Un
certain goût de l’archive
(Sur l’obsession documentaire de Danilo Kis)
Lorsqu’il publie à Belgrade, en 1976,
le recueil de nouvelles Un tombeau pour Boris Davidovitch1],
Danilo Kis est, malgré son jeune âge, un écrivain reconnu. Traducteur
de Lautréamont, de Queneau, de Tsvétaeva, auteur dramatique dont les
pièces sont jouées au très réputé Atelier 212, romancier le
plus en vue de sa génération (La Mansarde, 1962 ;
Psaume 44, 1962 ; Jardin, cendre, 1965 ; Chagrins
précoces, 1969 ; Sablier, 1972), il est le personnage
emblématique de la bohème belgradoise. Il écrit régulièrement des
articles pour les grands quotidiens et revues littéraires, entreprend
souvent des voyages à travers le pays (il se dira toujours yougoslave
et se sentira « chez lui » à Zagreb comme à Belgrade), trouve
la possibilité – ce qui ne fut pas toujours chose facile – d’enseigner
à l’étranger, notamment en France où il passera les dix dernières
années de sa vie. En 1972, en signe de protestation, il a rendu le
prix NIN du meilleur roman de l’année, mais acceptera de bonne grâce,
en 1985, le prix Andric, prouvant ainsi que les motivations des écrivains
sont souvent impénétrables. Un autre « signe extérieur »
de la réussite accompagne Danilo Kis en ce milieu des années soixante-dix :
il publie deux recueils d’articles et d’entretiens sous le titre de
Po-ét(h)ique - Po-ét(h)ique, 1972; Po-ét(h)ique,
livre deux, 1976 - où il expose ses opinions artistiques :
exercice habituellement accordé au « grands noms » de la
prose nationale. Cependant les questions ne manquent pas, en ce début
de l’année 1976 : le public, déjà au courant de l’abandon de
la thématique « familiale » annoncé dès 1972 par l’auteur
en personne, est intrigué par le tournant thématique que va prendre
l’écriture de Kis. La critique, quant à elle, semble s’intéresser
plutôt à la qualité de l’ouvrage qui risque de souffrir de l’ombre
de Sablier, roman que de nombreux lecteurs placent aujourd’hui
encore au sommet de son art. Le livre, dont la parution s’annonçait
pourtant sous d’aussi bons auspices sera à l’origine de la plus grande
affaire littéraire qu’a connue l’ex-Yougoslavie. Elle coûtera leur
carrière à plusieurs sommités belgradoises et poussera Danilo Kis
à quitter définitivement le pays. En effet, dès son arrivée sur les rayons des libraires,
certains critiques ont émis de sérieux doutes quant à l’originalité
de l’œuvre. D’abord propagée de bouche à oreille, dans des couloirs
des maisons d’édition et des clubs d’écrivains, l’accusation finit
par s’étaler sur les couvertures des principaux journaux littéraires
du pays. On reproche à Kis de s’être inspiré des témoignages sur les
goulags publiés quelques années auparavant en Yougoslavie, d’avoir
copié plus ou moins fidèlement des paragraphes entiers d’ouvrages
de certains historiens russes et français, enfin, pour couronner ces
accusations déjà suffisamment sérieuses, on soutient qu’il a fait
passer un document historique datant de 1330 pour le fruit de son
imagination. C’est ainsi que la polémique autour d’Un tombeau
pour Boris Davidovitch fera presque oublier le propos de l’auteur,
sa portée thématique et idéologique, pour mettre en avant la question
de la démarche créative, de la liberté artistique, du rapport entre
l’original et la copie. Elle donnera naissance à deux livres théoriques
de toute première importance pour la compréhension de l’écriture romanesque
contemporaine : La Leçon d’anatomie[2]
(Kis) et Un narcisse sans visage[3]
(D. Jeremic). L’accueil qui est réservé aujourd’hui, même de la part
des spécialistes de Kis, à ces deux livres déclarés reliques des temps
passés ou, pis encore, « ouvrages d’importance locale »,
montre à quel point, notamment en France, la renommée de Kis, conjuguée
à la gravité du sujet qu’il traite, nuit à la juste compréhension
de l’essence de sa démarche littéraire et cela dans le cas non seulement
d’Un tombeau pour Boris Davidovitch mais aussi de l’ensemble
de ses écrits. On continue à préférer l’« humour » de Kis, son
« héritage rabelaisien », parfois même son « engagement »,
à l’art de la combinaison, de la structuration, du dialogue avec l’époque
par personnages et œuvres « interposées ». Lorsqu’il ramène
à la lumière du jour les textes menacés par la poussière des
bibliothèques, les témoignages que personne ne semble plus écouter,
afin de composer, à partir de ces traces concrètes et vérifiables,
à partir de ces « preuves » incontestables, des récits fictionnels
à forte composante documentaires, Kis s’inscrit, à sa manière, dans
une modernité qui, par son caractère combinatoire, par le jeu qu’il
sous-entend et sur lequel il s’appuie de façon très significative,
pose un problème théorique et éthique majeur. Parler de Kis aujourd’hui,
comme si l’on avait affaire à un écrivain du XIXe siècle,
en privilégiant sa « vision de l’homme » au détriment de
sa technique romanesque ; lire Kis comme un écrivain à « idées »
sans prendre en compte les modalités d’expression de ces mêmes idées,
revient donc à trahir son propos ou, pour le dire franchement :
à se laisser séduire par des apparences narratives qui ne sont qu’une
partie mineure de son univers romanesque. Il me semble, pour cette raison, que les amateurs
de Kis, et tous ceux qui s’interrogent sur ce qu’on appelle de plus
en plus souvent « la frontière de la fiction », ont tout
intérêt à revenir sur la polémique soulevée autour de
son livre. En effet, disons-le d’emblée : l’attaque dirigée contre
Kis était basée sur la thèse selon laquelle l’écriture romanesque
est l’acte inventif par excellence. L’écrivain n’a le droit, sous
aucun prétexte, de se référer aux ouvrages déjà publiés, qu’ils soient
de caractère fictionnel ou non. Par ailleurs, l’originalité d’une
œuvre est censée se situer autant au niveau stylistique que thématique :
toute ressemblance avec ce que l’on a déjà pu lire est suspecte. C’est donc une vision quelque peu archaïque de la
littérature que nous rencontrons à Belgrade dans les années
soixante-dix. Il serait pourtant imprudent de rejeter en bloc toutes
les objections soulevées contre les procédés utilisés dans Un tombeau
pour Boris Davidovitch car, même si une grande partie des thèses
soutenues par les opposants à Kis relèvent de la simple incohérence
logique, il n’en reste pas moins que celui-ci s’est servi plus d’une
fois de textes et de témoignages accessibles au grand public en « oubliant »
parfois de le préciser. Ces oublis fâcheux, relevés minutieusement
par les critiques, sont irréfutables : toute tentative pour les
justifier, comme Kis s’y est essayé à plusieurs reprises dans
La Leçon d’anatomie (surprenante naïveté ou ingénuité
maligne ?), risque de tourner court. Je veux dire par là que, d’un
point de vue « juridique », il est vain de chercher la parade
lorsque la simple comparaison de deux textes mis côte à côte révèle
des similitudes troublantes. En revanche, si l’on se libère de ce
cadre « juridique », on peut espérer arriver à une
explication plus poussée de la démarche adoptée par Kis, saisir le
fonctionnement complexe de sa machine littéraire et tirer quelques
conclusions qui nous permettront de comprendre la véritable place
de son recueil dans la poétique de la prose contemporaine. Trois lectures de Kis Un tombeau pour Boris Davidovitch peut être lu de trois façons différentes aboutissant
à autant d’interprétations complémentaires. Pour rendre opératoire
cette triple lecture, Kis inscrit dans les pliures de son texte ce
que j’appellerai des « aiguilleurs cognitifs », c’est-à-dire
des « conseils de lecture » permettant d’appréhender correctement
l’ensemble romanesque. En fonction de l’attention intellectuelle,
du niveau d’éducation (ce que certains théoriciens appellent « l’encyclopédie »),
et des connaissances plus pointues en matière d’histoire de l’Union
soviétique et du roman du XXe , siècle le lecteur remarquera
tel ou tel type d’aiguilleur et orientera sa lecture dans la direction
prévue par l’écrivain. En effet, la stratégie narrative de Kis consiste
à disposer un peu partout dans son recueil de petits pièges narratifs
à visibilité variable destinés à trois types de lecteurs que
je désignerai, faute de mieux, par : lecteur ordinaire, lecteur
éclairé, et lecteur idéal ou poétique. Le premier est celui qui ne connaît pas forcément
Danilo Kis, ne s’intéresse pas à ses recherches poétiques et sait
peu de choses sur l’Europe de l’Est. En un mot, c’est le lecteur,
tel qu’on se l’imagine le plus souvent en France. Il achète Un
tombeau pour Boris Davidovitch pour se distraire. Le deuxième type de lecteur possède des connaissances
solides autant dans le domaine des lettres que de l’Histoire. C’est
un amateur d’ouvrages historiques, un passionné de l’Union soviétique,
un fin connaisseur de Borges et de Joyce. Par ailleurs, il est bien
renseigné sur l’art (notamment religieux) russe. C’est ce que les
professionnels de l’édition appellent « le grand lecteur ».
Enfin, le « lecteur idéal » de Kis a un
avantage par rapport à ses deux compagnons : la sensibilité littéraire
à vif. Il connaît les ouvrages de Kis et s’intéresse à la poétique
de la prose en général. A la différence du lecteur ordinaire il cherche,
au delà d’une histoire bien construite, les secrets du récit littéraire
: les similitudes et les renvois qui font d’Un tombeau pour Boris
Davidovitch un réseau sémantique et stylistique à toute épreuve.
Il sait apprécier la beauté de l’œuvre à la finesse de son exécution
et saisit la portée de sa composante intertextuelle qui échappe au
public ordinaire, ou qui est mal comprise par le lecteur éclairé.
Les trois lecteurs que je viens de décrire ne se
font pas concurrence parce qu’ils posent à Un tombeau
des questions différentes. En effet, Kis a construit son œuvre
de façon à obtenir une complétude des dissemblances : une harmonie
entre des significations diverses que l’on s’approprie graduellement
en fonction de ses propres connaissances littéraires et historiques.
Même si toutes les interprétations envisagées par l’écrivain aboutissent
à la dénonciation d’un système politique, chacune d’elles le fait
de façon différente. L’une des propriétés du système ainsi élaboré est la hiérarchisation
du plaisir de la lecture : le lecteur ordinaire aimera l’intrigue
et la beauté du style ; le lecteur éclairé appréciera ces éléments
mais leur ajoutera le plaisir de la découverte des sources historiques
auxquelles l’auteur se réfère, des détails accessibles uniquement
aux grands connaisseurs, il parviendra, peut-être, à deviner la méthode
appliquée par Kis lors de la rédaction de son ouvrage ; enfin,
le lecteur idéal comprendra les enjeux tant politiques que poétiques
d’Un tombeau pour Boris Davidovitch. a.) Lire en amateur : une œuvre engagée Il est communément admis qu’Un tombeau
pour Boris Davidovitch est
essentiellement un livre sur le stalinisme : dans cinq des sept
nouvelles qui composent ce recueil sont racontées les disparitions
des communistes de la première heure dans le chaos des purges staliniennes
des années trente. C’est un livre sur les prisons, les bagnes, les
goulags, sur la Sibérie à la lisière du monde, sur l’assassinat d’une
génération, sur la manipulation non seulement de l’homme – chose déjà
bien connue du roman occidental -, du système politique et social
– là aussi le XVIIIe et le XIXe siècles ont
laissé de remarquables récits -, mais surtout du document écrit comme
seule trace qui inspire encore à l’homme contemporain une certaine
confiance. En ce sens, Un tombeau pour Boris Davidovitch est
l’aboutissement de vingt ans de recherches que Kis a entamées
pratiquement à sa sortie de l’université avec un premier roman au
lyrisme déconcertant - La Mansarde – auquel succède l’écriture
de plus en plus sombre, tragique même, de Psaume 44 et du Cirque
de famille. Cette obsession documentaire, qui est plus qu’un simple
goût de l’archive, conditionne la construction de son œuvre et donne
sens aux multiples liens qui unissent les « chapitres »,
comme les appelle Kis, de la tranche du passé qui le préoccupe (je
crois d’ailleurs que l’inachèvement est le présupposé implicite
de cet ouvrage car, dans Un tombeau, il ne saurait en aucun cas être question d’une
mise en perspective historique définitive du système concentrationnaire
soviétique). N’eût été la brièveté du propos, Un
tombeau pour Boris Davidovitch serait une « somme »
d’exemples des calamités communistes, un paradoxal abécédaire des
méthodes d’anéantissement de l’homme à l’usage des commissaires politiques.
En effet, Kis y expose les histoires (dans l’ordre qui suit) :
1) du révolutionnaire Mikcha qui, sur les ordres du Parti, égorge
froidement une camarade accusée injustement de trahison ; 2)
d’un jeune Irlandais, Gould Verschoyle, engagé dans les Brigades internationales
pendant la guerre d’Espagne, enlevé par les agents de Staline, amené
en Union soviétique et condamné pour espionnage ; 3) d’une invraisemblable
mise en scène faite à un homme politique français, Edouard Herriot,
pour le convaincre que la liberté du culte est respectée en Union
soviétique ; 4) de l’assassinat crapuleux d’un révolutionnaire,
conséquence d’une coutume barbare des prisonniers de droit commun
qui partageaient souvent, dans les années trente, la cellule avec
des prisonniers politiques ; 5) du procès monté contre Boris
Davidovitch et de sa mort tragique dans un goulag ; 6) d’un procès
devant le tribunal de l’Inquisition à Pamiers en 1330, à l’issue duquel
le juif Baruch David Neuman perdra la vie ; 7) d’un poète russe,
A.A. Darmolatov, célèbre pour ses vers à la gloire de Staline et de
l’ordre communiste, qui restera dans les annales médicales comme l’exemple
le plus surprenant d’éléphantiasis. Il n’est donc pas étonnant que certains lecteurs
aient trouvé au recueil de Kis un schéma narratif quelque peu répétitif,
une écriture « programmatique ». A dire vrai, le terme –
en dépit de la connotation négative qui l’entache - s’applique parfaitement
à ce livre dans la mesure où une image du communisme soviétique est
déclinée à travers des histoires qui gardent toutes une trame commune
et dont l’architecture régulière ferait assurément le bonheur des
structuralistes. D’ailleurs, Kis ne s’en est jamais caché. A ses yeux,
Un tombeau pour Boris Davidovitch devait être une arme contre
la vanité obtuse de la gauche française : J’ai vécu à Bordeaux dans les années
soixante-dix, à l’époque du gauchisme omniprésent en France et en
Occident en général, quand la réalité des camps soviétiques n’était
pas encore admise. Il ne faut pas oublier que c’est vers cette époque
que paraît le livre de Soljenitsyne ; pourtant, au début, le
monde refusa d’admettre la terrible réalité des camps soviétiques
– dont l’existence est un des faits cruciaux de ce siècle -, raison
pour laquelle les intellectuels de gauche refusèrent même de lire
ce livre, L’Archipel du goulag, sous prétexte qu’il était le
fruit d’un sabotage idéologique et d’un complot de la droite. Comme
il était impossible, donc, de discuter avec ces gens sur le plan des
idées générales, car ils avaient des opinions a priori et agressives,
je me suis vu contraint de développer mes arguments sous forme d’anecdotes
et d’histoires, en me basant sur ce même Soljenitsyne, ainsi que sur
Stajner, les Guinzbourg, Nadejda Mandelstam, Medvedev, etc. Ces anecdotes
étaient la seule forme de discussion acceptable pour eux, c’est-à-dire
qu’ils écoutaient, à défaut de comprendre. En effet, sur le plan idéologique,
sociologique et politique, ils n’admettaient aucune objection, car
ces prétendus intellectuels étaient excessivement intolérants et partaient
de conceptions préconçues et manichéennes : l’Est est le paradis,
l’Occident est l’enfer. [4]
(Le Résidu, 123). Si une répétitivité existe dans Un
tombeau pour Boris Davidovitch, elle est indissociable des menues
variations qui doivent être mises en relation avec un réseau incroyablement
riche de renvois, de similitudes et d’associations qui transcendent
l’ensemble de ces nouvelles à un niveau global plus substantiel où
la nouvelle devient roman. En effet, l’engagement idéologique de Kis
nous enjoindrait de lire son recueil de façon linéaire, comme un ensemble
d’exemples tendant à prouver par les moyens mis à la disposition de
l’écrivain - l’imagination et la verve – l’existence des goulags.
Dans six nouvelles sur sept, on observerait la même scène du combat
entre le bien (l’innocent injustement accusé de trahison) et
le mal (le commissaire politique). On constaterait que l’auteur
examine avec une audacieuse patience les solutions politiques qui
permettent au système de perdurer et que, par là, il revisite un certain
nombre de situations romanesques « archétypales » en les
variant très faiblement. Les sept biographies « historiques »
qui composent Un tombeau pour Boris Davidovitch entreraient
donc toutes dans le même rang, dans une même ligne idéologique soutenue
bien avant Kis par Soljenitsyne. Telle est la lecture le plus souvent
adoptée par le lecteur ordinaire. b)
Lecture éclairée : une écriture archéologique
Or, chez Kis, la notion d’ « historique »
n’a strictement rien à voir avec la notoriété publique de ses héros :
aucun n’a mérité - pour les raisons politiques que l’on sait – de
savantes biographies, de chapitres qui lui seraient consacrés dans
un manuel d’histoire, même pas de notices biographiques dans quelque
encyclopédie déjà jaunie de la Révolution russe. Si, toutefois, ils
apparaissent sous la plume d’un scientifique, c’est plutôt au détour
d’une phrase, dans les notes de bas de page, en tant que personnages
secondaires servant à illustrer son propos, à donner une toile de
fond convaincante qui rehausse son récit. Autant dire que ce sont
tous des « anonymes » de l’Histoire : seuls leurs proches
ou quelques malheureux miraculeusement échappés à la terreur du XXe
siècle en gardent le souvenir. L’un des principaux enjeux autant politiques que
poétiques de ce recueil reste justement la démarche « archéologique » que
Kis y adopte afin de retrouver les traces matérielles de ses personnages. Le terme, d’ailleurs, lui a déjà servi pour
décrire la façon dont il a procédé lors de la rédaction de son cycle
familial, dans les années soixante, basé sur la reconstitution d’une
époque tragique, placée, dans la conscience de l’auteur, sous le double
signe d’Auschwitz et de son père disparu. Dans Un tombeau pour
Boris Davidovitch néanmoins, la quête des traces matérielles des
parias de l’Histoire prend une dimension autrement plus importante :
l’archéologie de la calamité stalinienne entraîne Kis dans des lectures
studieuses qui débordent les limites habituellement concédées aux
« amateurs ». Dans ses recherches, Kis consultera des témoignages
ou rencontrera personnellement des survivants des goulags dont les
récits serviront de point de départ à son écriture fictionnelle.
En effet, dans ces nouvelles, il va « mélanger » plusieurs
sources d’information et marier les différents détails - tous scrupuleusement
exacts-, afin d’obtenir des récits parfaitement convaincants du point
de vue historique. Cette démarche se trouve dans la droite ligne de
ce qu’il a explicitement défini, trois ans plus tôt, comme une inaptitude
à inventer : Je suis incapable d’inventer, car il n’y a rien de plus facile que de
confronter les personnages A, B et C, de les placer dans le cadre
d’une réalité romanesque, de les habiller de vêtements multicolores
et de les gorger de pensées et d’idées, de telle façon que tout cela
ressemble à la réalité, à la vérité. (…) Je crois au document, à la
confession, au jeu de l’esprit. L’un ne va pas sans l’autre, c’est
une sorte de sainte trinité. La confession ou le jeu de l’esprit,
ou encore le document, en eux-mêmes, donc en dehors de cette trinité,
ne sont qu’un matériau brut : des Mémoires, un « nouveau
roman » ou une étude historique. En fin de compte, voici la recette :
bien mélanger le tout, comme on mélange les cartes, mais après avoir
ainsi brassé et coupé les cartes de façon magique, il n’y a pas qu’elles
qui se sont mélangées, mais aussi les couleurs et les figures, un
demi-roi/une demi-reine, un demi-cœur/un demi-pique, comme dans les
mains d’un prestidigitateur. A défaut d’autre chose, cette manipulation
magique du jeu de cartes vous amusera, et amusera peut-être aussi
le public. L’expression même de « jeu de cartes », « spil
karata », comprend un élément essentiel de l’art – le jeu[5]. Nous
le voyons, chez Kis, l’invention - refusée en raison de sa nature
anachronique – cède la place au jeu intellectuel qui s’affirme dès
lors comme la seule méthode tant soit peu opératoire restée à la disposition
de l’écrivain contemporain. Cette profession de foi a, pourtant, de
quoi étonner : la base documentaire de ses récits qui portent,
ne l’oublions pas, sur une période particulièrement sanglante de l’histoire
européenne et qui, par conséquent, ne peut être traitée à la légère,
semble réduire considérablement l’espace dévolu au jeu. Du reste est-il
possible de marier – même au niveau purement théorique - l’exigence
de l’authenticité factuelle avec les envolées spéculatives ?
Cette aporie vient des lectures presque simultanées
de Borges et de Foucault. Chez Borges, Kis trouve le jeu de l’esprit
qui passe par la référence bibliographique authentique ou inventée
et l’extrême réduction quantitative du texte aboutissant à la biographie
minimaliste envisagée déjà par Marcel Schwob dans ses Vies imaginaires.
(L’exemple typique de cette filiation étant « Le Masque d’or »
de Schwob et « Le Teinturier masqué : Hakim de Merv »
de Borges. ) Kis conclut que c’est de la rencontre entre le document
historique et la notice biographique que peut jaillir un nouveau romanesque.
Il en voit la confirmation chez Foucault qui affirme : « L’imaginaire
ne se constitue pas contre le réel pour le nier ou le compenser ;
il s’étend entre les signes, de livre à livre, dans l’interstice des
redites et des commentaires ; il naît et se forme dans l’entre-deux
des textes. C’est un phénomène de bibliothèque. » Cette conception de l’imaginaire est fondamentale
pour Kis. Toute son œuvre – même ses écrits de jeunesse - témoigne
du désir d’atteindre à une nouvelle vraisemblance romanesque située
à mi-chemin entre l’archive historique et la Cabale. Le livre de Kis
ne serait donc pas une création ex nihilo mais un réarrangement
inventif des données documentaires déjà existantes. Le concept de
« fantastique de bibliothèque », que Kis reprend de Foucault
pour en faire son credo artistique, semble pourtant négliger la brèche
- qu’aucune philosophie ne saurait colmater - ouverte entre le fait
réel et sa trace écrite. Une fois écrit, l’événement est déjà
autre chose. Sa dure matérialité s’est transformée en un discours.
Il est l’image de la chose, il n’est pas la chose même. Ainsi, l’écriture
qui s’appuie sur l’espace de l’écrit, cette écriture au deuxième degré,
ramène à la vie uniquement des événements et des personnages qui ont
déjà eu leurs premiers scribes. Le discours fictionnel de Kis se nourrit
d’un autre discours : celui-ci est son présupposé élémentaire,
la condition indispensable à sa venue au monde, sa composante première.
Cette organisation textuelle est typique du récit
historique qui est marqué par le besoin de légitimation scientifique.
Afin de convaincre son lecteur que les événements narrés se sont produits
exactement de la façon dont il le prétend, l’historien doit fournir
des preuves : des documents écrits, des témoignages, des ouvrages
de ses confrères, des cartes, plans ou photographies, toute une série
de « pièces à conviction » lui permettant d’étayer ses interprétations.
Krzysztof Pomian appelle cela « marque d’historicité » : Toute narration historique comporte en effet des éléments, signes ou
formules censés conduire le lecteur en dehors de son texte même ;
des signes ou des formules qui pointent vers une réalité extérieure
à cette narration même, voire extra-textuelle, en signalant que la
narration qui les contient prétend ne pas se suffire à elle-même.
(…) Une narration se donne donc pour historique lorsqu’elle comporte
des marques d’historicité qui certifient l’intention de l’auteur de
laisser le lecteur quitter le texte et qui programment les opérations
censées permettre soit d’en vérifier les allégations, soit de reproduire
les actes cognitifs dont ses affirmations prétendent l’aboutissement.
En bref : une narration se donne pour historique quand elle
affiche l’intention de se soumettre à un contrôle de son adéquation
à la réalité extra-textuelle passée dont elle traite [6]. Si l’on examine de près le texte de Kis, on découvre
assez vite un vaste réseau de citations et de renvois qui remplissent
la fonction des marques d’historicité. Ce réseau est, par ailleurs,
étroitement lié à la position du narrateur qui n’entreprend à aucun
moment une quelconque analyse psychologique de ses héros. Bien au
contraire - Kis s’en est expliqué à plusieurs reprises -, les personnages
d’Un tombeau pour Boris Davidovitch gardent leur singularité,
ou, si l’on veut : leur secret, parce qu’ils sont toujours observés de l’extérieur. Le narrateur de Kis est un chroniqueur. De sa position,
il surplombe l’époque dont il traite. On pourrait même dire qu’il
parle ex cathedra, qu’il s’adresse à son lecteur comme s’il
donnait une conférence publique, en se basant sur les écrits des autres,
en en appelant aux travaux de ses confrères. C’est une attitude narrative
que l’on rencontre rarement au XXe siècle. Par son essence,
elle est profondément nonfictionnelle. Poser la voix comme le narrateur de Kis, demande
que tout ce qui faisait jadis partie du travail préparatoire de l’écrivain
soit offert au lecteur : les archives qu’on gardait pour son
« arrière-boutique » sont désormais inscrites dans le nappé
du texte. Par là, l’écriture de Kis rappelle les préceptes post-modernes.
Il n’y a pourtant aucune raison de tomber sous le charme des simulacres :
l’appareil argumentatif qui rappelle fidèlement celui des historiens
est ici mis au service de la persuasion romanesque, de la mise en
doute de la validité de certains préjugés répandus en Occident, et
pas forcément de la dislocation du système interprétatif en tant que
tel. Pour le dire autrement, Kis est post-moderne dans la mesure où
l’est tout écrivain de la fin du XXe siècle ayant un minimum
de conscience de son époque et de l’état de l’art qu’il pratique.
Kis ne doute jamais de son propre récit. A aucun moment il ne revient
de façon appuyée sur ses assertions, ne les corrige ni ne les arrange.
(Si toutefois il se permet quelque rectification, c’est toujours à
la suite de nouvelles données qu’il vient d’introduire dans le récit
et qui lui servent de pierre de touche, d’épreuve qui souligne
l’authenticité matérielle de son histoire.) Cette confiance en l’éloquence
du langage, qui n’est qu’une autre manière d’affirmer la force cognitive
de la littérature, lui interdit la dislocation programmatique du discours,
marque par excellence du mouvement auquel on a parfois tendance à
l’attacher. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer le fonctionnement
de son système argumentatif. Présenté sous la forme d’un appareil critique assez
développé, il opère à deux niveaux parallèles. Le premier niveau est
composé des parties introductives ou conclusives de chaque nouvelle
où Kis propose à son lecteur les « références » dont il
s’est servi. J’en donne ici trois exemples des plus éloquents : « Un tombeau pour Boris Davidovitch » (début de la nouvelle) L’histoire a conservé sa mémoire sous le nom de Novski, ce qui n’est
sans aucun doute qu’un pseudonyme (ou plutôt un de ses pseudonymes).
Mais une question suscite immédiatement le doute : l’histoire
a-t-elle vraiment conservé sa mémoire ? Dans l’Encyclopédie
Granat et son supplément, parmi deux cent quarante-six biographies
et autobiographies autorisées des grands hommes et des acteurs de
la révolution, son nom n’est pas mentionné. Haupt, dans son commentaire
de ladite encyclopédie, remarque que toutes les personnalités marquantes
de la révolution y figurent et déplore seulement « l’absence
surprenante et inexplicable de Podvoïski ». Ainsi, de la façon
la plus surprenante et la plus inexplicable, cet homme, qui a donné
à ses principes politiques le sens d’une morale rigoureuse, cet
ardent internationaliste, reste mentionné dans les chroniques de
la révolution comme une personnalité sans visage et sans voix (T,
89). « Les lions mécaniques » (début de la nouvelle) Le seul personnage historique
de cette nouvelle, Edouard Herriot, leader des radicaux français,
président de la commission des Affaires étrangères, maire de Lyon,
député, musicologue, etc., occupera peut-être ici une place secondaire ;
ce n’est pas qu’il soit, dans le récit, moins important que l’autre
personnage (non historique mais non moins réel) que l’on va découvrir,
mais on peut trouver par ailleurs beaucoup d’autres données sur
la vie d’un homme public comme Herriot. N’oublions pas qu’Herriot
fut lui-même écrivain, mémorialiste* et un homme politique célèbre
dont la biographie figure dans toute encyclopédie sérieuse. Un témoignage** donne d’Herriot
la description suivante : « Grand, fort, les épaules
massives, la tête carrée surmontée d’une brosse de cheveux touffus,
la figure taillée à coups de serpe, barrée d’une courte et épaisse
moustache, l’homme donnait une impression de puissance. La voix,
magnifique, apte aux nuances les plus subtiles, aux accents les
plus modulés, dominait aisément les tumultes. Il savait en jouer
avec art, comme des expressions changeantes de son visage. »
Ce même témoignage décrit ainsi son caractère : « C’était
un vrai spectacle que de le voir à la tribune, passant du grave
au plaisant, de la confidence à l’affirmation claironnante d’un
principe. Un contradicteur se révélait-il ? Il acceptait l’interruption
et, tandis que l’autre s’expliquait, un large sourire s’épanouissait
sur la figure d’Edouard Herriot, signe prémonitoire de la réplique
mordante qui allait déchaîner le rire ou les applaudissements, à
la confusion de l’interlocuteur pris en défaut. Ce sourire, il est
vrai, disparaissait quant à la critique se mêlaient des propos offensants.
De telles attaques le mettaient hors de lui et provoquaient des
apostrophes d’autant plus mordantes qu’il n’était pas exempt d’une
sensibilité toujours en éveil, que d’aucuns taxaient de susceptibilité. -------------------- * Madame Récamier et ses amis ;
La Russie nouvelle ; Pourquoi je suis radical-socialiste ;
Lyon n’est plus ; Forêt normande ; Jadis ;
Souvenirs ; Vie de Beethoven. (N.d.A.) ** André Ballet, Le Monde,
28 mars 1957. (N.d.A.) (T, 37,38) « Chiens et livres » (fin de la nouvelle) NOTE DE L’AUTEUR La nouvelle sur Baruch David Neuman
est en réalité une traduction du troisième chapitre (Confessio
baruc olim iudei modo baptizati et postmodum reversi ad iudaismum)
du registre de l’Inquisition dans lequel Jacques Fournier, futur
pape Benoît XII, a noté consciencieusement et en détail les aveux
et les témoignages portés devant son tribunal. Le manuscrit est
conservé dans les fonds latins de la bibliothèque du Vatican, sous
le numéro d’enregistrement 4030. J’ai effectué dans le texte quelques
coupures négligeables, notamment dans la partie où l’on discute
de la Sainte Trinité, du messianisme du Christ, de l’accomplissement
de la Parole des Lois, et du démenti de certaines affirmations de
l’Ancien Testament. La traduction elle-même a été faite sur la base
de la version française de Monseigneur Jean Marie Vidal, ancien
vicaire de l’église Saint-Louis de Rome, ainsi que d’après la version
de l’exégète catholique le révérend Ignace von Döllinger, parue
à Munich en 1890. Depuis cette époque, ces textes assortis de commentaires
savants et utiles ont été réédités souvent et la dernière fois,
autant que je sache, en 1965. L’original du procès-verbal mentionné
(« un beau manuscrit de parchemin en écriture de librairie
sur deux colonnes ») parvient donc au lecteur comme un triple
écho d’une voix lointaine, celle de Baruch, si nous incluons sa
voix dans la traduction – comme l’écho de la pensée de Jahvé. La découverte soudaine et inattendue
de ce texte, qui correspond dans le temps à l’heureux achèvement
du travail sur la nouvelle Un
tombeau pour Boris Davidovitch, prit pour moi le sens d’une
illumination et d’un miracle : les analogies avec la nouvelle
mentionnée sont à un tel point évidentes que je considérai la concordance
des motifs, des dates et des mots comme la
part de Dieu à la création, ou bien comme la
part du diable. La constance des convictions morales, le sang
versé des victimes, la similitude des noms (Boris Davidovitch Novski
et Baruch David Neuman), la concordance des dates d’arrestation
de Novski et de Neuman (le même jour du fatal mois de décembre,
à six siècles de distance, 1330 …. 1930), tout cela apparut en mon
esprit comme le développement de la doctrine classique sur l’évolution
cyclique des temps : « Qui a vu le présent a tout vu :
ce qui a eu lieu dans un passé récent et ce qui arrivera dans le
futur » (Marc Aurèle, Pensées, livre VI, 37). Dans sa polémique
avec les stoïciens (et plus encore avec Nietzsche), J.L. Borges
formule ainsi leur enseignement : « L’univers est consommé
périodiquement par le feu qui l’a engendré et il renaît de ses cendres
pour revivre la même histoire. A nouveau, les diverses particules
séminales se combinent, à nouveau elles prêtent une forme aux pierres,
aux arbres et aux hommes et même aux vertus et aux jours puisqu’il
n’existe pas pour les Grecs de substantif sans quelque substance.
A nouveau chaque épée et chaque héros, à nouveau chaque minutieuse
nuit d’insomnie. » Dans ce contexte, l’ordre des
variantes n’a pas grande importance ;
j’ai cependant opté pour la chronologie spirituelle et non historique :
j’ai découvert l’histoire de David Neuman, comme je l’ai dit, après
avoir écrit la nouvelle sur Boris Davidovitch (T, 147,148). Le deuxième niveau est composé des renvois aux témoignages
et aux livres ayant trait aux personnages ou aux événements évoqués
dans le récit. Ainsi, dans une très longue note de bas de page dans
« Chiens et livres », Kis décrit la chasse « au livre
du diable » (le Talmud) ordonnée par le pape Jean XXII en 1320.
En dépit de quelques détails vraisemblablement inventés par Kis pour
ridiculiser le Pape et ses fidèles et pour donner du « piquant »
au récit, du point de vue historique tout ce qui est rapporté dans
la note garde une exactitude proprement scientifique. Dans une autre
note de la même nouvelle, Kis cite fidèlement l’historien français
Jean Duvernoy. Dans une note des « Lions mécaniques », il
polémique sur la racine du mot « quatre chevaux de bronze » (Tchetyre koni mediani)
afin de la mettre en relation avec la christianisation des Russes
qui n’est pas sans lien symbolique avec l’histoire d’Edouard Herriot
qu’il est en train de nous raconter. Là aussi, Kis s’inspire d’études
sérieuses : du point de vue linguistique, ses remarques sont
parfaitement pertinentes. A un autre endroit de la même nouvelle,
il cite avec justesse le sieur de Bauplan et son ouvrage Description
de l’Ukraine publié en 1651. Enfin, dans « Un tombeau pour
Boris Davidovitch », en évoquant les noms de plusieurs témoins
dont les déclarations lui ont permis de retracer la vie de son personnage,
Kis cite la sœur de Boris Davidovich, A. L. Rubina. Ce témoignage,
inventé par Kis, s’appuie pourtant de façon très significative
sur la déposition authentique de B. I. Rubina (et non pas A. L. Rubina
comme chez Kis), à propos d’un procès monté de toutes pièces en 1930,
et publié dans le livre du célèbre historien du stalinisme Roy Medvedev[7].
Nous voyons donc que, d’une part, les références, les citations et les témoignages sont dans la plupart des cas exacts
(ou très proches des documents authentiques) et que, d’autre part,
les références bibliographiques, même si elles restent souvent incomplètes,
sont rarement inventées. Ainsi, e lecteur éclairé conçoit Un tombeau pour
Boris Davidovitch comme un dialogue à peine voilé avec un vaste
ensemble d’interprétations historiques ou idéologiques qu’il a reçues
en héritage. Ses connaissances historiques lui permettent de remarquer
les menus détails - ou plutôt : données factuelles – qui rattachent
ce livre à un ensemble d’ouvrages traitant de l’Union soviétique.
Il peut entrer, à son tour, dans le « débat » qui
se déroule « dans le souterrain » de la fiction de
Kis : il peut adhérer aux interprétation proposées, ou bien les refuser,
voire les critiquer, s’il pense que l’interprétation des sources faite
par l’écrivain est inexacte ou trop tendancieuse. En tout cas, son
érudition lui joue un mauvais tour, car il a l’impression que le poids
des documents fait fléchir les assises du récit. La multiplicité des
sources semble corroder de l’intérieur le discours romanesque en ce
qu’elle met en doute sa nature imaginaire. Un tombeau pour Boris
Davidovitch apparaît comme un texte composé des textes, un « collage »
adroit et inventif de connaissances déjà acquises, par endroits même
une déformation du réel, une trahison de l’archive que le lecteur
éclairé croit connaître. Et ce n’est pas qu’une illusion : Kis
veut pousser l’utilisation des documents jusqu’à la limite ultime
après laquelle il ne sera plus possible de parler de la fiction. Il n’est donc pas étonnant que certains lecteurs
aient vu dans l’écriture « archéologique » de Kis un outrage
à la liberté de la fiction, qu’ils aient voulu « rétablir la
vérité » en accusant l’auteur du Tombeau d’emprunts littéraires
illicites. Le
tribunal et les témoins
Les accusations portées contre Kis provenaient des
critiques qui concevaient la littérature comme un acte de création
ex nihilo par excellence. Pour étayer leur thèse de plagiat,
ils ont fourni, d’abord dans leurs articles journalistiques, ensuite
dans le livre Narcisse sans visage signé par Dragan Jeremic,
professeur de philosophie à l’université de Belgrade, homme de lettres
et éditeur de renommée, un certain nombre de preuves qui démontraient
en réalité que la démarche de Kis se basait sur deux procédés bien
distincts : d’un côté il reprenait et transformait des « sujets »
authentiques trouvés dans les livres de témoignages sur le stalinisme
et, de l’autre côté, il citait certains historiens, sans toujours
donner des références exactes. Premier
chef d’accusation : le sujet
« En juin 1956, dans un des compartiments-salons
du train spécial qui file entre Moscou et Kiev, sont assis les plus
éminents représentants des gouvernements soviétique et yougoslave :
Khrouchtchev et Tito, accompagnés de leurs chefs de cabinet. Pas besoin
d’interprète. L’ordre du jour étant surchargé (il s’agit d’aplanir
les nombreuses divergences idéologiques qui se sont accumulées pendant
les huit ans du « schisme » yougoslave), il y a peu de temps
pour les questions annexes. Profitant d’un moment de bonne humeur
du maître de céans (Khrouchtchev), Tito lui tend par-dessus la table,
comme on tend à un client le menu, la liste des âmes mortes. La scène
est gogolienne. « Tiens, c’est la liste de cent treize de nos
anciens fonctionnaires qui étaient en Union soviétique. Que sont-ils
devenus ? » Khrouchtchev jette un coup d’œil sur la liste
des âmes mortes, puis la tend à l’ordonnance : « Je te répondrai
dans deux jours. » Exactement deux jours plus tard, à la fin
d’une réunion, entre cognac et cigare, Khrouchtchev annonce, à brûle-pourpoint,
en pianotant sur un papier de ses doigts boudinés : « Totchno
sto nietou. » (Cent exactement ne sont plus de ce monde.) Alors,
sur l’ordre des plus hautes instances, la monstrueuse machinerie du
K.G.B. se met en branle pour retrouver, quelque part dans l’immensité
de la Sibérie, les treize communistes yougoslaves survivants. Et c’est
ainsi que parmi ces morts-vivants, dans la lointaine ville de Krasnoïarsk,
on découvre Karlo Stajner qui, après quelque vingt années de prison
et de camp, par une dernière décision du ministère de la Sûreté de
l’Etat, avait été condamné à la relégation à vie. (Il était ce qu’on
appelait un « libéré » !) » Voici comment, dans la préface à l’édition française
de 7000 jours en Sibérie de Karlo Stajner[8],
Danilo Kis décrit la libération de l’homme envers qui il a contracté
une dette littéraire sans précédent. En effet, c’est en lisant son
livre, publié quelque dix ans auparavant en Yougoslavie, que Kis a
trouvé la plupart des sujets de son recueil Un tombeau pour Boris
Davidovitch. Pour être plus précis : il en a trouvé cinq.
Cinq sur sept. Dans son livre, Kis semble vouloir esquisser une
espèce de remerciement sous la forme d’une laconique dédicace de la
nouvelle « Le cercle magique des cartes » : « A
Karl Steiner ». Cependant il ne mentionne nulle part le nom correctement
orthographié de Stajner, ne précise pas qu’il s’est servi de son témoignage,
que c’est (entre autres) son livre qui l’a poussé à cette aventure
scripturale. La dédicace à Stajner n’a pas plus de poids que celle
faite à André Gide (« Hommage à André Gide »), Mirko Kovac
(« A Mirko Kovac »), à Borislav Pekic (« A Borislav
Pekic ») ou à Léonide Sejka (« A la mémoire de Léonide Sejka »).
Or il convient de rappeler que Gide est évoqué par Kis pour les raisons
politiques et morales que l’on connaît, et qu’il ne peut y être question
d’une dette quelconque, que Kovac et Pekic furent des amis proches
de Kis, mais que leur aide improbable ne peut – même de loin – être
comparée à celle de Stajner. Quant à Léonide Sejka, je laisse le lecteur
en juger par lui-même … C’est ainsi que Stajner reste, dans Un
tombeau pour Boris Davidovitch, un nom parmi d’autres, sans épaisseur
ni poids. Et pourtant, Kis le connaît personnellement : il est
allé à Zagreb pour le rencontrer, lui montrer son recueil. Le vieux
révolutionnaire a reconnu ses amis disparus parmi les personnages
de Kis, retrouvé les « anecdotes » qu’il avait lui-même
racontées dans son livre, donné au jeune prosateur des conseils bienveillants
et proposé de corriger plusieurs inexactitudes factuelles. Il n’y
a chez Stajner ni animosité ni envie. En signe de respect et de remerciement,
Kis entreprendra, quelques années plus tard, une véritable campagne
publicitaire afin de rendre possible la publication française de 7000
jours en Sibérie. Pour revenir à notre problématique et éviter les
redondances, je proposerai ici deux exemples des sujets que Kis a
repris de Stajner. Comme je l’ai dit précédemment, dans « Un couteau
au manche en bois de rose » Kis expose l’histoire d’un jeune
révolutionnaire nommé Mikcha qui, sur ordre du Parti, tue une jeune
femme accusée de trahison. Après avoir rempli son « contrat »,
il apprend que le vrai traître n’est pas la fille qu’il vient de tuer,
mais celui qui a ordonné l’exécution. La police sur ses traces, il
fuit en Union soviétique où les hommes de Staline ne tarderont pas
à l’arrêter et l’envoyer au goulag. Le sujet de cette nouvelle se trouve chez Stajner
à la page 41 (de l’édition française) : Un cas plus intéressant
était celui du charcutier Michka. Je ne suis pas arrivé à savoir exactement
de quelle nationalité il était. Il parlait très bien le roumain, le
hongrois, l’ukrainien et le yiddish. Dans la cellule, il était le
seul à avoir un méfait sur la conscience. Michka – j’ai oublié son
nom de famille – nous avait raconté qu’il avait été membre du parti
communiste en Russie subcarpatique, région qui faisait alors partie
de la Tchécoslovaquie. Un mouchard s’était infiltré dans l’organisation
et la police locale était au courant de tout ce qui s’y passait. Les
soupçons s’étaient portés sur une jeune fille, une juive, qui avait
fui la Pologne où elle était recherchée en raison de ses activités
politiques ; elle n’adhérait à l’organisation communiste de Munkatchev
que depuis quelques mois. Le secrétaire local avait ordonné la liquidation
de la jeune fille, et cette tâche avait été confiée à Michka. Michka avait persuadé la jeune Polonaise de l’accompagner près d’une
rivière et, dans un endroit isolé, il l’avait étranglée et jetée à
l’eau. Mais elle était seulement étourdie et, dans l’eau froide, elle
était revenue à elle. Pris de panique, Michka la vit nager en direction
de l’autre berge. Il avait franchi un pont et l’avait attrapée. La
malheureuse s’était mise à l’implorer de ne pas la tuer. Michka lui
avait promis de l’épargner si elle reconnaissait qu’elle était un
indicateur de la police. Elle avait persisté dans son refus ;
elle était totalement innocente et elle ne pouvait pas faire les aveux
qu’il attendait d’elle. Alors Michka avait sorti un couteau ;
il l’avait froidement tuée avant de la rejeter à l’eau. On avait retrouvé le cadavre, mais la police n’avait pu établir ni l’identité
de la victime ni celle de l’assassin. Pour finir, elle avait su qui
était le meurtrier et Michka avait été contraint de fuir en Union
soviétique. Il s’avéra ultérieurement que la jeune femme était innocente ;
le véritable indicateur était le secrétaire du Parti de Munkatchev.
Michka fut arrêté, bien qu’il se défendît en disant qu’il avait commis
le meurtre sur l’ordre du Parti. Remarquons que, chez Kis comme chez
Stajner, le héros est charcutier de son état, que Kis change à peine
son nom (Stajner : Michka ; Kis : Mikcha), que la scène
du meurtre est identique jusqu’au moindre détail dans les deux versions,
que toutes les données factuelles aussi bien que le sujet dans son
intégralité (du début jusqu’à la fin) sont fidèlement repris de Stajner,
sans que Kis fasse mention, ne serait-ce qu’allusivement, de la source
dont il s’est servi. Un autre exemple d’un tel emprunt est la nouvelle
« Les lions mécaniques » : Kis y reconstitue la façon
dont le pouvoir soviétique a procédé pour persuader Edouard Herriot
que la liberté de culte étaient respectée en Union soviétique. Les
services secrets soviétique vont ouvrir une église, depuis longtemps
transformée en brasserie, s’arranger pour trouver des hommes de confiance
capables de jouer le rôle des popes et des fidèles et organiser une
messe à laquelle assistera le maire de Lyon. La même anecdote se trouve
chez Stajner à la page 71 de l’édition française : A la suite d’une attaque
de Samodia contre moi, une violente dispute éclata un jour. J’avais
dénoncé les méfaits du régime stalinien. Il déclara qu’il défendait
toujours ce que le Parti et Staline considéraient comme nécessaire
et il expliqua comment il avait contribué à tromper Edouard Herriot,
le chef des radicaux français. En 1934, Herriot visita l’Union soviétique. Il voulut savoir, entre
autres, ce qu’il en était de la liberté de religion. Afin de lui montrer
que cette liberté existait en Union soviétique et que chaque citoyen
qui le voulait pouvait assister au culte, on rouvrit rapidement quelques
églises qui avaient été transformées en dépôts ou en cinémas. Une
des plus grandes églises de Kiev, utilisée comme dépôt par une brasserie,
fut vidée une semaine avant l’arrivée d’Herriot ; on utilisa
plus de deux cents ouvriers à la remettre en état et, au moment de
la visite du Français, un « office » y fut célébré. Les
« citoyens » étaient des agents du N.K.V.D. et leurs femmes ;
Samodia tenait le rôle du prêtre. Comme il était glabre et que les
ministres du culte orthodoxe
portaient la barbe, il avait été conduit chez un coiffeur qui lui
en avait collé une. Tout se déroula parfaitement et, de retour en
France, Herriot déclara que la liberté de se rendre à l’église régnait
en Union soviétique. Là aussi, Kis suit scrupuleusement l’argument de
Stajner. Son personnage principal est glabre, tout comme le Samodia
de Stajner, l’église qui fournira le « décor » est la célèbre
Sainte-Sophie de Kiev entre-temps transformée en brasserie, le politique
français abusé est Edouard Herriot, les « fidèles » qui
assistent à la messe sont des agents de N.K.V.D. Autant dire que tout,
jusqu’au moindre détail, est identique dans les deux récits. Ces deux exemples montrent de façon éloquente comment Kis s’est inspiré de 7000
jours en Sibérie. Néanmoins, avant de donner une explication plus
substantielle du procédé, qui ne consiste pas uniquement - comme le
prétendent les détracteurs de Kis - dans la reprise pure et simple
du sujet, j’aborderai, très rapidement, le deuxième chef d’accusation :
le « pillage » de quelques manuels d’histoire français au
moyen de « citations » sans références bibliographiques.
Il est impossible, en effet, de comprendre pourquoi et comment Kis
« utilise » Stajner si l’on ne prend pas en compte les ajouts
apportés aux anecdotes reprises de 7000 jours en Sibérie, de
même qu’on ne peut comprendre le but de Kis si l’on n’examine pas
un seul exemple des citations « litigieuses », si l’on ne
réfléchit pas aux raisons qui l’ont poussé à choisir justement cet
ouvrage et pas un autre, plus encore si l’on ne saisit pas la logique
du tri qu’il a opéré dans le corps du texte qui s’offrait à sa plume.
Les deux démarches – reprise des sujets et reprise de certains passages
des manuels d’histoire – sont complémentaires, soumises à une même
logique de création littéraire, à un jeu autant avec les sources qu’avec
le lecteur. Elles sont, en dernière instance, un clin d’œil adressé
à Borges, un clin d’œil dont la signification est diamétralement opposée
à celle que les critiques soupçonneux semblaient lui accorder. Deuxième
chef d’accusation : le pillage
Nous avons vu que, dans la nouvelle « Les lions
mécaniques » consacrée aux mésaventures du trop crédule Edouard
Herriot, l’auteur suit fidèlement l’argument fourni par Stajner. Mais
une question suscite immédiatement le doute : la fiction de Kis
conserve-t-elle vraiment intacts tous les éléments donnés par
Karlo Stajner, et conséquemment : préserve-t-elle le sens que
le survivant yougoslave du goulag donne à l’anecdote en question ?
Adoptant l’organisation déjà consacrée par Borges
dans L’Histoire universelle de l’infamie, Kis divise sa nouvelle
en quinze sous-parties (ou sections) titrées. Après avoir présenté
au lecteur les personnages qui joueront les rôles principaux dans
son histoire, Edouard Herriot et A. L. Tchéliousnikov,
il entreprend de nous décrire le lieu où se déroulera la farce
décrite par Stajner : dans la sixième sous-partie intitulée « Le
passé », il retrace l’histoire de l’église
Sainte-Sophie de Kiev en remontant dans le temps jusqu’aux
âges enfuis où les Russes adoptèrent le christianisme venu de Byzance ;
dans la partie suivante, « Cirque dans la maison de Dieux »,
il focalise son attention sur les fresques qui ornent les murs de
la vénérable église et qui, on s’en doute, auront un lien symbolique
avec la scène qu’il nous décrira dans la suite du récit. Ces deux
sous-parties, dont le contenu est plus proche de l’histoire de l’art
que du récit fictionnel, semblent reposer sur le chapitre deux de
L’Art russe de Louis Réau[9]
consacré à la ville de Kiev (pp. 96 - 108). Dans un premier temps, Kis suit assez fidèlement
l’organisation du texte adoptée par Louis Réau. Dans un deuxième temps,
il résume les explications de Réau comme dans le cas de la christianisation
des Russes (Réau : 2 pages ; Kis : 13 lignes), reprend
quelques expressions (« mère des villes russes » pour Kiev)
ou recopie en les modifiant légèrement quelques lignes de Réau. Je
me borne, ici, aux exemples les plus convaincants : Réau
Kis
Ces quelques exemples de similitudes entre les deux
textes montrent incontestablement que l’écrivain yougoslave a trouvé
les informations sur Kiev dans le livre de Louis Réau. Néanmoins,
ils n’accréditent pas la thèse de plagiat lancée par D. Jeremic car
Kis ne reprend jamais intégralement les passages de L’Art russe
ou, pour le dire autrement, il ne recopie littéralement que ce qui
est déjà cité dans le texte de Réau, à savoir les commentaires
du sieur de Beauplan et ceux de Dietmar de Mersebourg. Par conséquent,
ces emprunts peuvent être considérés comme légitimes dans la mesure
où Kis fournit la référence bibliographique (même si elle reste incomplète).
Par ailleurs, il convient de remarquer que Kis aurait pu trouver la
plupart de ses informations dans n’importe quel autre ouvrage sur
Kiev, peut-être même dans un simple guide touristique de la ville.
Ce sont des lieux communs, des légendes ou des informations liés au
passé culturel de Kiev et, de ce fait, accessibles à la plupart des
slavisants français ou yougoslaves. Dans plusieurs
passages d’Un tombeau pour Boris Davidovitch, Kis recourt au
même procédé, notamment dans la nouvelle « Une truie qui dévore
sa portée » où la question des emprunts prend un tout autre poids,
dans la mesure où les citations sont tirées, cette fois, d’un ouvrage
relevant de la critique littéraire. En effet, Kis reprend textuellement
deux assez longs passages de
James Joyce par lui-même de Jean Paris[10].
Bien qu’il indique clairement qu’ils ne sont pas de son cru – il les
met entre guillemets -, Kis ne donne aucune référence bibliographique.
Il n’en reste pas moins que, dans « Une truie qui dévore sa portée »,
Kis respecte la logique intertextuelle que j’ai essayé de démontrer
précédemment. Les emprunts « litigieux » ne jouent pas un
rôle cardinal dans le développement du récit : ce sont des descriptions
de l’Irlande et de la ville de Dublin que Kis choisit vraisemblablement
pour leur beauté stylistique. Comme dans le cas de la ville de Kiev,
il aurait pu s’inspirer de quelque guide touristique sans que la république
des lettres s’en émeuve. (On aurait assurément admiré ce fin modernisme
à la Dos Passos.) Mais Kis ne l’a pas fait. Il a choisit James Joyce
par lui-même de Jean Paris. Bien que délicat, ce choix reste toujours
légitime. c)
Lecture poétique : l’esprit de la Cabale
Je viens de décrire deux lectures possibles d’Un
tombeau pour Boris Davidovitch. La première appartient au lecteur
ordinaire, qui cherche, dans le livre de Kis, un agréable passe-temps :
une histoire bien construite et un sujet « digne d’intérêt ».
Il ne connaît pas les enjeux documentaires du recueil et s’en soucie
fort peu. La deuxième revient à un érudit qui a découvert « les
dessous des cartes ». Ce type de lecteur est assez souvent consterné
par l’audace de Kis. Ses découvertes, même justes et incontestables,
ne constituent pas, à mes yeux, la preuve décisive qui nous permettrait
de reléguer Kis parmi les plagiaires. La raison de ma réserve est
simple : il reste une dernière façon de lire Kis – ce que j’appelle
« la lecture poétique » - elle va nous permettre de comprendre
pourquoi Kis s’est « servi » de Stajner et de Réau. Borges avait
l’habitude de dire qu’un livre « (…) doit aller au-delà de l’intention
de son auteur. L’intention de l’auteur est une pauvre chose humaine
faillible, mais dans le livre il doit y avoir plus [11] ».
En vérité, dans le livre de Kis il y a plus que le simple engagement
idéologique ou le jeu avec l’archive historique : il y a une
organisation narrative, produite par une activité poétique dûment
réfléchie. Même si elle ne nous livre pas un message radicalement
différent de celui accessible au lecteur ordinaire et à l’érudit,
sa nature « secrète » en fait un bien auquel l’auteur attache
un prix particulier : le plaisir poétique est, dans la hiérarchie
tacitement établie par Kis, le stade ultime du plaisir littéraire.
Ce plaisir est le résultat d’un double décalage
qui ne se résume pas entièrement à l’ostranïénié (singularisation)
des formalistes. Il peut s’affirmer comme une simple différence d’intensité
( passage d’un récit documentaire à un récit littéraire : on
est alors très proche de la singularisation) ou une différence de
propos (sous des dehors identiques, les deux récits – le documentaire
et le littéraire – poursuivent des objectifs différents). Lorsque D. Jeremic accuse Kis d’avoir volé le sujet
des « Lions mécaniques » à Karlo Stajner, il néglige la
différence de longueur des deux textes. Ce qui occupe chez Stajner
une demi-page s’étale chez Kis sur plus de vingt-six pages. Kis a
donc ajouté quelque chose, et c’est dans cet ajout que le lecteur
« poétique » trouvera la justification des procédés utilisés
par Kis. Il va sans dire que le nombre de transformations, de corrections,
d’ajouts, tout ce système de sélection rigoureuse à laquelle Kis s’est
livré dans la phase préparatoire, résulte d’un ensemble si complexe
que toute tentative d’explication exhaustive, c’est-à-dire de « repérage »
méthodique des points clés, est vouée à l’échec. En ce sens, Un
tombeau pour Boris Davidovitch est un livre porté par l’esprit
de la Cabale : chaque élément renvoie à un autre au point de
créer un inextricable nœud de relations. Tout ce que nous pouvons
faire, c’est entrevoir la logique de l’auteur, le surprendre en train
de réaliser, comme il le dit lui-même, quelque tour de prestidigitation.
En comparant l’étude de Louis Réau et la nouvelle
de Kis, on se rend assez vite compte que Kis ne se borne pas uniquement
à « recopier » ou à résumer Réau. Il déforme légèrement
son propos. Dans L’Art russe, Réau décrit très brièvement la
façon dont les Russes sont passés du paganisme au christianisme orthodoxe.
Il n’émet aucun jugement moral. Il se borne à constater – très justement
– que la proximité entre l’église et le peuple, signifiée par la liturgie
en langue slave que le peuple comprenait, l’excellence de l’art et
de la culture byzantine ont constitué des siècles durant l’argument
principal de l’essor russe, mais il remarque aussi, avec une égale
justesse, que la séparation d’avec l’Occident catholique fut l’un
des maux qui allaient hanter la Russie jusqu’à nos jours. En résumant
habilement ses réflexions, Kis ajoute une phrase, une seule, qui fait
dériver sa nouvelle dans une direction qui n’a rien en commun avec
celle adoptée par l’auteur français : « (…) la cruauté des
orthodoxes n’est pas moins virulente que celle des païens et le fanatisme
des croyants en la tyrannie du Dieu unique est beaucoup plus efficace
et violent » (p. 46). L’idée de la violence inhérente au christianisme
est amplifiée par celle de l’impiété des orthodoxes dans la partie
suivante, « Cirque dans la maison de Dieu », où Kis décrit
savamment les fresques qui ornent les murs de Sainte-Sophie. Cette
description, qui suit par moments avec une fidélité fâcheuse le texte
de Réau, a pour but de souligner la nature profane, inconvenante,
des sujets représentés sur les fresques. Le lecteur de Kis – même
s’il n’est pas chrétien – doit se sentir gêné par un tel manque de
piété. Or, ce qu’il ne sait pas, et ne peut pas savoir car l’écrivain
le lui cache, c’est que la représentation de tels sujets était chose
courante dans l’Empire byzantin : « Comment des scènes profanes,
d’un caractère aussi peu édifiant, pouvaient-elles être tolérées dans
une église ? (…) Ce sont là des scrupules tout modernes, aussi
étrangers aux Byzantins du XIe siècle qu’aux imagiers et
aux huchiers de nos cathédrales gothiques. De même que la piété de
nos ancêtres n’était nullement choquée par les « drôleries »
souvent irrévérencieuses et obscènes dont s’égayaient les gargouillis
et miséricordes, l’introduction de peintures profanes dans les églises
n’avait aux yeux des Byzantins rien de sacrilège » (Réau, 108).
Voici donc ce que Kis soustrait à l’attention de son lecteur. La question
qu’on a le droit de se poser est : pourquoi un tel tour de passe-passe ?
Le discours sur le christianisme est une métaphore
du système stalinien. A dire vrai, les parallélismes ne manquent pas :
la foi ardente, la violence, l’élimination des « hérétiques ».
Dans les deux cas, c’est « la tyrannie du Dieu unique »
qui l’emporte. Et dans les deux cas, l’idéal proclamé est dénaturé :
chez les princes par les fresques profanes, chez les communistes par
les purges staliniennes. Cette métaphore a pour but de préparer le
lecteur au moment clé de la nouvelle où l’église sera, une fois de
plus, le théâtre du mensonge, où elle sera « profanée »
par la mise en scène faite par les agents de N.K.V.D. Une telle représentation
du christianisme est en rapport – très fort, et qui ne doit en aucun
cas être négligé – avec la nouvelle « Chiens et livres »
où Kis reconstitue le procès intenté au juif Baruch David Neuman devant
le tribunal de l’Inquisition dans le sud de la France en 1330. De
même, elle doit être mise en relation plus substantielle avec la poétique
de Kis pour qui « les Juifs sont un paradigme historique de notre
siècle » (Le Résidu, 118). Enfin, la contamination de
ce que l’on pourrait appeler « le texte original » ou « le
modèle », sa déformation, parfois même son interprétation, dont
on a pu entrevoir le fonctionnement « Les lions mécaniques » caractérise
le reste du recueil. Dans « Un couteau au manche en bois de rose »,
Kis développe considérablement le sujet repris de 7000 mille jours
en Sibérie. En effet, en racontant l’histoire du charcutier Mishka,
Stajner met l’accent sur la perversité des rapports qui réglaient
les réseaux clandestins de l’époque. Ce qui lui importe, c’est de
montrer que l’aveuglement révolutionnaire peut conduire au meurtre,
que la soumission absolue des communistes à la hiérarchie pouvait
relever de l’immoralité et que c’est justement ce caractère rigide,
intolérant de l’organisation révolutionnaire qui a donné naissance
au stalinisme : la jeune fille innocente, assassinée sur l’ordre
d’un mouchard de la police locale, est le paradigme des millions de
communistes innocents qui périront dans les goulags quelques années
plus tard. En dépit de la répulsion qu’il peut provoquer chez le lecteur,
dans le récit de Stajner Mishka n’est qu’un pauvre bougre embrigadé
dans un mouvement qui le dépasse. Lorsqu’il reprend ce sujet, Kis focalise
son attention sur un détail insignifiant, donné par Stajner au détour
d’une phrase : la victime est une juive. A partir de ce moment,
il va agencer son récit de façon à ce que la judéité
- et non pas l’inhumanité de la hiérarchie communiste - soit
le point de gravitation de sa nouvelle. Tout ce qu’il ajoute, développe
ou retranche le sera en fonction de ce seul et unique objectif. C’est
ainsi qu’apparaissent dans la fiction de Kis les éléments qui ne figurent
pas chez Stajner : le caractère sanguinaire de Mikcha (l’épisode
du putois écorché vif) et sa haine des juifs (« Mikcha se promit
solennellement de se venger un jour de l’affront que lui avaient infligé
les talmudistes » (Tombeau, p. 11). * Que nous enseigne ce rapide, et forcément
incomplet, survol d’Un tombeau pour Boris Davidovitch ?
Dans le choix de ses sujets, Kis était guidé autant par la présence
des sous-entendus que par l’intérêt global de l’histoire. Il prenait
le texte de Stajner ( c’est aussi vrai pour celui de Jean Duvernoy
dans « Chiens et livres », qu’ en raison de sa complexité
nous n’avons pas abordé dans la présente communication ) comme on
prend un parchemin, y cherchant les traces de ce qui n’est plus visible
à l’œil nu. Le document qu’il choisissait pour la base de sa fiction
devait obligatoirement présenter une faille ou, plutôt, une insignifiante
lézarde du sens, un point inhabituel ou une incohérence microscopique,
qui justifiait sa recherche archéologique. A partir de ce non-dit,
ou de ce sous-entendu, il développait sa nouvelle. A la même logique
du tri sont soumis les textes qu’il a utilisés partiellement (comme
celui de Louis Réau ou de Jean Paris). On comprend donc pourquoi l’accusation
de plagiat n’a pas lieu d’être : la poétique de Kis est une poétique
de la métamorphose, de la différence et du décalage. Elle repose autant
sur l’idéal encyclopédique du savoir total que sur celui du fantastique
de la bibliothèque. Son but est de dévoiler les points faibles d’un
témoignage écrit, de démontrer sa faillibilité, de trouver
dans ses interstices de silence les secrets qu’on a essayé d’y cacher.
En même temps, elle projette dans le texte l’image
de trois lecteurs aux aptitudes, aux exigences et aux désirs esthétiques
différents. Ou, pour le dire autrement, le contrat de lecture d’Un
tombeau pour Boris Davidovitch est un contrat variable. Il repose
sur le jeu des doubles, sur ce déjà célèbre trompe-l’œil qui ornait
la couverture de son Sablier en 1972, sur une constante interrogation
des frontières de la fiction qu’il ne cesse de repousser. [1] Danilo Kis, Un tombeau pour Boris Davidovitch, Paris, Gallimard, 1979. [2] Danilo Kis, La Leçon d’anatomie, Paris, Fayard, 1993. [3] Dragan M. Jeremic, Narcis bez lica, Belgrade, Nolit, 1981. [4] Danilo Kis, Le Résidu amer de l’expérience, Paris, Fayard, 1995, p. 123. [5] Danilo Kis, Le Résidu amer de l’expérience, Paris, Fayard, 1995, pp. 54-55. [6] Krzysztof Pomian, Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999, pp. 32,34. [7] Roy Medvedev, Le Stalinisme, Paris, Seuil, 1972, pp. 180-185. [8] Karlo Stajner, 7000 jours en Sibérie, Paris, Gallimard, 1983. [9] Louis Réau, L’Art russe, Paris, Henri Laurens, 1922. [10] Jean Paris, James Joyce par lui-même, Paris, Seuil, 1963. [11] J.L. Borges, Conférences, Paris, Gallimard, p. 151
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