Un certain goût de l’archive

(Sur l’obsession documentaire de Danilo Kis)

 

            Lorsqu’il publie à Belgrade, en 1976, le recueil de nouvelles Un tombeau pour Boris Davidovitch1], Danilo Kis est, malgré son jeune âge, un écrivain reconnu. Traducteur de Lautréamont, de Queneau, de Tsvétaeva, auteur dramatique dont les pièces sont jouées au très réputé Atelier 212, romancier le plus en vue de sa génération  (La Mansarde, 1962 ; Psaume 44, 1962 ; Jardin, cendre, 1965 ; Chagrins précoces, 1969 ; Sablier, 1972), il est le personnage emblématique de la bohème belgradoise. Il écrit régulièrement des articles pour les grands quotidiens et revues littéraires, entreprend souvent des voyages à travers le pays (il se dira toujours yougoslave et se sentira « chez lui » à Zagreb comme à Belgrade), trouve la possibilité – ce qui ne fut pas toujours chose facile – d’enseigner à l’étranger, notamment en France où il passera les dix dernières années de sa vie. En 1972, en signe de protestation, il a rendu le prix NIN du meilleur roman de l’année, mais acceptera de bonne grâce, en 1985, le prix Andric, prouvant ainsi que les motivations des écrivains sont souvent impénétrables. Un autre « signe extérieur » de la réussite accompagne Danilo Kis en ce milieu des années soixante-dix : il publie deux recueils d’articles et d’entretiens sous le titre de Po-ét(h)ique - Po-ét(h)ique, 1972; Po-ét(h)ique, livre deux, 1976 - où il expose ses opinions artistiques : exercice habituellement accordé au « grands noms » de la prose nationale.

Cependant les questions ne manquent pas, en ce début de l’année 1976 : le public, déjà au courant de l’abandon de la thématique « familiale » annoncé dès 1972 par l’auteur en personne, est intrigué par le tournant thématique que va prendre l’écriture de Kis. La critique, quant à elle, semble s’intéresser plutôt à la qualité de l’ouvrage qui risque de souffrir de l’ombre de Sablier, roman que de nombreux lecteurs placent aujourd’hui encore au sommet de son art. Le livre, dont la parution s’annonçait pourtant sous d’aussi bons auspices sera à l’origine de la plus grande affaire littéraire qu’a connue l’ex-Yougoslavie. Elle coûtera leur carrière à plusieurs sommités belgradoises et poussera Danilo Kis à quitter définitivement le pays.

En effet, dès son arrivée sur les rayons des libraires, certains critiques ont émis de sérieux doutes quant à l’originalité de l’œuvre. D’abord propagée de bouche à oreille, dans des couloirs des maisons d’édition et des clubs d’écrivains, l’accusation finit par s’étaler sur les couvertures des principaux journaux littéraires du pays. On reproche à Kis de s’être inspiré des témoignages sur les goulags publiés quelques années auparavant en Yougoslavie, d’avoir copié plus ou moins fidèlement des paragraphes entiers d’ouvrages de certains historiens russes et français, enfin, pour couronner ces accusations déjà suffisamment sérieuses, on soutient qu’il a fait passer un document historique datant de 1330 pour le fruit de son imagination.

C’est ainsi que la polémique autour d’Un tombeau pour Boris Davidovitch fera presque oublier le propos de l’auteur, sa portée thématique et idéologique, pour mettre en avant la question de la démarche créative, de la liberté artistique, du rapport entre l’original et la copie. Elle donnera naissance à deux livres théoriques de toute première importance pour la compréhension de l’écriture romanesque contemporaine : La Leçon d’anatomie[2] (Kis) et Un narcisse sans visage[3] (D. Jeremic). L’accueil qui est réservé aujourd’hui, même de la part des spécialistes de Kis, à ces deux livres déclarés reliques des temps passés ou, pis encore, « ouvrages d’importance locale », montre à quel point, notamment en France, la renommée de Kis, conjuguée à la gravité du sujet qu’il traite, nuit à la juste compréhension de l’essence de sa démarche littéraire et cela dans le cas non seulement d’Un tombeau pour Boris Davidovitch mais aussi de l’ensemble de ses écrits. On continue à préférer l’« humour » de Kis, son « héritage rabelaisien », parfois même son « engagement », à l’art de la combinaison, de la structuration, du dialogue avec l’époque par personnages et œuvres « interposées ». Lorsqu’il ramène à la lumière du jour les textes menacés par la poussière des bibliothèques, les témoignages que personne ne semble plus écouter, afin de composer, à partir de ces traces concrètes et vérifiables, à partir de ces « preuves » incontestables, des récits fictionnels à forte composante documentaires, Kis s’inscrit, à sa manière, dans une modernité qui, par son caractère combinatoire, par le jeu qu’il sous-entend et sur lequel il s’appuie de façon très significative, pose un problème théorique et éthique majeur. Parler de Kis aujourd’hui, comme si l’on avait affaire à un écrivain du XIXe siècle, en privilégiant sa « vision de l’homme » au détriment de sa technique romanesque ; lire Kis comme un écrivain à « idées » sans prendre en compte les modalités d’expression de ces mêmes idées, revient donc à trahir son propos ou, pour le dire franchement : à se laisser séduire par des apparences narratives qui ne sont qu’une partie mineure de son univers romanesque.

Il me semble, pour cette raison, que les amateurs de Kis, et tous ceux qui s’interrogent sur ce qu’on appelle de plus en plus souvent « la frontière de la fiction », ont tout intérêt à  revenir sur la polémique soulevée autour de son livre. En effet, disons-le d’emblée : l’attaque dirigée contre Kis était basée sur la thèse selon laquelle l’écriture romanesque est l’acte inventif par excellence. L’écrivain n’a le droit, sous aucun prétexte, de se référer aux ouvrages déjà publiés, qu’ils soient de caractère fictionnel ou non. Par ailleurs, l’originalité d’une œuvre est censée se situer autant au niveau stylistique que thématique : toute ressemblance avec ce que l’on a déjà pu lire est suspecte.

C’est donc une vision quelque peu archaïque de la  littérature que nous rencontrons à Belgrade dans les années soixante-dix. Il serait pourtant imprudent de rejeter en bloc toutes les objections soulevées contre les procédés utilisés dans Un tombeau pour Boris Davidovitch car, même si une grande partie des thèses soutenues par les opposants à Kis relèvent de la simple incohérence logique, il n’en reste pas moins que celui-ci s’est servi plus d’une fois de textes et de témoignages accessibles au grand public en « oubliant » parfois de le préciser. Ces oublis fâcheux, relevés minutieusement par les critiques, sont irréfutables : toute tentative pour les justifier, comme Kis s’y est essayé à plusieurs reprises dans  La Leçon d’anatomie (surprenante naïveté ou ingénuité maligne ?), risque de tourner court. Je veux dire par là que, d’un point de vue « juridique », il est vain de chercher la parade lorsque la simple comparaison de deux textes mis côte à côte révèle des similitudes troublantes. En revanche, si l’on se libère de ce cadre « juridique », on peut espérer arriver à une explication plus poussée de la démarche adoptée par Kis, saisir le fonctionnement complexe de sa machine littéraire et tirer quelques conclusions qui nous permettront de comprendre la véritable place de son recueil dans la poétique de la prose contemporaine.

Trois lectures de Kis 

Un tombeau pour Boris Davidovitch peut être lu de trois façons différentes aboutissant à autant d’interprétations complémentaires. Pour rendre opératoire cette triple lecture, Kis inscrit dans les pliures de son texte ce que j’appellerai des « aiguilleurs cognitifs », c’est-à-dire des « conseils de lecture » permettant d’appréhender correctement l’ensemble romanesque. En fonction de l’attention intellectuelle, du niveau d’éducation (ce que certains théoriciens appellent « l’encyclopédie »), et des connaissances plus pointues en matière d’histoire de l’Union soviétique et du roman du XXe , siècle le lecteur remarquera tel ou tel type d’aiguilleur et orientera sa lecture dans la direction prévue par l’écrivain. En effet, la stratégie narrative de Kis consiste à disposer un peu partout dans son recueil de petits pièges narratifs à visibilité variable destinés à trois types de lecteurs que je désignerai, faute de mieux, par : lecteur ordinaire, lecteur éclairé, et lecteur idéal ou poétique.

Le premier est celui qui ne connaît pas forcément Danilo Kis, ne s’intéresse pas à ses recherches poétiques et sait peu de choses sur l’Europe de l’Est. En un mot, c’est le lecteur, tel qu’on se l’imagine le plus souvent en France. Il achète Un tombeau pour Boris Davidovitch pour se distraire.

Le deuxième type de lecteur possède des connaissances solides autant dans le domaine des lettres que de l’Histoire. C’est un amateur d’ouvrages historiques, un passionné de l’Union soviétique, un fin connaisseur de Borges et de Joyce. Par ailleurs, il est bien renseigné sur l’art (notamment religieux) russe. C’est ce que les professionnels de l’édition appellent « le grand lecteur ».

Enfin, le « lecteur idéal » de Kis a un avantage par rapport à ses deux compagnons : la sensibilité littéraire à vif. Il connaît les ouvrages de Kis et s’intéresse à la poétique de la prose en général. A la différence du lecteur ordinaire il cherche, au delà d’une histoire bien construite, les secrets du récit littéraire : les similitudes et les renvois qui font d’Un tombeau pour Boris Davidovitch un réseau sémantique et stylistique à toute épreuve. Il sait apprécier la beauté de l’œuvre à la finesse de son exécution et saisit la portée de sa composante intertextuelle qui échappe au public ordinaire, ou qui est mal comprise par le lecteur éclairé.

Les trois lecteurs que je viens de décrire ne se font pas concurrence parce qu’ils posent à Un tombeau des questions différentes. En effet, Kis a construit son œuvre de façon à obtenir une complétude des dissemblances : une harmonie entre des significations diverses que l’on s’approprie graduellement en fonction de ses propres connaissances littéraires et historiques. Même si toutes les interprétations envisagées par l’écrivain aboutissent à la dénonciation d’un système politique, chacune d’elles le fait de façon différente. L’une des propriétés du  système ainsi élaboré est la hiérarchisation du plaisir de la lecture : le lecteur ordinaire aimera l’intrigue et la beauté du style ; le lecteur éclairé appréciera ces éléments mais leur ajoutera le plaisir de la découverte des sources historiques auxquelles l’auteur se réfère, des détails accessibles uniquement aux grands connaisseurs, il parviendra, peut-être, à deviner la méthode appliquée par Kis lors de la rédaction de son ouvrage ; enfin, le lecteur idéal comprendra les enjeux tant politiques que poétiques d’Un tombeau pour Boris Davidovitch.

a.) Lire en amateur : une œuvre engagée

            Il est communément admis qu’Un tombeau pour Boris Davidovitch  est essentiellement un livre sur le stalinisme : dans cinq des sept nouvelles qui composent ce recueil sont racontées les disparitions des communistes de la première heure dans le chaos des purges staliniennes des années trente. C’est un livre sur les prisons, les bagnes, les goulags, sur la Sibérie à la lisière du monde, sur l’assassinat d’une génération, sur la manipulation non seulement de l’homme – chose déjà bien connue du roman occidental -, du système politique et social – là aussi le XVIIIe et le XIXe siècles ont laissé de remarquables récits -, mais surtout du document écrit comme seule trace qui inspire encore à l’homme contemporain une certaine confiance. En ce sens, Un tombeau pour Boris Davidovitch est l’aboutissement de vingt ans de recherches que Kis a entamées pratiquement à sa sortie de l’université avec un premier roman au lyrisme déconcertant - La Mansarde – auquel succède l’écriture de plus en plus sombre, tragique même, de Psaume 44 et du  Cirque de famille. Cette obsession documentaire, qui est plus qu’un simple goût de l’archive, conditionne la construction de son œuvre et donne sens aux multiples liens qui unissent les « chapitres », comme les appelle Kis, de la tranche du passé qui le préoccupe (je crois d’ailleurs que l’inachèvement est le présupposé implicite de cet ouvrage car, dans Un tombeau,  il ne saurait en aucun cas être question d’une mise en perspective historique définitive du système concentrationnaire soviétique).

            N’eût été la brièveté du propos, Un tombeau pour Boris Davidovitch serait une « somme » d’exemples des calamités communistes, un paradoxal abécédaire des méthodes d’anéantissement de l’homme à l’usage des commissaires politiques. En effet, Kis y expose les histoires (dans l’ordre qui suit) : 1) du révolutionnaire Mikcha qui, sur les ordres du Parti, égorge froidement une camarade accusée injustement de trahison ; 2) d’un jeune Irlandais, Gould Verschoyle, engagé dans les Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne, enlevé par les agents de Staline, amené en Union soviétique et condamné pour espionnage ; 3) d’une invraisemblable mise en scène faite à un homme politique français, Edouard Herriot, pour le convaincre que la liberté du culte est respectée en Union soviétique ; 4) de l’assassinat crapuleux d’un révolutionnaire, conséquence d’une coutume barbare des prisonniers de droit commun qui partageaient souvent, dans les années trente, la cellule avec des prisonniers politiques ; 5) du procès monté contre Boris Davidovitch et de sa mort tragique dans un goulag ; 6) d’un procès devant le tribunal de l’Inquisition à Pamiers en 1330, à l’issue duquel le juif Baruch David Neuman perdra la vie ; 7) d’un poète russe, A.A. Darmolatov, célèbre pour ses vers à la gloire de Staline et de l’ordre communiste, qui restera dans les annales médicales comme l’exemple le plus surprenant d’éléphantiasis.

Il n’est donc pas étonnant que certains lecteurs aient trouvé au recueil de Kis un schéma narratif quelque peu répétitif, une écriture « programmatique ». A dire vrai, le terme – en dépit de la connotation négative qui l’entache - s’applique parfaitement à ce livre dans la mesure où une image du communisme soviétique est déclinée à travers des histoires qui gardent toutes une trame commune et dont l’architecture régulière ferait assurément le bonheur des structuralistes. D’ailleurs, Kis ne s’en est jamais caché. A ses yeux, Un tombeau pour Boris Davidovitch devait être une arme contre la vanité obtuse de la gauche française :

 

                J’ai vécu à Bordeaux dans les années soixante-dix, à l’époque du gauchisme omniprésent en France et en Occident en général, quand la réalité des camps soviétiques n’était pas encore admise. Il ne faut pas oublier que c’est vers cette époque que paraît le livre de Soljenitsyne ; pourtant, au début, le monde refusa d’admettre la terrible réalité des camps soviétiques – dont l’existence est un des faits cruciaux de ce siècle -, raison pour laquelle les intellectuels de gauche refusèrent même de lire ce livre, L’Archipel du goulag, sous prétexte qu’il était le fruit d’un sabotage idéologique et d’un complot de la droite. Comme il était impossible, donc, de discuter avec ces gens sur le plan des idées générales, car ils avaient des opinions a priori et agressives, je me suis vu contraint de développer mes arguments sous forme d’anecdotes et d’histoires, en me basant sur ce même Soljenitsyne, ainsi que sur Stajner, les Guinzbourg, Nadejda Mandelstam, Medvedev, etc. Ces anecdotes étaient la seule forme de discussion acceptable pour eux, c’est-à-dire qu’ils écoutaient, à défaut de comprendre. En effet, sur le plan idéologique, sociologique et politique, ils n’admettaient aucune objection, car ces prétendus intellectuels étaient excessivement intolérants et partaient de conceptions préconçues et manichéennes : l’Est est le paradis, l’Occident est l’enfer.  [4] (Le Résidu, 123).

 

            Si une répétitivité existe dans Un tombeau pour Boris Davidovitch, elle est indissociable des menues variations qui doivent être mises en relation avec un réseau incroyablement riche de renvois, de similitudes et d’associations qui transcendent l’ensemble de ces nouvelles à un niveau global plus substantiel où la nouvelle devient roman. En effet, l’engagement idéologique de Kis nous enjoindrait de lire son recueil de façon linéaire, comme un ensemble d’exemples tendant à prouver par les moyens mis à la disposition de l’écrivain - l’imagination et la verve – l’existence des goulags. Dans six nouvelles sur sept, on observerait la même scène du combat entre le bien (l’innocent injustement accusé de trahison) et  le mal (le commissaire politique). On constaterait que l’auteur examine avec une audacieuse patience les solutions politiques qui permettent au système de perdurer et que, par là, il revisite un certain nombre de situations romanesques « archétypales » en les variant très faiblement. Les sept biographies « historiques » qui composent Un tombeau pour Boris Davidovitch entreraient donc toutes dans le même rang, dans une même ligne idéologique soutenue bien avant Kis par Soljenitsyne.

            Telle est la lecture le plus souvent adoptée par le lecteur ordinaire.

 

b) Lecture éclairée : une écriture archéologique

 

Or, chez Kis, la notion d’ « historique » n’a strictement rien à voir avec la notoriété publique de ses héros : aucun n’a mérité - pour les raisons politiques que l’on sait – de savantes biographies, de chapitres qui lui seraient consacrés dans un manuel d’histoire, même pas de notices biographiques dans quelque encyclopédie déjà jaunie de la Révolution russe. Si, toutefois, ils apparaissent sous la plume d’un scientifique, c’est plutôt au détour d’une phrase, dans les notes de bas de page, en tant que personnages secondaires servant à illustrer son propos, à donner une toile de fond convaincante qui rehausse son récit. Autant dire que ce sont tous des « anonymes » de l’Histoire : seuls leurs proches ou quelques malheureux miraculeusement échappés à la terreur du XXe siècle en gardent le souvenir.

L’un des principaux enjeux autant politiques que poétiques de ce recueil reste justement la démarche « archéologique » que Kis y adopte afin de retrouver les traces matérielles de ses personnages.  Le terme, d’ailleurs, lui a déjà servi pour décrire la façon dont il a procédé lors de la rédaction de son cycle familial, dans les années soixante, basé sur la reconstitution d’une époque tragique, placée, dans la conscience de l’auteur, sous le double signe d’Auschwitz et de son père disparu. Dans Un tombeau pour Boris Davidovitch néanmoins, la quête des traces matérielles des parias de l’Histoire prend une dimension autrement plus importante : l’archéologie de la calamité stalinienne entraîne Kis dans des lectures studieuses qui débordent les limites habituellement concédées aux « amateurs ». Dans ses recherches, Kis consultera des témoignages ou rencontrera personnellement des survivants des goulags dont les récits serviront de point de départ à son écriture fictionnelle. En effet, dans ces nouvelles, il va « mélanger » plusieurs sources d’information et marier les différents détails - tous scrupuleusement exacts-, afin d’obtenir des récits parfaitement convaincants du point de vue historique. Cette démarche se trouve dans la droite ligne de ce qu’il a explicitement défini, trois ans plus tôt, comme une inaptitude à inventer :

 

Je suis incapable d’inventer, car il n’y a rien de plus facile que de confronter les personnages A, B et C, de les placer dans le cadre d’une réalité romanesque, de les habiller de vêtements multicolores et de les gorger de pensées et d’idées, de telle façon que tout cela ressemble à la réalité, à la vérité. (…) Je crois au document, à la confession, au jeu de l’esprit. L’un ne va pas sans l’autre, c’est une sorte de sainte trinité. La confession ou le jeu de l’esprit, ou encore le document, en eux-mêmes, donc en dehors de cette trinité, ne sont qu’un matériau brut : des Mémoires, un « nouveau roman » ou une étude historique. En fin de compte, voici la recette : bien mélanger le tout, comme on mélange les cartes, mais après avoir ainsi brassé et coupé les cartes de façon magique, il n’y a pas qu’elles qui se sont mélangées, mais aussi les couleurs et les figures, un demi-roi/une demi-reine, un demi-cœur/un demi-pique, comme dans les mains d’un prestidigitateur. A défaut d’autre chose, cette manipulation magique du jeu de cartes vous amusera, et amusera peut-être aussi le public. L’expression même de « jeu de cartes », « spil karata », comprend un élément essentiel de l’art – le jeu[5]

 

Nous le voyons, chez Kis, l’invention - refusée en raison de sa nature anachronique – cède la place au jeu intellectuel qui s’affirme dès lors comme la seule méthode tant soit peu opératoire restée à la disposition de l’écrivain contemporain. Cette profession de foi a, pourtant, de quoi étonner : la base documentaire de ses récits qui portent, ne l’oublions pas, sur une période particulièrement sanglante de l’histoire européenne et qui, par conséquent, ne peut être traitée à la légère, semble réduire considérablement l’espace dévolu au jeu. Du reste est-il possible de marier – même au niveau purement théorique - l’exigence de l’authenticité factuelle avec les envolées spéculatives ?

Cette aporie vient des lectures presque simultanées de Borges et de Foucault. Chez Borges, Kis trouve le jeu de l’esprit qui passe par la référence bibliographique authentique ou inventée et l’extrême réduction quantitative du texte aboutissant à la biographie minimaliste envisagée déjà par Marcel Schwob dans ses Vies imaginaires. (L’exemple typique de cette filiation étant « Le Masque d’or » de Schwob et « Le Teinturier masqué : Hakim de Merv » de Borges. ) Kis conclut que c’est de la rencontre entre le document historique et la notice biographique que peut jaillir un nouveau romanesque. Il en voit la confirmation chez Foucault qui affirme : « L’imaginaire ne se constitue pas contre le réel pour le nier ou le compenser ; il s’étend entre les signes, de livre à livre, dans l’interstice des redites et des commentaires ; il naît et se forme dans l’entre-deux des textes. C’est un phénomène de bibliothèque. »

Cette conception de l’imaginaire est fondamentale pour Kis. Toute son œuvre – même ses écrits de jeunesse - témoigne du désir d’atteindre à une nouvelle vraisemblance romanesque située à mi-chemin entre l’archive historique et la Cabale. Le livre de Kis ne serait donc pas une création ex nihilo mais un réarrangement inventif des données documentaires déjà existantes. Le concept de « fantastique de bibliothèque », que Kis reprend de Foucault pour en faire son credo artistique, semble pourtant négliger la brèche - qu’aucune philosophie ne saurait colmater - ouverte entre le fait réel et sa trace écrite. Une fois écrit, l’événement est déjà autre chose. Sa dure matérialité s’est transformée en un discours. Il est l’image de la chose, il n’est pas la chose même. Ainsi, l’écriture qui s’appuie sur l’espace de l’écrit, cette écriture au deuxième degré, ramène à la vie uniquement des événements et des personnages qui ont déjà eu leurs premiers scribes. Le discours fictionnel de Kis se nourrit d’un autre discours : celui-ci est son présupposé élémentaire, la condition indispensable à sa venue au monde, sa composante première.

Cette organisation textuelle est typique du récit historique qui est marqué par le besoin de légitimation scientifique. Afin de convaincre son lecteur que les événements narrés se sont produits exactement de la façon dont il le prétend, l’historien doit fournir des preuves : des documents écrits, des témoignages, des ouvrages de ses confrères, des cartes, plans ou photographies, toute une série de « pièces à conviction » lui permettant d’étayer ses interprétations. Krzysztof Pomian appelle cela « marque d’historicité » :

 

Toute narration historique comporte en effet des éléments, signes ou formules censés conduire le lecteur en dehors de son texte même ; des signes ou des formules qui pointent vers une réalité extérieure à cette narration même, voire extra-textuelle, en signalant que la narration qui les contient prétend ne pas se suffire à elle-même. (…) Une narration se donne donc pour historique lorsqu’elle comporte des marques d’historicité qui certifient l’intention de l’auteur de laisser le lecteur quitter le texte et qui programment les opérations censées permettre soit d’en vérifier les allégations, soit de reproduire les actes cognitifs dont ses affirmations prétendent l’aboutissement. En bref : une narration se donne pour historique quand elle affiche l’intention de se soumettre à un contrôle de son adéquation à la réalité extra-textuelle passée dont elle traite [6].

 

Si l’on examine de près le texte de Kis, on découvre assez vite un vaste réseau de citations et de renvois qui remplissent la fonction des marques d’historicité. Ce réseau est, par ailleurs, étroitement lié à la position du narrateur qui n’entreprend à aucun moment une quelconque analyse psychologique de ses héros. Bien au contraire - Kis s’en est expliqué à plusieurs reprises -, les personnages d’Un tombeau pour Boris Davidovitch gardent leur singularité, ou, si l’on veut : leur secret, parce qu’ils sont  toujours observés de l’extérieur.

Le narrateur de Kis est un chroniqueur. De sa position, il surplombe l’époque dont il traite. On pourrait même dire qu’il parle ex cathedra, qu’il s’adresse à son lecteur comme s’il donnait une conférence publique, en se basant sur les écrits des autres, en en appelant aux travaux de ses confrères. C’est une attitude narrative que l’on rencontre rarement au XXe siècle. Par son essence, elle est profondément nonfictionnelle.

Poser la voix comme le narrateur de Kis, demande que tout ce qui faisait jadis partie du travail préparatoire de l’écrivain soit offert au lecteur : les archives qu’on gardait pour son « arrière-boutique » sont désormais inscrites dans le nappé du texte. Par là, l’écriture de Kis rappelle les préceptes post-modernes. Il n’y a pourtant aucune raison de tomber sous le charme des simulacres : l’appareil argumentatif qui rappelle fidèlement celui des historiens est ici mis au service de la persuasion romanesque, de la mise en doute de la validité de certains préjugés répandus en Occident, et pas forcément de la dislocation du système interprétatif en tant que tel. Pour le dire autrement, Kis est post-moderne dans la mesure où l’est tout écrivain de la fin du XXe siècle ayant un minimum de conscience de son époque et de l’état de l’art qu’il pratique. Kis ne doute jamais de son propre récit. A aucun moment il ne revient de façon appuyée sur ses assertions, ne les corrige ni ne les arrange. (Si toutefois il se permet quelque rectification, c’est toujours à la suite de nouvelles données qu’il vient d’introduire dans le récit et qui lui servent de pierre de touche, d’épreuve qui  souligne l’authenticité matérielle de son histoire.) Cette confiance en l’éloquence du langage, qui n’est qu’une autre manière d’affirmer la force cognitive de la littérature, lui interdit la dislocation programmatique du discours, marque par excellence du mouvement auquel on a parfois tendance à l’attacher. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le fonctionnement de son système argumentatif.

Présenté sous la forme d’un appareil critique assez développé, il opère à deux niveaux parallèles. Le premier niveau est composé des parties introductives ou conclusives de chaque nouvelle où Kis propose à son lecteur les « références » dont il s’est servi. J’en donne ici trois exemples des plus éloquents :

 

« Un tombeau pour Boris Davidovitch » (début de la nouvelle)

 

 L’histoire a conservé sa mémoire sous le nom de Novski, ce qui n’est sans aucun doute qu’un pseudonyme (ou plutôt un de ses pseudonymes). Mais une question suscite immédiatement le doute : l’histoire a-t-elle vraiment conservé sa mémoire ? Dans l’Encyclopédie Granat et son supplément, parmi deux cent quarante-six biographies et autobiographies autorisées des grands hommes et des acteurs de la révolution, son nom n’est pas mentionné. Haupt, dans son commentaire de ladite encyclopédie, remarque que toutes les personnalités marquantes de la révolution y figurent et déplore seulement « l’absence surprenante et inexplicable de Podvoïski ». Ainsi, de la façon la plus surprenante et la plus inexplicable, cet homme, qui a donné à ses principes politiques le sens d’une morale rigoureuse, cet ardent internationaliste, reste mentionné dans les chroniques de la révolution comme une personnalité sans visage et sans voix (T, 89).

 

« Les lions mécaniques » (début de la nouvelle)

 

Le seul personnage historique de cette nouvelle, Edouard Herriot, leader des radicaux français, président de la commission des Affaires étrangères, maire de Lyon, député, musicologue, etc., occupera peut-être ici une place secondaire ; ce n’est pas qu’il soit, dans le récit, moins important que l’autre personnage (non historique mais non moins réel) que l’on va découvrir, mais on peut trouver par ailleurs beaucoup d’autres données sur la vie d’un homme public comme Herriot. N’oublions pas qu’Herriot fut lui-même écrivain, mémorialiste* et un homme politique célèbre dont la biographie figure dans toute encyclopédie sérieuse.

Un témoignage** donne d’Herriot la description suivante : «  Grand, fort, les épaules massives, la tête carrée surmontée d’une brosse de cheveux touffus, la figure taillée à coups de serpe, barrée d’une courte et épaisse moustache, l’homme donnait une impression de puissance. La voix, magnifique, apte aux nuances les plus subtiles, aux accents les plus modulés, dominait aisément les tumultes. Il savait en jouer avec art, comme des expressions changeantes de son visage. » Ce même témoignage décrit ainsi son caractère : « C’était un vrai spectacle que de le voir à la tribune, passant du grave au plaisant, de la confidence à l’affirmation claironnante d’un principe. Un contradicteur se révélait-il ? Il acceptait l’interruption et, tandis que l’autre s’expliquait, un large sourire s’épanouissait sur la figure d’Edouard Herriot, signe prémonitoire de la réplique mordante qui allait déchaîner le rire ou les applaudissements, à la confusion de l’interlocuteur pris en défaut. Ce sourire, il est vrai, disparaissait quant à la critique se mêlaient des propos offensants. De telles attaques le mettaient hors de lui et provoquaient des apostrophes d’autant plus mordantes qu’il n’était pas exempt d’une sensibilité toujours en éveil, que d’aucuns taxaient de susceptibilité.

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* Madame Récamier et ses amis ; La Russie nouvelle ; Pourquoi je suis radical-socialiste ; Lyon n’est plus ; Forêt normande ; Jadis ; Souvenirs ; Vie de Beethoven. (N.d.A.)

** André Ballet, Le Monde, 28 mars 1957. (N.d.A.)                                              (T, 37,38)

 

 

 

 

 

 

« Chiens et livres » (fin de la nouvelle)

 

 

NOTE DE L’AUTEUR

La nouvelle sur Baruch David Neuman est en réalité une traduction du troisième chapitre (Confessio baruc olim iudei modo baptizati et postmodum reversi ad iudaismum) du registre de l’Inquisition dans lequel Jacques Fournier, futur pape Benoît XII, a noté consciencieusement et en détail les aveux et les témoignages portés devant son tribunal. Le manuscrit est conservé dans les fonds latins de la bibliothèque du Vatican, sous le numéro d’enregistrement 4030. J’ai effectué dans le texte quelques coupures négligeables, notamment dans la partie où l’on discute de la Sainte Trinité, du messianisme du Christ, de l’accomplissement de la Parole des Lois, et du démenti de certaines affirmations de l’Ancien Testament. La traduction elle-même a été faite sur la base de la version française de Monseigneur Jean Marie Vidal, ancien vicaire de l’église Saint-Louis de Rome, ainsi que d’après la version de l’exégète catholique le révérend Ignace von Döllinger, parue à Munich en 1890. Depuis cette époque, ces textes assortis de commentaires savants et utiles ont été réédités souvent et la dernière fois, autant que je sache, en 1965. L’original du procès-verbal mentionné (« un beau manuscrit de parchemin en écriture de librairie sur deux colonnes ») parvient donc au lecteur comme un triple écho d’une voix lointaine, celle de Baruch, si nous incluons sa voix dans la traduction – comme l’écho de la pensée de Jahvé.

La découverte soudaine et inattendue de ce texte, qui correspond dans le temps à l’heureux achèvement du travail sur la nouvelle Un tombeau pour Boris Davidovitch, prit pour moi le sens d’une illumination et d’un miracle : les analogies avec la nouvelle mentionnée sont à un tel point évidentes que je considérai la concordance des motifs, des dates et des mots comme la part de Dieu à la création, ou bien comme la part du diable. La constance des convictions morales, le sang versé des victimes, la similitude des noms (Boris Davidovitch Novski et Baruch David Neuman), la concordance des dates d’arrestation de Novski et de Neuman (le même jour du fatal mois de décembre, à six siècles de distance, 1330 …. 1930), tout cela apparut en mon esprit comme le développement de la doctrine classique sur l’évolution cyclique des temps : «  Qui a vu le présent a tout vu : ce qui a eu lieu dans un passé récent et ce qui arrivera dans le futur » (Marc Aurèle, Pensées, livre VI, 37). Dans sa polémique avec les stoïciens (et plus encore avec Nietzsche), J.L. Borges formule ainsi leur enseignement : « L’univers est consommé périodiquement par le feu qui l’a engendré et il renaît de ses cendres pour revivre la même histoire. A nouveau, les diverses particules séminales se combinent, à nouveau elles prêtent une forme aux pierres, aux arbres et aux hommes et même aux vertus et aux jours puisqu’il n’existe pas pour les Grecs de substantif sans quelque substance. A nouveau chaque épée et chaque héros, à nouveau chaque minutieuse nuit d’insomnie. »

Dans ce contexte, l’ordre des variantes n’a pas grande importance ; j’ai cependant opté pour la chronologie spirituelle et non historique : j’ai découvert l’histoire de David Neuman, comme je l’ai dit, après avoir écrit la nouvelle sur Boris Davidovitch (T, 147,148).

 

 

Le deuxième niveau est composé des renvois aux témoignages et aux livres ayant trait aux personnages ou aux événements évoqués dans le récit. Ainsi, dans une très longue note de bas de page dans « Chiens et livres », Kis décrit la chasse « au livre du diable » (le Talmud) ordonnée par le pape Jean XXII en 1320. En dépit de quelques détails vraisemblablement inventés par Kis pour ridiculiser le Pape et ses fidèles et pour donner du « piquant » au récit, du point de vue historique tout ce qui est rapporté dans la note garde une exactitude proprement scientifique. Dans une autre note de la même nouvelle, Kis cite fidèlement l’historien français Jean Duvernoy. Dans une note des « Lions mécaniques », il polémique sur la racine du  mot « quatre chevaux de bronze » (Tchetyre koni mediani) afin de la mettre en relation avec la christianisation des Russes qui n’est pas sans lien symbolique avec l’histoire d’Edouard Herriot qu’il est en train de nous raconter. Là aussi, Kis s’inspire d’études sérieuses : du point de vue linguistique, ses remarques sont parfaitement pertinentes. A un autre endroit de la même nouvelle, il cite avec justesse le sieur de Bauplan et son ouvrage Description de l’Ukraine publié en 1651. Enfin, dans « Un tombeau pour Boris Davidovitch », en évoquant les noms de plusieurs témoins dont les déclarations lui ont permis de retracer la vie de son personnage, Kis cite la sœur de Boris Davidovich, A. L. Rubina. Ce témoignage,  inventé par Kis, s’appuie pourtant de façon très significative sur la déposition authentique de B. I. Rubina (et non pas A. L. Rubina comme chez Kis), à propos d’un procès monté de toutes pièces en 1930, et publié dans le livre du célèbre historien du stalinisme Roy Medvedev[7]. Nous voyons donc que, d’une part, les références,  les citations et les témoignages sont dans la plupart des cas exacts (ou très proches des documents authentiques) et que, d’autre part, les références bibliographiques, même si elles restent souvent incomplètes, sont rarement inventées.

Ainsi, e lecteur éclairé conçoit Un tombeau pour Boris Davidovitch comme un dialogue à peine voilé avec un vaste ensemble d’interprétations historiques ou idéologiques qu’il a reçues en héritage. Ses connaissances historiques lui permettent de remarquer les menus détails - ou plutôt : données factuelles – qui rattachent ce livre à un ensemble d’ouvrages traitant de l’Union soviétique. Il peut entrer, à son tour, dans le « débat » qui se déroule « dans le souterrain » de la fiction de Kis : il peut adhérer aux interprétation proposées, ou bien les refuser, voire les critiquer, s’il pense que l’interprétation des sources faite par l’écrivain est inexacte ou trop tendancieuse. En tout cas, son érudition lui joue un mauvais tour, car il a l’impression que le poids des documents fait fléchir les assises du récit. La multiplicité des sources semble corroder de l’intérieur le discours romanesque en ce qu’elle met en doute sa nature imaginaire. Un tombeau pour Boris Davidovitch apparaît comme un texte composé des textes, un « collage » adroit et inventif de connaissances déjà acquises, par endroits même une déformation du réel, une trahison de l’archive que le lecteur éclairé croit connaître. Et ce n’est pas qu’une illusion : Kis veut pousser l’utilisation des documents jusqu’à la limite ultime après laquelle il ne sera plus possible de parler de la fiction.

Il n’est donc pas étonnant que certains lecteurs aient vu dans l’écriture « archéologique » de Kis un outrage à la liberté de la fiction, qu’ils aient voulu « rétablir la vérité » en accusant l’auteur du Tombeau d’emprunts littéraires illicites.

 

Le tribunal et les témoins

 

 

Les accusations portées contre Kis provenaient des critiques qui concevaient la littérature comme un acte de création ex nihilo par excellence. Pour étayer leur thèse de plagiat, ils ont fourni, d’abord dans leurs articles journalistiques, ensuite dans le livre Narcisse sans visage signé par Dragan Jeremic, professeur de philosophie à l’université de Belgrade, homme de lettres et éditeur de renommée, un certain nombre de preuves qui démontraient en réalité que la démarche de Kis se basait sur deux procédés bien distincts : d’un côté il reprenait et transformait des « sujets » authentiques trouvés dans les livres de témoignages sur le stalinisme et, de l’autre côté, il citait certains historiens, sans toujours donner des références exactes.

 

Premier chef d’accusation : le sujet

 

« En juin 1956, dans un des compartiments-salons du train spécial qui file entre Moscou et Kiev, sont assis les plus éminents représentants des gouvernements soviétique et yougoslave : Khrouchtchev et Tito, accompagnés de leurs chefs de cabinet. Pas besoin d’interprète. L’ordre du jour étant surchargé (il s’agit d’aplanir les nombreuses divergences idéologiques qui se sont accumulées pendant les huit ans du « schisme » yougoslave), il y a peu de temps pour les questions annexes. Profitant d’un moment de bonne humeur du maître de céans (Khrouchtchev), Tito lui tend par-dessus la table, comme on tend à un client le menu, la liste des âmes mortes. La scène est gogolienne. « Tiens, c’est la liste de cent treize de nos anciens fonctionnaires qui étaient en Union soviétique. Que sont-ils devenus ? » Khrouchtchev jette un coup d’œil sur la liste des âmes mortes, puis la tend à l’ordonnance : « Je te répondrai dans deux jours. » Exactement deux jours plus tard, à la fin d’une réunion, entre cognac et cigare, Khrouchtchev annonce, à brûle-pourpoint, en pianotant sur un papier de ses doigts boudinés : « Totchno sto nietou. » (Cent exactement ne sont plus de ce monde.)

Alors, sur l’ordre des plus hautes instances, la monstrueuse machinerie du K.G.B. se met en branle pour retrouver, quelque part dans l’immensité de la Sibérie, les treize communistes yougoslaves survivants. Et c’est ainsi que parmi ces morts-vivants, dans la lointaine ville de Krasnoïarsk, on découvre Karlo Stajner qui, après quelque vingt années de prison et de camp, par une dernière décision du ministère de la Sûreté de l’Etat, avait été condamné à la relégation à vie. (Il était ce qu’on appelait un « libéré » !) »

Voici comment, dans la préface à l’édition française de 7000 jours en Sibérie de Karlo Stajner[8], Danilo Kis décrit la libération de l’homme envers qui il a contracté une dette littéraire sans précédent. En effet, c’est en lisant son livre, publié quelque dix ans auparavant en Yougoslavie, que Kis a trouvé la plupart des sujets de son recueil Un tombeau pour Boris Davidovitch. Pour être plus précis : il en a trouvé cinq. Cinq sur sept. 

Dans son livre, Kis semble vouloir esquisser une espèce de remerciement sous la forme d’une laconique dédicace de la nouvelle « Le cercle magique des cartes » : « A Karl Steiner ». Cependant il ne mentionne nulle part le nom correctement orthographié de Stajner, ne précise pas qu’il s’est servi de son témoignage, que c’est (entre autres) son livre qui l’a poussé à cette aventure scripturale. La dédicace à Stajner n’a pas plus de poids que celle faite à André Gide (« Hommage à André Gide »), Mirko Kovac (« A Mirko Kovac »), à Borislav Pekic (« A Borislav Pekic ») ou à Léonide Sejka (« A la mémoire de Léonide Sejka »). Or il convient de rappeler que Gide est évoqué par Kis pour les raisons politiques et morales que l’on connaît, et qu’il ne peut y être question d’une dette quelconque, que Kovac et Pekic furent des amis proches de Kis, mais que leur aide improbable ne peut – même de loin – être comparée à celle de Stajner. Quant à Léonide Sejka, je laisse le lecteur en juger par lui-même … C’est ainsi que Stajner reste, dans Un tombeau pour Boris Davidovitch, un nom parmi d’autres, sans épaisseur ni poids. Et pourtant, Kis le connaît personnellement : il est allé à Zagreb pour le rencontrer, lui montrer son recueil. Le vieux révolutionnaire a reconnu ses amis disparus parmi les personnages de Kis, retrouvé les « anecdotes » qu’il avait lui-même racontées dans son livre, donné au jeune prosateur des conseils bienveillants et proposé de corriger plusieurs inexactitudes factuelles. Il n’y a chez Stajner ni animosité ni envie. En signe de respect et de remerciement, Kis entreprendra, quelques années plus tard, une véritable campagne publicitaire afin de rendre possible la publication française de 7000 jours en Sibérie.

Pour revenir à notre problématique et éviter les redondances, je proposerai ici deux exemples des sujets que Kis a repris de Stajner.

Comme je l’ai dit précédemment, dans « Un couteau au manche en bois de rose » Kis expose l’histoire d’un jeune révolutionnaire nommé Mikcha qui, sur ordre du Parti, tue une jeune femme accusée de trahison. Après avoir rempli son « contrat », il apprend que le vrai traître n’est pas la fille qu’il vient de tuer, mais celui qui a ordonné l’exécution. La police sur ses traces, il fuit en Union soviétique où les hommes de Staline ne tarderont pas à l’arrêter et  l’envoyer au goulag. Le sujet de cette nouvelle se trouve chez Stajner à la page 41 (de l’édition française) :

 

Un cas plus intéressant était celui du charcutier Michka. Je ne suis pas arrivé à savoir exactement de quelle nationalité il était. Il parlait très bien le roumain, le hongrois, l’ukrainien et le yiddish. Dans la cellule, il était le seul à avoir un méfait sur la conscience. Michka – j’ai oublié son nom de famille – nous avait raconté qu’il avait été membre du parti communiste en Russie subcarpatique, région qui faisait alors partie de la Tchécoslovaquie. Un mouchard s’était infiltré dans l’organisation et la police locale était au courant de tout ce qui s’y passait. Les soupçons s’étaient portés sur une jeune fille, une juive, qui avait fui la Pologne où elle était recherchée en raison de ses activités politiques ; elle n’adhérait à l’organisation communiste de Munkatchev que depuis quelques mois. Le secrétaire local avait ordonné la liquidation de la jeune fille, et cette tâche avait été confiée à Michka.

Michka avait persuadé la jeune Polonaise de l’accompagner près d’une rivière et, dans un endroit isolé, il l’avait étranglée et jetée à l’eau. Mais elle était seulement étourdie et, dans l’eau froide, elle était revenue à elle. Pris de panique, Michka la vit nager en direction de l’autre berge. Il avait franchi un pont et l’avait attrapée. La malheureuse s’était mise à l’implorer de ne pas la tuer. Michka lui avait promis de l’épargner si elle reconnaissait qu’elle était un indicateur de la police. Elle avait persisté dans son refus ; elle était totalement innocente et elle ne pouvait pas faire les aveux qu’il attendait d’elle. Alors Michka avait sorti un couteau ; il l’avait froidement tuée avant de la rejeter à l’eau.

On avait retrouvé le cadavre, mais la police n’avait pu établir ni l’identité de la victime ni celle de l’assassin. Pour finir, elle avait su qui était le meurtrier et Michka avait été contraint de fuir en Union soviétique. Il s’avéra ultérieurement que la jeune femme était innocente ; le véritable indicateur était le secrétaire du Parti de Munkatchev. Michka fut arrêté, bien qu’il se défendît en disant qu’il avait commis le meurtre sur l’ordre du Parti.

 

            Remarquons que, chez Kis comme chez Stajner, le héros est charcutier de son état, que Kis change à peine son nom (Stajner : Michka ; Kis : Mikcha), que la scène du meurtre est identique jusqu’au moindre détail dans les deux versions, que toutes les données factuelles aussi bien que le sujet dans son intégralité (du début jusqu’à la fin) sont fidèlement repris de Stajner, sans que Kis fasse mention, ne serait-ce qu’allusivement, de la source dont il s’est servi.

Un autre exemple d’un tel emprunt est la nouvelle « Les lions mécaniques » : Kis y reconstitue la façon dont le pouvoir soviétique a procédé pour persuader Edouard Herriot que la liberté de culte étaient respectée en Union soviétique. Les services secrets soviétique vont ouvrir une église, depuis longtemps transformée en brasserie, s’arranger pour trouver des hommes de confiance capables de jouer le rôle des popes et des fidèles et organiser une messe à laquelle assistera le maire de Lyon. La même anecdote se trouve chez Stajner à la page 71 de l’édition française :

 

A la suite d’une attaque de Samodia contre moi, une violente dispute éclata un jour. J’avais dénoncé les méfaits du régime stalinien. Il déclara qu’il défendait toujours ce que le Parti et Staline considéraient comme nécessaire et il expliqua comment il avait contribué à tromper Edouard Herriot, le chef des radicaux français.

En 1934, Herriot visita l’Union soviétique. Il voulut savoir, entre autres, ce qu’il en était de la liberté de religion. Afin de lui montrer que cette liberté existait en Union soviétique et que chaque citoyen qui le voulait pouvait assister au culte, on rouvrit rapidement quelques églises qui avaient été transformées en dépôts ou en cinémas. Une des plus grandes églises de Kiev, utilisée comme dépôt par une brasserie, fut vidée une semaine avant l’arrivée d’Herriot ; on utilisa plus de deux cents ouvriers à la remettre en état et, au moment de la visite du Français, un « office » y fut célébré. Les « citoyens » étaient des agents du N.K.V.D. et leurs femmes ; Samodia tenait le rôle du prêtre. Comme il était glabre et que les ministres du culte  orthodoxe portaient la barbe, il avait été conduit chez un coiffeur qui lui en avait collé une. Tout se déroula parfaitement et, de retour en France, Herriot déclara que la liberté de se rendre à l’église régnait en Union soviétique.

 

Là aussi, Kis suit scrupuleusement l’argument de Stajner. Son personnage principal est glabre, tout comme le Samodia de Stajner, l’église qui fournira le « décor » est la célèbre Sainte-Sophie de Kiev entre-temps transformée en brasserie, le politique français abusé est Edouard Herriot, les « fidèles » qui assistent à la messe sont des agents de N.K.V.D. Autant dire que tout, jusqu’au moindre détail, est identique dans les deux récits.

Ces deux exemples montrent de façon  éloquente comment Kis s’est inspiré de 7000 jours en Sibérie. Néanmoins, avant de donner une explication plus substantielle du procédé, qui ne consiste pas uniquement - comme le prétendent les détracteurs de Kis - dans la reprise pure et simple du sujet, j’aborderai, très rapidement, le deuxième chef d’accusation : le « pillage » de quelques manuels d’histoire français au moyen de « citations » sans références bibliographiques. Il est impossible, en effet, de comprendre pourquoi et comment Kis « utilise » Stajner si l’on ne prend pas en compte les ajouts apportés aux anecdotes reprises de 7000 jours en Sibérie, de même qu’on ne peut comprendre le but de Kis si l’on n’examine pas un seul exemple des citations « litigieuses », si l’on ne réfléchit pas aux raisons qui l’ont poussé à choisir justement cet ouvrage et pas un autre, plus encore si l’on ne saisit pas la logique du tri qu’il a opéré dans le corps du texte qui s’offrait à sa plume. Les deux démarches – reprise des sujets et reprise de certains passages des manuels d’histoire – sont complémentaires, soumises à une même logique de création littéraire, à un jeu autant avec les sources qu’avec le lecteur. Elles sont, en dernière instance, un clin d’œil adressé à Borges, un clin d’œil dont la signification est diamétralement opposée à celle que les critiques soupçonneux semblaient lui accorder.

 

Deuxième chef d’accusation : le pillage

 

Nous avons vu que, dans la nouvelle « Les lions mécaniques » consacrée aux mésaventures du trop crédule Edouard Herriot, l’auteur suit fidèlement l’argument fourni par Stajner. Mais une question suscite immédiatement le doute : la fiction de Kis conserve-t-elle vraiment intacts tous les éléments donnés par Karlo Stajner, et conséquemment : préserve-t-elle le sens que le survivant yougoslave du goulag donne à l’anecdote en question ?

Adoptant l’organisation déjà consacrée par Borges dans L’Histoire universelle de l’infamie, Kis divise sa nouvelle en quinze sous-parties (ou sections) titrées. Après avoir présenté au lecteur les personnages qui joueront les rôles principaux dans son histoire, Edouard Herriot et A. L. Tchéliousnikov,  il entreprend de nous décrire le lieu où se déroulera la farce décrite par Stajner : dans la sixième sous-partie intitulée « Le passé », il retrace l’histoire de l’église  Sainte-Sophie de Kiev en remontant dans le temps jusqu’aux âges enfuis où les Russes adoptèrent le christianisme venu de Byzance ; dans la partie suivante, « Cirque dans la maison de Dieux », il focalise son attention sur les fresques qui ornent les murs de la vénérable église et qui, on s’en doute, auront un lien symbolique avec la scène qu’il nous décrira dans la suite du récit. Ces deux sous-parties, dont le contenu est plus proche de l’histoire de l’art que du récit fictionnel, semblent reposer sur le chapitre deux de L’Art russe de Louis Réau[9] consacré à la ville de Kiev (pp. 96 - 108).

Dans un premier temps, Kis suit assez fidèlement l’organisation du texte adoptée par Louis Réau. Dans un deuxième temps, il résume les explications de Réau comme dans le cas de la christianisation des Russes (Réau : 2 pages ; Kis : 13 lignes), reprend quelques expressions (« mère des villes russes » pour Kiev) ou recopie en les modifiant légèrement quelques lignes de Réau. Je me borne, ici, aux exemples les plus convaincants :

 

Réau                                                                          Kis

Un écrivain du commencement du XIe siècle, Dietmar de Mersebourg, déclare que Kiev est une ville extrêmement grande et forte où il y a environ 400 églises et 8 marchés. Adam de Brême l’appelle « la rivale de Constantinople et le plus brillant ornement de la Grèce », c’est-à-dire de l’Orient orthodoxe (aemula sceptri Constantinopolitani et clarissimum decus Graeciae) (Réau, 99).

La glorieuse Kiev, mère des villes russes, aura, au début du XIe siècle, environ quatre cents églises, selon les dires de Dietmar de Marsbourg, « elle rivalisera avec Constantinople et sera la perle de l’Empire de Byzance » (Kis, 46).

Son successeur Iaroslav le Grand fonda en 1037, en commémoration de la victoire qu’il avait remportée l’année précédente sur les Petchénègues, la cathédrale Sainte-Sophie (…) et pour que sa capitale n’eût rien à envier à Constantinople, il la dota d’une Porte d’or (Zlatya vrata) (Réau, 101).

(…) l’église fut fondée par Iaroslav le Grand (1037) en mémoire éternelle des jours où il remporta la victoire sur les païens petchénègues. Et pour que la mère de toutes les villes russes n’ait rien à envier à Constantinople, il fit orner le portique de somptueuses portes d’or (Kis, 47).

Dans sa Description de l’Ukranie publié à Rouen en 1651, le sieur de Beauplan, gentilhomme normand passé au service des rois de Pologne, rapporte que « de tous les temples de Kiov, il n’en est resté que deux pour mémoire, qui sont Sainte-Sophie et Saint-Michel : car de tous les autres il ne s’en remarque que des ruines » (Réau, 102).

Dans sa Description de l’Ukraine publiée à Rouen en 1651, le sieur de Beauplan, gentilhomme normand passé au service des rois de Pologne, rapporte ces mots dignes d’une épitaphe : « De tous les temples de Kiev, il n’en est resté que deux pour mémoire, car de tous les autres, il ne s’en remarque que des ruines : reliquiae reliquiarum » (Kis, 47, 48).

Cette Vierge orante, au type sévère de matrone, est vénérée à Kiev sous le vocable de Mur indestructible (Nerouchimaïa stêna) : allusion au douzième ikos de l’Hymne akathiste (Radouisa Tsarsvia nerouchimaïa stêna) ou à la Vierge miraculeuse de l’église des Blachernes, protectrice des murailles de Constantinople. Une légende se forma, comme toujours, pour justifier ce surnom : au cours des travaux de construction, l’église Sainte-Sophie se serait écroulée tout entière sauf le mur de l’abside qui resta intact grâce à sa Vierge en mosaïque (Réau, 105).

La mosaïque la plus célèbre de cette église, la Vierge orante, était vénérée des Kiéviens sous le vocable de Nerouchimaïa stena, le mur indestructible, lointaine allusion au douzième vers de l’hymne akhatiste. Cependant, la légende justifie autrement cette appellation : au cours des travaux de construction  de l’église, tous les murs se seraient écroulés, sauf le mur de l’abside qui resta intact grâce à la Vierge en mosaïque (Kis, 48).

 

Ces quelques exemples de similitudes entre les deux textes montrent incontestablement que l’écrivain yougoslave a trouvé les informations sur Kiev dans le livre de Louis Réau. Néanmoins, ils n’accréditent pas la thèse de plagiat lancée par D. Jeremic car Kis ne reprend jamais intégralement les passages de L’Art russe ou, pour le dire autrement, il ne recopie littéralement que ce qui est déjà cité dans le texte de Réau, à savoir les commentaires du sieur de Beauplan et ceux de Dietmar de Mersebourg. Par conséquent, ces emprunts peuvent être considérés comme légitimes dans la mesure où Kis fournit la référence bibliographique (même si elle reste incomplète). Par ailleurs, il convient de remarquer que Kis aurait pu trouver la plupart de ses informations dans n’importe quel autre ouvrage sur Kiev, peut-être même dans un simple guide touristique de la ville. Ce sont des lieux communs, des légendes ou des informations liés au passé culturel de Kiev et, de ce fait, accessibles à la plupart des slavisants français ou yougoslaves.

 Dans plusieurs passages d’Un tombeau pour Boris Davidovitch, Kis recourt au même procédé, notamment dans la nouvelle « Une truie qui dévore sa portée » où la question des emprunts prend un tout autre poids, dans la mesure où les citations sont tirées, cette fois, d’un ouvrage relevant de la critique littéraire. En effet, Kis reprend textuellement deux assez longs passages  de James Joyce par lui-même de Jean Paris[10]. Bien qu’il indique clairement qu’ils ne sont pas de son cru – il les met entre guillemets -, Kis ne donne aucune référence bibliographique. Il n’en reste pas moins que, dans « Une truie qui dévore sa portée », Kis respecte la logique intertextuelle que j’ai essayé de démontrer précédemment. Les emprunts « litigieux » ne jouent pas un rôle cardinal dans le développement du récit : ce sont des descriptions de l’Irlande et de la ville de Dublin que Kis choisit vraisemblablement pour leur beauté stylistique. Comme dans le cas de la ville de Kiev, il aurait pu s’inspirer de quelque guide touristique sans que la république des lettres s’en émeuve. (On aurait assurément admiré ce fin modernisme à la Dos Passos.)

Mais Kis ne l’a pas fait. Il a choisit James Joyce par lui-même de Jean Paris. Bien que délicat, ce choix reste toujours légitime.

 

 

c) Lecture poétique : l’esprit de la Cabale

 

Je viens de décrire deux lectures possibles d’Un tombeau pour Boris Davidovitch. La première appartient au lecteur ordinaire, qui cherche, dans le livre de Kis, un agréable passe-temps : une histoire bien construite et un sujet « digne d’intérêt ». Il ne connaît pas les enjeux documentaires du recueil et s’en soucie fort peu. La deuxième revient à un érudit qui a découvert « les dessous des cartes ». Ce type de lecteur est assez souvent consterné par l’audace de Kis. Ses découvertes, même justes et incontestables, ne constituent pas, à mes yeux, la preuve décisive qui nous permettrait de reléguer Kis parmi les plagiaires. La raison de ma réserve est simple : il reste une dernière façon de lire Kis – ce que j’appelle « la lecture poétique » - elle va nous permettre de comprendre pourquoi Kis s’est « servi » de Stajner et de Réau.

 Borges avait l’habitude de dire qu’un livre « (…) doit aller au-delà de l’intention de son auteur. L’intention de l’auteur est une pauvre chose humaine faillible, mais dans le livre il doit y avoir plus [11] ». En vérité, dans le livre de Kis il y a plus que le simple engagement idéologique ou le jeu avec l’archive historique : il y a une organisation narrative, produite par une activité poétique dûment réfléchie. Même si elle ne nous livre pas un message radicalement différent de celui accessible au lecteur ordinaire et à l’érudit, sa nature « secrète » en fait un bien auquel l’auteur attache un prix particulier : le plaisir poétique est, dans la hiérarchie tacitement établie par Kis, le stade ultime du plaisir littéraire.

Ce plaisir est le résultat d’un double décalage qui ne se résume pas entièrement à l’ostranïénié (singularisation) des formalistes. Il peut s’affirmer comme une simple différence d’intensité ( passage d’un récit documentaire à un récit littéraire : on est alors très proche de la singularisation) ou une différence de propos (sous des dehors identiques, les deux récits – le documentaire et le littéraire – poursuivent des objectifs différents).

Lorsque D. Jeremic accuse Kis d’avoir volé le sujet des « Lions mécaniques » à Karlo Stajner, il néglige la différence de longueur des deux textes. Ce qui occupe chez Stajner une demi-page s’étale chez Kis sur plus de vingt-six pages. Kis a donc ajouté quelque chose, et c’est dans cet ajout que le lecteur « poétique » trouvera la justification des procédés utilisés par Kis. Il va sans dire que le nombre de transformations, de corrections, d’ajouts, tout ce système de sélection rigoureuse à laquelle Kis s’est livré dans la phase préparatoire, résulte d’un ensemble si complexe que toute tentative d’explication exhaustive, c’est-à-dire de « repérage » méthodique des points clés, est vouée à l’échec. En ce sens, Un tombeau pour Boris Davidovitch est un livre porté par l’esprit de la Cabale : chaque élément renvoie à un autre au point de créer un inextricable nœud de relations. Tout ce que nous pouvons faire, c’est entrevoir la logique de l’auteur, le surprendre en train de réaliser, comme il le dit lui-même, quelque tour de prestidigitation.

En comparant l’étude de Louis Réau et la nouvelle de Kis, on se rend assez vite compte que Kis ne se borne pas uniquement à « recopier » ou à résumer Réau. Il déforme légèrement son propos. Dans L’Art russe, Réau décrit très brièvement la façon dont les Russes sont passés du paganisme au christianisme orthodoxe. Il n’émet aucun jugement moral. Il se borne à constater – très justement – que la proximité entre l’église et le peuple, signifiée par la liturgie en langue slave que le peuple comprenait, l’excellence de l’art et de la culture byzantine ont constitué des siècles durant l’argument principal de l’essor russe, mais il remarque aussi, avec une égale justesse, que la séparation d’avec l’Occident catholique fut l’un des maux qui allaient hanter la Russie jusqu’à nos jours. En résumant habilement ses réflexions, Kis ajoute une phrase, une seule, qui fait dériver sa nouvelle dans une direction qui n’a rien en commun avec celle adoptée par l’auteur français : « (…) la cruauté des orthodoxes n’est pas moins virulente que celle des païens et le fanatisme des croyants en la tyrannie du Dieu unique est beaucoup plus efficace et violent » (p. 46). L’idée de la violence inhérente au christianisme est amplifiée par celle de l’impiété des orthodoxes dans la partie suivante, « Cirque dans la maison de Dieu », où Kis décrit savamment les fresques qui ornent les murs de Sainte-Sophie. Cette description, qui suit par moments avec une fidélité fâcheuse le texte de Réau, a pour but de souligner la nature profane, inconvenante, des sujets représentés sur les fresques. Le lecteur de Kis – même s’il n’est pas chrétien – doit se sentir gêné par un tel manque de piété. Or, ce qu’il ne sait pas, et ne peut pas savoir car l’écrivain le lui cache, c’est que la représentation de tels sujets était chose courante dans l’Empire byzantin : « Comment des scènes profanes, d’un caractère aussi peu édifiant, pouvaient-elles être tolérées dans une église ? (…) Ce sont là des scrupules tout modernes, aussi étrangers aux Byzantins du XIe siècle qu’aux imagiers et aux huchiers de nos cathédrales gothiques. De même que la piété de nos ancêtres n’était nullement choquée par les « drôleries » souvent irrévérencieuses et obscènes dont s’égayaient les gargouillis et miséricordes, l’introduction de peintures profanes dans les églises n’avait aux yeux des Byzantins rien de sacrilège » (Réau, 108). Voici donc ce que Kis soustrait à l’attention de son lecteur. La question qu’on a le droit de se poser est : pourquoi un tel tour de passe-passe ?

Le discours sur le christianisme est une métaphore du système stalinien. A dire vrai, les parallélismes ne manquent pas : la foi ardente, la violence, l’élimination des « hérétiques ». Dans les deux cas, c’est « la tyrannie du Dieu unique » qui l’emporte. Et dans les deux cas, l’idéal proclamé est dénaturé : chez les princes par les fresques profanes, chez les communistes par les purges staliniennes. Cette métaphore a pour but de préparer le lecteur au moment clé de la nouvelle où l’église sera, une fois de plus, le théâtre du mensonge, où elle sera « profanée » par la mise en scène faite par les agents de N.K.V.D. Une telle représentation du christianisme est en rapport – très fort, et qui ne doit en aucun cas être négligé – avec la nouvelle « Chiens et livres » où Kis reconstitue le procès intenté au juif Baruch David Neuman devant le tribunal de l’Inquisition dans le sud de la France en 1330. De même, elle doit être mise en relation plus substantielle avec la poétique de Kis pour qui « les Juifs sont un paradigme historique de notre siècle » (Le Résidu, 118). Enfin, la contamination de ce que l’on pourrait appeler « le texte original » ou « le modèle », sa déformation, parfois même son interprétation, dont on a pu entrevoir le fonctionnement  « Les lions mécaniques » caractérise le reste du recueil.

Dans « Un couteau au manche en bois de rose », Kis développe considérablement le sujet repris de 7000 mille jours en Sibérie. En effet, en racontant l’histoire du charcutier Mishka, Stajner met l’accent sur la perversité des rapports qui réglaient les réseaux clandestins de l’époque. Ce qui lui importe, c’est de montrer que l’aveuglement révolutionnaire peut conduire au meurtre, que la soumission absolue des communistes à la hiérarchie pouvait relever de l’immoralité et que c’est justement ce caractère rigide, intolérant de l’organisation révolutionnaire qui a donné naissance au stalinisme : la jeune fille innocente, assassinée sur l’ordre d’un mouchard de la police locale, est le paradigme des millions de communistes innocents qui périront dans les goulags quelques années plus tard. En dépit de la répulsion qu’il peut provoquer chez le lecteur, dans le récit de Stajner Mishka n’est qu’un pauvre bougre embrigadé dans un mouvement qui le dépasse.

            Lorsqu’il reprend ce sujet, Kis focalise son attention sur un détail insignifiant, donné par Stajner au détour d’une phrase : la victime est une juive. A partir de ce moment, il va agencer son récit de façon à ce que la judéité  - et non pas l’inhumanité de la hiérarchie communiste - soit le point de gravitation de sa nouvelle. Tout ce qu’il ajoute, développe ou retranche le sera en fonction de ce seul et unique objectif. C’est ainsi qu’apparaissent dans la fiction de Kis les éléments qui ne figurent pas chez Stajner : le caractère sanguinaire de Mikcha (l’épisode du putois écorché vif) et sa haine des juifs (« Mikcha se promit solennellement de se venger un jour de l’affront que lui avaient infligé les talmudistes » (Tombeau, p. 11).

 

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            Que nous enseigne ce rapide, et forcément incomplet, survol d’Un tombeau pour Boris Davidovitch ? Dans le choix de ses sujets, Kis était guidé autant par la présence des sous-entendus que par l’intérêt global de l’histoire. Il prenait le texte de Stajner ( c’est aussi vrai pour celui de Jean Duvernoy dans « Chiens et livres », qu’ en raison de sa complexité nous n’avons pas abordé dans la présente communication ) comme on prend un parchemin, y cherchant les traces de ce qui n’est plus visible à l’œil nu. Le document qu’il choisissait pour la base de sa fiction devait obligatoirement présenter une faille ou, plutôt, une insignifiante lézarde du sens, un point inhabituel ou une incohérence microscopique, qui justifiait sa recherche archéologique. A partir de ce non-dit, ou de ce sous-entendu, il développait sa nouvelle. A la même logique du tri sont soumis les textes qu’il a utilisés partiellement (comme celui de Louis Réau ou de Jean Paris).

            On comprend donc pourquoi l’accusation de plagiat n’a pas lieu d’être : la poétique de Kis est une poétique de la métamorphose, de la différence et du décalage. Elle repose autant sur l’idéal encyclopédique du savoir total que sur celui du fantastique de la bibliothèque. Son but est de dévoiler les points faibles d’un témoignage écrit, de démontrer sa faillibilité, de trouver dans ses interstices de silence les secrets qu’on a essayé d’y cacher.

En même temps, elle projette dans le texte l’image de trois lecteurs aux aptitudes, aux exigences et aux désirs esthétiques différents. Ou, pour le dire autrement, le contrat de lecture d’Un tombeau pour Boris Davidovitch est un contrat variable. Il repose sur le jeu des doubles, sur ce déjà célèbre trompe-l’œil qui ornait la couverture de son Sablier en 1972, sur une constante interrogation des frontières de la fiction qu’il ne cesse de repousser.



[1] Danilo Kis, Un tombeau pour Boris Davidovitch, Paris, Gallimard, 1979.

[2] Danilo Kis, La Leçon d’anatomie, Paris, Fayard, 1993.

[3] Dragan M. Jeremic, Narcis bez lica, Belgrade, Nolit, 1981.

[4] Danilo Kis, Le Résidu amer de l’expérience, Paris, Fayard, 1995, p. 123.

[5] Danilo Kis, Le Résidu amer de l’expérience, Paris, Fayard, 1995, pp. 54-55.

[6] Krzysztof Pomian, Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999, pp. 32,34.

[7] Roy Medvedev, Le Stalinisme, Paris, Seuil, 1972, pp.  180-185.

[8] Karlo Stajner, 7000 jours en Sibérie, Paris, Gallimard, 1983.

[9] Louis Réau, L’Art russe, Paris, Henri Laurens, 1922.

[10] Jean Paris, James Joyce par lui-même, Paris, Seuil, 1963.

[11] J.L. Borges, Conférences, Paris, Gallimard, p. 151

 

 

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