnante construction
kisienne qu'est Sablier.
L'instabilité
des repères spatio-temporels est secondée, dans les trois romans, par
l'extrême instabilité de la voix narrative. Chez Simon, le narrateur se
remémore son passé d'une manière désordonnée. Ainsi, les événements constituant
l'histoire de La Route des Flandres et qui se sont déroulés d'une
manière chronologiquement ordonnée, sont-ils présentés au lecteur de telle
façon que la reconstitution de ce courant événementiel devient laborieuse.
Chez Robbe-Grillet, cette situation est rendue encore plus difficile par
les évidentes contradictions dont le narrateur fait montre tout au long
du récit. En fin de compte, nous ne sommes pas en mesure de dire si Dans
le labyrinthe raconte une tranche de vie d'un soldat lors de la débâcle
militaire de son armée ou bien le rêve, l'amusement intellectuel ou le
délire du narrateur. Enfin, Kis, paraît nettement plus organisé dans l'exposition
des événements constituant la fable de son Sablier. Pourtant, là
aussi le lecteur est confronté à la question de l'identité du narrateur
et il lui faut une certaine concentration pour dégager une loi stable
qui régisse la succession des quatre grandes parties du roman. Il est
évident qu'ici le problème du rapport de l'histoire au récit va de pair
avec le problème de la lecture. Parler d'une histoire ou d'un récit revient
à dire quelque chose sur la manière même dont on lit. Etant donné que
dans un roman existe uniquement le récit (le texte, la suite des lignes
imprimées) et que l'histoire n'est, en fin de compte, qu'un " construction
cérébrale ", c'est-à-dire entièrement conditionnée par le texte, d'est
la manière dont no lit qui va décider de la définition et de la conception
de l'histoire. Vue ainsi, la notion d'histoire peut apparaître comme un
vestige d'anciens leurres de la littérature, comme le reflet de la réalité.
Dans ce sens, la dernière phrase de Borges, " … deviner une réalité
atroce ou banale ", pourrait indiquer une vision mimétique du roman, mais
nous verrons plus tard qu'elle est beaucoup plus profonde et qu'elle prône
une position pratiquement opposée, c'est-à-dire une lecture attentive
et une volonté d'analyse que le lecteur contemporain, habitué à la facilité
hypnotique de la consommation des séries télévisées, a presque perdues.
Construction
On
ne se lasse pas de dire que l'écriture exige une certaine puissance imaginative
en oubliant d'ajouter que la lecture en demande autant. Entre l'exubérance
onirique du monde pressentie par l'auteur et l'imagination aux auets du
lecteur s'interpose le texte. A partir d'une succession de lignes, le
lecteur entreprens la reconstitution de ce que l'écrivain a essayé de
capter. Je ne pense pas à une sorte de transposition en mots de la réalité
quotidienne, mais d'une réalité toute personnelle, philosophique, délirante
ou languissante - selon le caractère et la situation de celui qui écrit
-, je pense à une insondable réalité imaginée, à une histoire
conditionnellement préexistante.
Le
roman de Danilo Kis, par exemple, est organisé de telle façon que la construction
de l'histoire se fait sans arrêt. Le lecteur se trouve devant soixante-sept
fragments numérotés dont les liens spatio-temporels ne sont pas toujours
évidents. Ainsi, au cours de la lecture il procédera tout d'abord à un
regroupement " thématique " facilité par la répétition des chapitres ayant
le même titre et le même sujet, puis par des similitudes et par des points
communs présents dans le texte. La structure de Sablier basée dès
le départ sur une " discontinuité équilibrée " de la narration (fragmentation,
regroupement thématique), sert d'indice pour le lecteur attentif. Il s'accommode,
en quelque sorte, de ce principe d'affabulation inhabituel et arrive assez
rapidement à nouer des liens forts entre les différentes parties du roman.
De plus, l'œuvre de Kis ne présente pas d'inconséquences logiques,
ce qui signifie que toute hypothèse de lecture est facilement vérifiable
et vérifiée pendant la lecture. Ainsi, le Sablier se présente comme
une multitude d'informations fragmentaires soumises au lecteur à qui il
incombe, assurément plus que dans les deux autres romans, d'en faire une
histoire cohérente et stable.
La
Route des Flandres en revanche, évite une fragmentation ostentatoire
du texte. Certes, dans le roman elle est présente à un degré très élevé,
mais sa réalisation est conférée à la multitude de voix narratives et
de lieux d'action, tous organisés en trois grandes parties dont la logique
interne et l'unité narrative restent très visibes. L'histoire est tout
d'abord " vécue ", puis recomposée, repensée par le personnage central
(directement, ou par la voix du narrateur omniscient qui reste sous la
forte emprise de son personnage). Ainsi, la construction de l'histoire
par le lecteur se fait en même temps que la reconstitution de l'histoire
dans l'esprit du personnage principal. Le premier n'est pas imaginable
sans le deuxième. Le lecteur est obligé, en quelque sorte, de se faire
une idée des tourments du héros, ensuite de former à partir de la multitude
d'informations incomplètes fournies par le personnage principal, une vision
cohérente d'un monde romanesque " double " (celui de la réalité événementielle,
de l'histoire, de ce que Georges a vécu, et celui de la réflexion qui
le réorganise tout en étant une réalité événementielle à part entière).
Alors seulement il pourra réaliser la construction définitive de son univers
imaginaire. Ce formidable parallélisme de construction apparaît comme
l'une des caractéristiques premières du roman simonien et comme l'un des
éléments importants de l'enchantement qu'il exerce sur son public, car
dans La Route des Flandres le lecteur est mis, à l'instar des romans
traditionnels, dans un contacte presque immédiat avec le héros principal.
Il compatit avec lui, ou plutôt pense comme lui, parce qu'il a accès directement
à ces tourments intimes. Ce phénomène n'est présent dans le Sablier
que dans les parties intitulées " Carnets d'un fou ", ce qui constitue
une modeste partie de l'œuvre.
Le
rôle du personnage principal, pris chez Kis plutôt comme objet d'analyse,
et chez Simon comme conscience agissante qui occupe presque entièrement
l'espace romanesque, devient ainsi l'une des clés de la compréhension
du fonctionnement de La Route des Flandres et du Sablier.
Effectivement, chez le premier le monde romanesque est déployé sans intermédiaire,
sans implication d'un ego imaginaire qui ne peut que défigurer la réalité
brute. Chez le deuxième, presque tout ce que le lecteur perçoit est rapporté,
donc filtré par un personnage qui s'interpose entre la réalité événementielle
et le lecteur d'une manière définitive et signifiante.
Cela
explique également la différence saisissante entre l'atmosphère sombre
du récit simonien et l'ironie poignante de Sablier. Le personnage
central de La Route des Flandres adopte le point de vue d'un perdant
: il est immergé dans la foule anonyme des soldats qui seront déversés
sur le champ de bataille où ils joueront le rôle de cible mouvante pour
l'armée allemande. Aspiré par ce mouvement meurtrier de l'Histoire, il
est incapable de créer une distance ironique entre la pensée de l'événement
et l'événement même. Dans le roman de Danilo Kis, l'absence de liens directs
entre le personnage central et le narrateur (la plus grande partie du
roman est présentée comme un ensemble de documents divers récupérés après
la mort d'Edouard Sam) permet la création d'une distance ironique salutaire.
La folie d'Edouard Sam, ses paroles prophétiques, ses beuveries, ses grimaces
ridicules sont mises au-devant de la scène avec un plaisir espiègle. Ici,
les commentaires des personnages nous permettent parfois d'oublier le
tragique de la situation.
Enfin,
le roman d'Alain Robbe-Grillet s'oppose aux deux autres, avant tout par
le caractère embrouillé et contradictoire de sa narration. Même si le
récit de Robbe-Grillet affiche une apparente continuité (l'absence de
chapitres, l'apparente unité de lieu et d'action), Dans le labyrinthe
résiste à toute tentative de création d'une histoire venant du lecteur.
Le problème paraît être non pas l'absence de parallélisme étroit entre
l'histoire et le récit, mais le caractère antinomique de la narration.
Force est de constater qu'à plusieurs reprises une hypothèse de lecture,
donc une version d'événements faite spontanément par le lecteur, est violemment
détruite par le texte même, sans que celui-ci en propose une autre. Ainsi,
le tâtonnement du narrateur qui essaie de former une histoire consistante,
est prolongé par l'errance du lecteur. Chaque hésitation de celui qui
écrit trouve son écho dans la destruction du monde péniblement construit
par celui qui lit. L'apparent foisonnement des phrases référentielles
(celles qui permettent au lecteur de s'appuyer sur une donnée incontestable
pour réaliser sa propre vision du monde imaginaire évoqué par l'auteur)
s'avère un piège, car la plupart d'entre elles sont franchement contradictoires.
Le
problème de la lecture chez Robbe-Grillet, donc, prend une forme qu'on
ne trouve pas dans les romans de Simon et Kis. Tout essai de remise en
ordre des éléments essentiels donnés par le texte robbe-grilletien paraît
être à l'avance condamné à l'échec. Quel que soit le chemin par lequel
le lecteur tente d'accéder au cœur du récit, l'interprétation reste
incomplète. Pour cette raison, justement, la vision de Dans le labyrinthe
doit incorporer la conscience du perpétuel changement de forme, de
la présence des contradictions, de l'incertitude quant à l'identité du
narrateur, etc. Plus encore, elle doit s'appuyer sur ces faits comme signes
importants, pour ne pas dire essentiels, de la pensée centrale de l'œuvre.
Elle doit les concevoir non pas comme une marque d'inconséquence du romancier,
mais comme un signe important d'une logique dûment construite du roman.
Interaction
L'histoire,
comme Robbe-Grillet nous le montre, ne doit pas être obligatoirement le
point de départ d'une création romanesque. elle reste, pourtant, une phase
incontournable du processus de lecture. Sans construction il n'y a pas
de lecture, et sans lecture il n'y a pas d'œuvre. L'équation est
peut-être fruste, intolérante, trop mathématique, mais elle est là : c'est
le produit d'une expérience de lecture que chacun d'entre nous peut vérifier.
La
" destruction " de l'histoire que nous avons pu observer dans les romans
analysés est l'expression de trois projets romanesques différents. Le
monde de Claude Simon est empreint par une force innommée qui dépasse
l'homme. Le personnage central essaie, par le truchement de la remémoration
et de l'association, de bâtir une réalité lisible tout en refusant le
développement narratif linéaire. Pour lui, la sélection du souvenir et
le choix de l'information constituent le seul sentier vers l'explication
ultime de sa place dans le monde, d'une débâcle militaire, de la circularité
de l'Histoire universelle. Ici, le morcellement du texte est l'expression
du caractère radical d'une telle entreprise : la table rase de la logique
humaine habituelle et la construction d'un lien beaucoup plus riche et
juste entre l'histoire et l'Histoire.
Chez
Danilo Kis, ce même phénomène de suppression de la fable est rendu encore
plus intense par la disparition du narrateur. Ici, la narration et la
construction de l'histoire incombent à celui qui lit. Devant le monde
en décomposition de l'holocauste le lecteur reste seul : il est chargé
de la recomposition de l'histoire.
Enfin,
Dans le labyrinthe adhère en apparence à l'idée de la suppression
de l'histoire et combine deux aspects des récits de Simon et de Kis. D'un
côté il introduit une voix narrative qui aspire à la domination totale
du récit, et par là interpose entre le lecteur et le monde raconté une
sorte d'aiguilleur cognitif et narratif ; de l'autre côté, il présente
un univers morcelé. Le changement graduel de l'instance narrative (qui
raconte : le soldat, un narrateur omniscient ou le médecin qui apparaît
à la fin du roman ?) rend cette oeuvre parfaitement illogique.
Nous
voici devant trois principes fondamentaux sous l'apparence d'une même
vision du roman : 1. Charger un ego imaginaire de l'établissement de la
logique du monde effrité (Simon) ; 2. Charger le lecteur de cet établissement
(Kis) ; 3. Oter toute possibilité de l'établissement d'une logique quelconque
du monde représenté (Robbe-Grillet).
Il
devient clair que l'organisation complexe de nos trois romans, loin de
préfigurer la destruction définitive de l'histoire, affirme sa reconstruction.
Au-delà de l'aspect éminemment novateur des œuvres en question, le
monde inquiétant qu'elles mettent en scène exige une compréhension. Or,
comprendre un monde veut dire saisir sa logique interne, donc, dans le
cas du roman, saisir des liens (formels et philosophiques) qui unissent
ses différentes parties et donnent un sens à l'ensemble. La notion d'histoire
ainsi formulée s'éloigne peut-être de la stricte définition narratologique.
Je crois, pourtant, qu'elle ne lui enlève rien et qu'en contrepartie elle
lui apporte une souplesse indispensable à la compréhension d'un certain
nombre de romans contemporains, car " la réalité atroce ou banale " de
Borges coule autant de la plume de l'écrivain que de l'esprit du lecteur.
Au
lieu de lui proposer une histoire toute faite, couchée entre les lignes
du roman, le roman qui emprunta la voie imaginée par Borges s'évertue,
par la " destruction " de l'histoire continue et sans secousse, par son
morcellement et éparpillement, à engager le lecteur dans ce processus
créatif par excellence qu'est l'intelligence d'un roman.
A.P.
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