|
De
l'idéal encyclopédique
par
Massimo Rizzante
Fin
1973, un an après la publication de Sablier, dans un entretient,
après avoir décrit sa tentative de "remplacer la monotonie d'un procédé
déterminé par la polyphonie sur le plan de la forme" - tentative concrétisée
justement dans Sablier par l'alternance de registres et de styles
- Danilo Kis affirmait : "Mon idéal était, et il reste aujourd'hui encore,
un livre qui pourrait se lire, outre comme on lit un livre la première
fois, également comme une encyclopédie (lecture favorite de Baudelaire
et pas seulement de lui), à savoir en une alternance brutale et vertigineuse
de concepts, obéissant aux lois du hasard et de l'ordre alphabétique (ou
autre), dans laquelle se succèdent les noms de gens célèbres et leurs
vies réduites au strict minimum, vie de poètes, de chercheurs, de politiciens,
de révolutionnaires, de médecins, d'astronomes, etc., divinement mélangés
à des noms de plantes et à leur nomenclature latine, à des noms de déserts
et de sablières, des noms de dieux antiques, des noms de régions, des
noms de villes, à la prose du monde. Etablir entre eux une analogie, trouver
les lois de la coïncidence".
Kis
parle ici de son idéal encyclopédique : il voudrait écrire un roman-encyclopédie
dont l'organisation sur le plan de la forme serait réglée soit par une
polyphonie de registres et de styles (Sablier), soit par un principe de
condensation et de réduction - "vies réduites au stricte minimum" - de
la matière romanesque - ce qu'il fera en 1976 en publiant Un tombeau
pour Boris Davidovitch. Mais il voudrait aussi établir entre les éléments
dispersés du monde (biographies, noms de plantes, nom de déserts, nom
de sablières, etc.), à travers un principe analogique, des lois de coïncidence,
plus précisément des rapports d'analogie et de coïncidence dans l'espace
et dans le temps - ce qu'il a en partie déjà fait dans Sablier
en 1972, ce qu'il fera dans Un tombeau pour Boris Davidovitch en
1976 et ce qu'il réalisera d'une façon systématique dix ans plus tard,
en 1983, avec l'Encyclopédie des morts.
Je
pense que cet idéal "encyclopédique" est d'une certaine manière intrinsèque
à l'art du roman et à son histoire. C'est son aspiration permanente à
rendre dans une forme - "par la polyphonie sur le plan de la forme", comme
dit Kis - la totalité du monde.
Ne
trouve-t-on pas déjà cet idéal chez Rablais? Kis le sait bien : "Tout
était dans Rablais : la langue, le jeu, l'ironie, l'érotisme et même le
fameux engagement ... Après, tout s'est éparpillé. Ici le jeu, là l'engagement,
ici l'écriture, là l'érotisme. Le vase s'est brisé en mille morceaux."
'où, on le comprend, la nécessité formelle d'une "polyphonie" de registres
et de styles, d'une alternance "vertigineuse" de points de vue.
On
pourrait aussi remonter jusqu'à celui qui, selon Kis, a pressenti le premier
la dimension pathétique et grotesquement vaine de retrouver l'universel
dans oeuvre romanesque : Flaubert. C'est Flaubert qui nous appris que
"le style est une entité en soi" (le labeur acharné pour repérer
le mot juste, l'amour pour le détail et même la conscience de la présence
de la totalité dans le détail). Mais Flaubert a aussi pressenti, déjà
à partir de Madame Bovary et surtout dans La Tentation de saint
Antoine et dans Bouvard et Pécuchet, que le style en
tant qu'exercice acharné ne suffisait pas pour dépasser "les conventions
littéraires les pires et les plus tenaces qui soient" - précise Kis -,
à savoir le narrateur omniscient et l'esthétique psychologique, le portrait
psychologique des personnages. D'où sa "fuite" dans la légende, sa "fuite
dans l'exotique" : "les personnages y ont une plus grande plénitude, une
plus grande liberté d'action, car le lecteur ne peut les comparer avec
les archétypes psychologiques de l'époque" (considération que je trouve
fondamentale pour le roman du XXe siècle : je pense "au retour du mythe"
dans l'oeuvre de James Joyce et de Thomas Mann et aux personnages inclassables
du point de vue historique de Kafka. Mais aussi, de nos jours, aux romans
de Milan Kundera, Carlos Fuentes, Salman Rushdie et José Saramago dont
le dénominateur commun, dans la grande variété et richesse des conceptions
formelles, est précisément la recherche de cette "liberté d'action", loin
des archétypes psychologiques). D'où, j'ajoute, la "fuite" des deux compères
Bouvard et Pécuchet devant l'abîme romantique de l'intériorité en direction
des "savoirs", de l'encyclopédie des savoirs. Ils cherchent "à l'extérieur",
dans les savoirs éparpillés du monde, ce que Madame Bovary cherchait à
l'intérieur de son âme malheureuse. Mais ceux-ci aussi bien que celle-là
font faillite : autant les sentiments hypertrophiés de l'âme (romantisme)
nous cachent le concret de l'existence, autant la volonté enragée d'atteindre
l'essentiel de nous-mêmes à travers "l'encyclopédie" (le scientisme avec
son cortège de disciplines) nous éloigne vetigineusement de ce même concret.
Ne nous resterait-il donc que l'ignorance, ignorance du monde et de nous-mêmes?
Depuis
Flaubert la question continue toujours de se poser au romancier : comment
donner la vision totale du monde et de l'homme quand on est condamné à
la fragmentation et quand l'illusion du regard omniscient et de l'impératif
psychologique s'est consumée?
Kis
pensait que Flaubert "n'a pas pu rompre de façon radicale avec la tradition
du genre réaliste". Ce n'était donc pas un hasard si l'auteur du Tombeau
se réclamait de Rabelais en qui il voyait évidemment la possibilité "non
réaliste" du roman. Ce que Kis recherchait, avec son idéal "encyclopédique",
ce n'était pas comment obtenir le miroir d'un monde éparpillé en multipliant
la masse des savoirs, des méthodes et des effets de rhétorique (réalisme),
mais juste le contraire : extraire l'essence de cette hyperthropie,
dire l'essentiel, comprendre l'homme qui subit cette avalanche de choses
disparates.
Dans
une note écrite en 1986 et publiée dans le recueil d'essais Homo poéticus
(1990), sorti en France en 1993, Kis écrivait : "Si Flaubert avait réduit
la gigantesque architecture de son roman exotique à une nouvelle exposan
le contenu d'un livre fictif et complexe intiulé La Tentation de saint
Antoine, s'il avait condensé la matière de Bouvard et Pécuchet
en une nouvelle renfermant, de façon explicite, une partie de cette matière
(ce qui est facile à imaginer, puisque Flaubert avait déjà l'idée borgésienne
de faire passer de fausses indications bibliographiques pour réelles),
la littérature n'aurait pas dû attendre une centaine d'années pour voir
apparaître les Fictions de Borges".
A
part la préfiguration de l'oeuvre borgésienne dans l'oeuvre de Flaubert,
d'ailleurs très significative pour comprendre l'origine de certains moyens
formels que Kis utilisera avec insistance dans son oeuvre, je tire de
cette citation un petit "programme" esthétique : a.) il faut réduire le
"gigantisme" architectonique du roman du XXe siècle; b.) il faut regarder
en arrière : le futur du roman est, d'une certaine façon, son passé, c'est-à-dire
la nouvelle. Le futur de la "grande forme" est inscrit dans le passé de
la "petite forme"; c.) il faut condenser la matière; d.) tout doit être
fait par un narrateur "peu fiable".
Selon
Kis le problème fondamental pour les romanciers après Flaubert, une fois
le "vase" rabelaisien brisé, est double : réduire et condenser (on pense
tout de suite à Chagrins précoces, à Un tombeau pour Boris Davidovitch,
dont le sous-titre est Sept chapitres d'une même histoire, à l'Encyclopédie
des morts, neuf "variations" sur un seul thème - la mort, mais aussi
à la construction "polyphonique" de Sablier et aux nouvelles posthumes
de Le Luth et les cicatrices).
Réduire
l'architecture du roman - tout en mariant la complexité, la fragmentation
du monde avec l'effort de saisir une image totale du monde - cela signifie
la rendre beaucoup plus abstraite, travailler sur sa "syntaxe".
Condenser
la matière romanesque cela signifie arriver à la "réalité" des personnages
par des procédés "indiciaires" : par un geste, une journée banale, un
détail, une pensée. Il faudrait condenser à l'extrême la totalité de l'expérience,
la totalité de la condition humaine. Il faudrait faire passer le maximum
dans le minimum. Il faudrait faire entrer toute une vie - comme dit Kis
- dans une notice d'encyclopédie. Condenser la matière romanesque signifie
aussi que la "scène" tend à disparaître en tant que "décor", en tant qu'arrière-fond
par rapport au "premier plan" des personnages. La scène romanesque abandonne
son "époque figurative" en faveur d'une scène nouvelle où toute hiérarchie
entre les objets et même entre objet et sujet perd beaucoup de sa consistance
d'antan. Il est vrai que dans l'oeuvre de Kis il y a beaucoup de descriptions
minutieuses et ciselées d'objets (comme une sorte de peinture flamande),
de parfums, de couleurs, d'énumérations, d'accumulation de données, de
multiplications des perspectives, toute une prolifération flamboyante
de détails. Mais, à part le fait que pour "peindre" Kis utilise très souvent
des procédés formels qui détruisent toute perception "réaliste" du monde,
il faut souligner que, dans un régime de condensation de la matière romanesque
et de réduction architectonique, tout détail est essentiel pour la compréhension
de la totalité. Autrement dit le détail chez Kis ne fait plus partie du
décor mais de la scène romanesque totale.
Réduire
et condenser signifie aussi, du point de vue temporel, encore une
fois, un effort d'abstraction : à l'artifice de la trame, à la construction
unidimensionnelle des événements succède une pluralité de temps d'action
à laquelle peut correspondre une pluralité de registres et de styles.
L'unité de l'oeuvre, donc, résulte plutôt des thèmes que de l'écoulement
du temps ou du déroulement de l'action (pensons au noyau tragique [le
thème] des camps de concentration d'Un tombeau pour Boris Davidovitch
et en particulier au sixième chapitre, "Chiens et livres", à cette nouvelle-chapitre
qui fait partie intégrante du roman quoiqu'elle se situe au Moyen Age).
D'où le rôle fondamental de l'art de la composition, des renvois, des
connexions, du "montage", des répétitions de détails et motifs, des énumérations,
des variantes et variations, des changements de "tempo" et de rythme.
Si
le roman, donc, veut continuer à donner une vision totale du monde et
de l'homme, s'il veut continuer à accomplir sa fonction totalisane - outre
sa fonction cathartique et cognitive - même dans la complète désintégration
des valeurs du monde contemporain (désintégration que Kis a vécu : désintégration
politique et familiale, publique et privée et même désintégration de la
frontière entre privé et public), il doit faire sien ce qu'Hermann Broch
appelait "le style de vieillesse", à savoir "le style de l'essentiel,
de l'abstrait".
Pour
Broch la forme-roman dans sa lutte historique pour dépasser les conventions
du roman de l'époque romantique et naturaliste - lutte qui dure encore
- devait de plus en plus intégrer toutes les autres formes. Il appelait
ce texte intégral "roman polyhistorique", ce qu'illustrent particulièrement
bien le troisième livre des Somnambules (1928-1932) et Les Irresponsables
(1949-1951).
La
question esthétique, la transformation de la forme-roman du XIXe siècle
dans un texte intégral, est aussi pour Broch une "réponse éthique" à une
époque de désintégration des valeurs, désintégration qui a commencé une
fois que le monde occidental a perdu l'unité de son Eglise. Les événements
apocalyptiques de l'histoire occidentale de la première partie de ce siècle
n'ont fait qu'accentuer cette dissolution : "Si l'art, disait Broch dans
Le Style de l'âge mythique (1947), a la possibilité ou le droit
de continuer à exister, il doit s'assigner la tâche de s'efforcer d'atteindre
l'essentiel, de devenir le contrepoids des malheurs hypertrophiés du monde.
En imposant aux arts une pareille tâche, cette époque de désintégration
leur impose le style de vieillessse, le style de l'essentiel, de l'abstrait."
En ce sens, selon Broch, le roman doit apprendre de la peinture non figurative
(il prend l'exemple de l'évolution de Picasso) et aussi de la musique
(il donne les exemples de Schönberg et Stravinski), le plus abstrait des
arts. Le roman devra se "musicaliser", enrichir la "syntaxe" plus que
ses "vocables", déterminer la "structure mathématique" des situations
humaines plus que "peindre" les paysages et les états de l'âme, atteindre
"l'essence du sourire" plus que reproduire un homme qui sourit.
L'exigence
esthétique du roman est donc celle de réduire et de condenser la complexité
du monde. Mais cette réduction ne devra pas sacrifier la complexité du
monde et cela grâce à une "musicalisation" de l'architecture romanesque.
Condenser et rendre essentielle la matière romanesque est une exigence
esthétique (il faut dépasser l'esthétique de la représentation de la réalité
romantique et naturaliste) née à une époque où, comme Broch le dit, "les
problèmes privés sont devenus tout aussi répugnants que des crimes sordides",
où "les problèmes personnels de l'individu sont devenus sujets de dérision
pour les dieux, et ils ont raison dans leur manque de pitié. L'individu
est réduit à rien, mais l'humanité peut faire face aux dieux et même au
destin".
Déjà
dans l'oeuvre de Kafka les "problèmes personnels" de l'homme, "les complications
de l'âme" ont perdu toute leur consistance. L'esthétique du personnage
de Kafka est supra personnelle comme suprapersonnelle est la construction
esthétique de la "personnalité" de Pasenow, Esch ou Huguenau - les personnages
des Somnabules.
Quand
l'Histoire - celle dont parlent Broch et Kis - nous montre sa tout-puissance,
sa capacité extrême à réduire à rien l'individu, sa force d'abstraction
surdéterminée par la technique (la guerre, les camps de concentration,
l'extermination systémaique des hommes), sa capacité même de rendre dérisoire,
ou même "criminelle", toute action poétique de l'homme, la "représentation"
du cas particulier, de l'individu est paradoxalement forcée d'atteindre
l'abstrait, l'essentiel, la "structure mathématique" de l'être. Pour arriver
à ce résultat le roman a besoin d'une méthode d'exploration existentielle
suprapersonnelle, suprahistorique, de ce que Kis appelait "une chronologie
spirituelle et non historique".
L'idéal
du "roman encyclopédique" de Kis me paraît beaucoup plus proche de la
"vision du monde donnée par le roman" de Broch que de la "bibliothéque
de Babel" de Borges. L'"encyclopédisme" de Kis est plus un art de la composition
qu'un art de la combinaison. Il est un art où le jeu formel ne devient
jamais exercice de style sur les éventuelles interprétations du
monde ou sur les éternelles questions métaphysiques. Au contraire, il
est au service, dans toute sa pluralité stylistique, dans toute sa variété
de registres, du besoin de l'homme à saisir une image de la totalité.
au lieu d'un exercice de style sur un thème dont les possibilités d'interprétation
sont déjà inscrites dans un code - historique ou réthorique -, l'oeuvre
de Kis est tout une longue et infinie variation, à savoir une longue et
infinie exploration de l'homme à partir de ses obsessions, obsessions
dans lesquelles la frontière entre "histoire personnelle" et "histoire
de l'homme" est à jamais disparue.
L'Histoire
de l'homme est l'abstrait, elle est peuplée d'hommes sans visage, elle
est la mémoire du non-individuel, une mémoire abstraite. Le roman corrige
l'Histoire, c'est-à-dire qu'il la concrétise. Son bt infini et inépuisable
est le suivant : donner à chaque individu son histoire, son visage (rappelons-nous
du Tombeau pour Boris Davidovitch, ce tragique, poétique et parodique
monument érigé devant le surprenant et inexpliquable travail d'oubli effectué
par l'Histoire). pour faire cela, selon Kis, le roman ne peut pas se confier
à l'imaginations seule. Il doit apporter des preuves, de documents, des
traces, des minuscules fragments de la vie et, à partir de là, construire
un image "véridique" de la totalité. Par conséquent, la correction apportée
par la littérature, est une reconstruction dévorée obligatoirement par
le coute et l'incertitude, consciente que l'Histoire se charge toujours
de falsifier et même d'effacer les documents, les témoignages et toutes
les traces.
Dans
l'Encyclopédie des morts, la dernière oeuvre de Danilo Kis, oeuvre
dans laquelle, à mon avis, le romancier s'apporche le plus de son idéal
encyclopédique (le titre est déjà un indice suffisant) les deux niveaux,
historique et ontologique, vont jusqu'à coïncider en réalisant d'une façon
systématique cette "chronolgie spirituelle et non historique" dont Kis
parlait après la publication du Tombeau pour Boris Davidovitch.
Dans
ce reueil de nouvelles, qui n'est rien d'autre qu'une forme particulière
de roman, on retrouve en effet les conditions fondamentales de l'idéal
encyclopédique de Kis : La réduction architectonique (c'est un
roman articulé en neuf nouvelles dont le dénominateur commun est la mort,
plus, la fin, un post scriptum du narrateur où il donne toute une
série de références et d'explications sur la genèse du livre et sur ses
sources historiques et bibliographiques). La polyphonie de styles et
de registres (chaque nouvelle imite un code particulier : légende,
lettre, recherche philologique, etc. haque nouvelle, par sa forme particulière,
doit découvrir un aspect particulier de la mort). Et la condensation
de la matière romanesque (la nouvelle, par exemple, qui donne son titre
au livre est en même temps un roman dans le roman, le centre de gravité
de l'ensemble et la représentation explicite et métaphorique de l'aspiration
encyclopédique de l'auteur).
Chaque
nouvelle se déoule dans un temps précis et déterminé. On peut se retrouver
à l'époque qui suit la mort du Christ dans la première nouvelle ou mieux
la première partie du roman : "Simon le Mage", ou en 1923-1924 dans la
deuxième nouvelle, ou à la fin du siècle passé à rague dans la sixième
nouvelle, ou de nos jours comme dans la troisième, "L'Encyclopédie des
morts" et dans la dernière, ou bien encore au début du règne de françois-Joseph
e, 1858 dans la cinquième.
C'est
le thème de la mort qui fait l'unité de l'oeuvre. Les différents temps
historiques se rencontrent à partir de ce thème. De plus, l'unité de l'oeuvre
est renforcér par " la dispersion contrôlée" de motifs et de détails communs
qu'on retrouve dans les différentes nouvelles. Guy Scarpetta dans son
Introduction à Danilo Kis a justement parlé à ce propos d'"échos
à distance" selon une "logique de coïncidences" dans le temps, dans les
différents temps des nouvelles. Mais à cel s'ajoute encore, à mon avis,
un autre facteur d'unité. C'est le principe de contiguïté qui détermine
la disposition des nouvelles, principe qui fait partie de cette "loique
de coïncidences".
A
la fin de chacune d'elles on retrouve, d'une façon plus ou moins manifeste,
un lien avec le début de la nouvelle suivante. Ainsi, à la fin de la première
nouvelle nous trouvonsSophia, la prostituée syrienne, fidèle compagne
de Simon le Mage, qui apès la mort de son maître retourne au lupanar.
Au début de la seconde on se retrouve en Allemagne, à hambourg, en 1923
ou 1924, où une prostituée au corps "divin", commée Mariette est
soudainement morte. A la fin de cette nouvelle, Bandoura, le marin qui
raconte l'histoire du fastueux et révolutionnaire enterrement de Mariette
à quelqu'un qui s'appelle Johann ou Jan Valtin (la rencontre entre
les deux hommes se passe cinq ans après la mort de Mariette). Au début
de la troisième nouvelle, nouvelle qui se déroule de nos jours, "L'Encyclopédie
des morts", la protagoniste se trouve en Suède invitée par l'Institut
de la recherche théâtrale. Son guide est une certaine madame Johansson.
Des coïncidences? Sûrement. Mais il fait entrer dans la diabolique logique
des coïncidence dans le temps, dans les différents temps des différentes
nouvelles, dans la logique des coïncidences qui déteminent leur contiguïté
pour comprendre que c'est à travers cette très particulière "méthode de
coïncidences" que l'auteur arrive à dépasser l'horizon psychologique et
la succession linéaire du temps. En effet, dans l'Encyclopédie des
morts on ne peut jamais distinguer les différents "moments présents"
de chaque nouvelle de la "présence" de la mort en tant que question ontologique.
A travers la ruse de la reconstruction historique l'auteur "historicise",
pour ainsi dire, la Mort, lui donne un visage. A travers la "méthode de
coïncidences" la Mort retourne à son rôle, celui de la grande inconnue
humaine.
Kis
a réussi une entreprise exceptionnelle : chaque reconstruction historique,
chaque variante sur la mort est en même temps une variation
ontologique sur la mort. Dans l'idéal encyclopédique de Kis la chronologie
des articles est illusoire, illusoire parce que l'Histoire se répète -
ses articles se répètent (la Mort, toujours la Mort). Mais le savoir romanesque,
l'art du concret est là pour corriger les répétitions de l'Histoire, pour
être sa variante et sa variation.
M.R.
|
|