Entre littérature et cinéma. Les affinités électives

Entretien avec Jean Cléder à propos de son ouvrage Entre littérature et cinéma. Les affinités électives (échanges, conversions, hybridations), Paris, Armand Colin, 2012, coll. « Cinéma/Arts visuels ».

 


Propos recueillis par Frank Wagner

 

Frank Wagner : Que ce soit dans l’introduction ou la conclusion de votre ouvrage, ou encore dans le corps même de certains chapitres, vous insistez régulièrement sur la nécessité du « décentrement », du « décloisonnement », et situez clairement votre réflexion « à l’intersection des disciplines » (p. 204) « traditionnelles » que sont les études littéraires et les études cinématographiques. Pour inaugurer nos échanges, et avant que nous n’envisagions diverses implications d’une telle revendication d’« indisciplinarité » - pour peu que le mot d’Yves Citton vous paraisse applicable à votre démarche -  pourriez-vous revenir sur les raisons qui vous ont conduit à « désaxer [ainsi] la réflexion » (p. 203) ?

Jean Cléder : Je pourrais dire pour commencer qu’il s’agit d’une approche comparatiste : en rapprochant pour les comparer des objets qui sont rangés séparément dans notre culture (depuis la culture populaire jusqu’à la recherche universitaire), on aperçoit des processus (de construction du sens par exemple) qui demeurent invisibles séparément. Mon travail est donc d’abord un travail de décloisonnement et de dé-classement — qui constitue une première étape : à partir du moment où les objets sont dé-rangés et le cas échéant ré-assortis, on peut commencer à travailler. Pour prendre un exemple, les études cinématographiques négligent autant la production textuelle de Jean-Luc Godard (qui est considérable), que les composantes verbale et littéraire de son cinéma— limitant de facto l’intelligence de ses films : l’image de Jean-Luc Godard est fortement construite de mots, mais aussi par des processus de figuration d’inspiration verbale et littéraire, que lui-même a forgés en écrivant. Autrement dit, la lecture de ses textes permet une autre compréhension de ses images. Se tenir à l’intersection des disciplines permet donc de ménager des passages entre les genres et les arts, et on voit que cette démarche ne concerne pas seulement des objets, mais également des figures, des dispositifs, ou encore la saisie de certaines problématiques. Si on pense aux représentations de l’Histoire au cinéma, on s’arrête souvent à la traductibilité des images, à la façon dont on peut les convertir en mots, pour en résumer le propos en leur assignant un sens. Les conséquences de cette mono-manie peuvent être redoutables. Pour prendre un cas célèbre et radical, le film de Claude Lanzmann, Shoah (1985) a été immédiatement converti par la critique en un texte en quelque sorte sans images et sans mise en scène — il est significatif qu’une transcription ait été publiée sans aucune allusion aux images du film. Cette falsification a complètement gauchi la réception du film, en favorisant notamment des oppositions, compréhensibles mais tout à fait artificielles — quelques années plus tard, avec La Liste de Schindler de Steven Spielberg notamment...

Par ailleurs décentrer la réflexion, cela consiste pour moi à modifier l’angle d’attaque de certaines questions dont le traitement frontal peut être paralysant. C’est particulièrement vrai dans les rapports entre littérature et cinéma, qui ont souvent été examinés dans une perspective linéaire (le trajet d’un texte vers un film) et « autoritaire » (la propriété d’un texte menacée par son adaptation cinématographique), qui est utile mais insuffisante pour comprendre ce qui se passe entre les arts. C’est alors que certains décentrements peuvent être fructueux — comme d’ailleurs les extensions de corpus de Linda Hutcheon et les nouvelles cartographies proposées par  Richard Saint-Gelais. De mon point de vue, observer comment se règlent dans les films les rapports disons quantitatifs de l’image et du récit permet de re-considérer autrement l’histoire du cinéma — et d’en faire apparaître un nouveau découpage. Ainsi l’indiscipline dont vous parlez me semble de bon aloi, d’autant plus que la recherche universitaire en France est tendanciellement poussée à exercer une régulation des énoncés : par des effets d’hégémonie discursive (tendances, modes et coteries), elle cherche moins alors à comprendre quelque chose de plus, qu’à empêcher de dire quelque chose d’autre — d’où l’importance des écoles de pensée, des comités scientifiques, etc. Mais il ne s’agit pas de négliger les approches disciplinaires : plutôt de se poster à l’intersection des arts, des genres et des disciplines pour observer leurs interactions.

FW : Ce positionnement médian que vous revendiquez avec clarté n’est pas sans effets sur vos choix de méthode. Pourriez-vous dès lors nous donner un aperçu des répercussions méthodologiques de cette exploration raisonnée des intervalles ou des entre-deux du  cinéma et de la littérature – et/ou du cinématographique et du littéraire ? A titre d’exemple, je pense en particulier à votre chapitre 1 : « Aux origines de la littérature : le cinéma », dont la dimension apparemment paradoxale s’estompe quand on cerne les tenants de votre projet.

JC : Dans ce chapitre, j’ai essayé de montrer la parenté des intentions et des mécanismes actifs dans ces deux domaines — littérature et cinéma. La frontière entre image verbale et image optique est ineffaçable, mais la distance entre ces deux sortes d’image n’est pas uniforme, et elle n’est pas toujours aussi grande qu’on le dit. C’est d’ailleurs l’intuition d’une proximité qui explique que les écrivains se montrent parfois réticents devant l’illustration ou l’adaptation de leurs textes : ils ne veulent pas que des images optiques réalisent les images verbales qu’ils ont préparées. Pour reprendre l’opposition, et remonter à ses origines, il m’a semblé intéressant de rappeler comment la littérature s’efforce de donner à voir le mouvement — depuis les rhétoriques les plus anciennes : à travers la métaphore il s’agissait selon Aristote de « voir les choses en train de se faire ». On peut difficilement être plus clair : la littérature, en préparant des images verbales, a toujours visé une sorte de cinématographie interne. Mais ce qui m’a semblé le plus intéressant à ce stade, c’est de mettre en exergue la ressemblance des procédures de figuration.

D’un côté, le travail de Marcel Proust présente une valeur probante particulière, parce que la référence directe ou la désignation littérale (en tant qu’adressées à l’intelligence) ne l’intéressent pas. L’efficacité de l’écriture procède en grande partie d’opérations de montage, qui s’effectuent à travers des comparaisons, ce qu’il appelle des « rapprochements » — qu’il faut bien entendre comme des procès, des actions. Peinture et musique, littérature et peinture, sommeil et veille, présent et passé, masculin et féminin, etc., c’est dans le trajet qui conduit de l’un à l’autre les éléments rapprochés que se décide la sensibilité, la visibilité des représentations : sur les quatre mille pages, pas une phrase, pas un mot ne fonctionne isolément. On pourrait noter que se combinent alors un montage « horizontal » (dans la continuité narrative, à travers le jalonnement des rappels) et un montage vertical (par intrusion de l’élément comparatif). On le devine mais il n’est peut-être pas inutile de le souligner : l’actualisation des assortiments, autrement dit la responsabilité des images, revient au lecteur — auquel Marcel Proust accorde une grande importance dans Le Temps retrouvé. Cette logique de mobilisation, qui est le modus operandi de l’écriture proustienne — à laquelle Raoul Ruiz s’est montré attentif — entraîne une cession d’autorité, décisive dans la Recherche, et sans doute tendanciellement à l’œuvre dans n’importe quel texte.

Il se trouve que le cinéma utilise — sans le vouloir et sans le savoir — des procédés de construction de l’image tout à fait comparables, que le travail de Jean-Luc Godard rend à la fois très conscients et très spectaculaires. En empruntant (tardivement) sa définition du montage à Pierre Reverdy (mais tout est dit dès 1962), il souligne fortement le fait que l’efficacité de l’image pour le spectateur ne se joue pas seulement dans la linéarité d’une succession (l’image A suivie de l’image B) ou d’une alternance (série 1 alternant avec la série 2) : le rapprochement de l’image A et de l’image B suscite une image C dont les paramètres ne sont déductibles ni de A ni de B, et ne sont pas entièrement contrôlés par l’auteur — « c’est le film qui pense », dit-il, « moi je n’ai pas à penser ». Si je reprends cette petite confrontation — je vous accorde qu’elle peut sembler au départ assez exotique — c’est pour montrer que, en se plaçant à l’intersection des disciplines, on voit donc bien surgir des procédures de figuration apparentées, et qui sont plus difficiles à distinguer de l’intérieur de chacune d’entre elles : en l’occurrence, ici, le mouvement interne qui préside à la construction de l’image.

FW : La fin de votre réponse illustre bien, je crois, la dimension duelle ou réversible de la configuration que vous identifiez, puisque à l’hypothèse heuristique d’un cinéma aux origines de la littérature (en raison de l’importance de l’aspiration à la visualité) répond celle de la littérature aux origines du cinéma - objet de votre deuxième chapitre.  Cet autre « pan » de la réflexion, bien sûr corrélé à celui que vous venez d’évoquer, vous conduit notamment à envisager la diversité des postures qu’ont pu adopter les cinéastes face à la littérature. Pourriez-vous donc nous en donner un aperçu, tout en spécifiant les implications esthétiques et idéologiques qui sous-tendent selon vous ces positionnements contrastés ?

JC : Pour commencer, on peut rappeler que le cinéma s’est emparé dès sa naissance des textes littéraires, provoquant le détournement d’un art très ancien par un art nouveau-né, et fort peu alphabétisé, même dans son propre langage. D’un côté cette différence d’âge a favorisé la rencontre en multipliant de l’autre côté les malentendus. Qu’en est-il en effet de cette rencontre ? Le cinéma en ses commencements n’a peut-être pas fait autre chose que reprendre à la littérature réputations, titres et intrigues, autrement dit un habillage extérieur— ce qui, dans la littérature, n’a rien de spécifiquement littéraire. Il m’a semblé intéressant de se rapporter, au début du XXe siècle, aux hypothèses formulées par les artistes d’avant-garde, y compris les écrivains : il s’agissait alors de décrire ou inventer les potentialités spécifiques du cinéma — inaccessibles aux autres arts, et à la littérature en particulier. Or ces potentialités n’ont pas été retenues par l’histoire : elles ont été éliminées en faveur de la narration d’inspiration littéraire, à travers des adaptations cinématographiques (pour partie), et dans une perspective « industrielle ». J’ai voulu mettre en relief la déception des contemporains de cette évolution du cinéma — qui pour nous est totalement assimilée bien sûr. Mais il serait évidemment fallacieux d’y insister : le langage cinématographique et ses possibilités expressives se sont rapidement élaborées, entraînant la reconnaissance comme un art à part entière de ce qui pour Jean-Luc Godard par exemple représentait une « contre-culture ».

C’est pourquoi l’examen des adaptations en costume m’a semblé utile : suivant une mise en scène et des techniques narratives totalement normalisées, on constate qu’elles avaient pour vocation non pas de lire, relire ou interpréter, mais simplement d’illustrer l’intrigue des grands récits de la littérature en lissant au maximum leur style. Il s’agissait donc d’exploiter la notoriété des chefs-d’œuvre en les neutralisant — d’où l’irritation des critiques de la Nouvelle Vague, Truffaut en tête, qui reprochaient à la « tradition de la qualité » de « rectifier les chefs-d’œuvre » sans pour autant faire du cinéma. Alors on n’est pas forcé de porter des jugements de valeur — et peut-être est-il plus sage de considérer tous les objets culturels équitablement. Mais il me semble nécessaire de faire des distinctions, en fonction des projets, en fonction aussi du mode de saisie de la littérature. Par exemple, le travail très minutieux de Claude Chabrol sur Madame Bovary illustre astucieusement le découpage du roman, tout en aggravant certains des contresens qui président à sa lecture — Emma, intoxiquée par la littérature romanesque aurait en plus, la malheureuse, épousé un nigaud. Le cinéaste disait lui-même s’être mis en position de répondre à une commande de l’Éducation Nationale. Autre cas de figure, lorsque Jean-Luc Godard s’empare du « Voyage » de Baudelaire, le texte dé-rythmé par la lecture de Julie Delpy est monté sur des images hétérogènes — et l’ensemble constitue véritablement une remise en œuvre du texte, dé-chaîné de ses alexandrins. Enfin, lorsque Carlos Saura adapte Carmen au cinéma, il s’occupe assez peu de la nouvelle de Mérimée : il a négligé les décors, il a négligé le récit, il a négligé le personnage, pour se saisir d’un principe actif (comme on parle de principe actif entrant dans la composition d’un médicament ou d’un poison) et l’incorporer dans une fiction contemporaine. Les trois projets que je viens de citer ne sont pas comparables : il convient donc de les examiner séparément, mais doit-on forcément s’interdire toute appréciation esthétique et idéologique ?

FW : Nullement, en effet, et l’un des intérêts de votre ouvrage réside dans la clarté et la franchise des préférences que vous y exposez. Cela posé, et toujours à propos de ce que, faute de mieux, j’ai nommé les liens de l’esthétique et de l’idéologique, on trouve dans votre livre (au chapitre 4, notamment) une opposition récurrente qui, pour être indéniablement structurante, ne m’en paraît pas moins digne d’un examen peut-être plus approfondi. Je m’explique au moyen d’une citation : « Nous avons formulé l’hypothèse que le ralentissement de l’action et l’autonomisation de l’image (à l’égard de l’histoire) favorisent l’élaboration d’un rapport au réel polémique ou inquiet, tandis que le consentement à la syntaxe narrative dominante prépare tendanciellement l’acquiescement à l’état des choses. » (p. 103). Pour clarifier l’origine de ma « gêne » (toute relative), je dirais que cette hypothèse me paraît renvoyer à une conception moderniste de la narrativité (objet dans cette perspective de fréquents soupçons, et fréquemment accusée de « manipuler » - comme on disait alors - le lecteur), dont on peut se demander si elle ne nécessiterait pas aujourd’hui quelques réajustements. Mais peut-être ai-je ici le tort de raisonner en « littéraire », et suis-je par là même conduit à caricaturer et/ou à  réduire votre pensée ?

JC : Pour commencer, j’ignore ce qu’est une conception moderniste de la narrativité — le suffixe indiquant une poussée vers une destination qui me semble bien vague. Mais dans le discours critique et théorique, l’articulation de l’esthétique et de l’idéologique s’est naturellement démodée avec le lissage des idéologies — et l’impossibilité de construire des oppositions nettes, performantes. Cependant, il m’a paru important de rappeler la force structurante de cette opposition (narration/ image), parce qu’elle est ignorée des historiens et théoriciens du cinéma : or ce n’est pas une ligne de partage, c’est la nervure principale à partir de laquelle se répartissent et se ramifient les évolutions. Ralentir l’action, dans le cinéma de Chantal Akerman, Marguerite Duras ou Jean Eustache, cela ne revient pas à interrompre la « manipulation » du spectateur (je cite intentionnellement trois manipulateurs de très haut niveau), mais tout simplement à modifier le rapport à l’image : je simplifie parce que toutes sortes d’initiatives sont rendues possibles par ces ralentissements, mais il s’agit de desserrer les enchaînements de l’action spectaculaire pour donner au spectateur la possibilité de regarder, autrement, autre chose dans l’image et par là provoquer des sensations différentes (dont il se trouve qu’elles seront beaucoup moins prévisibles et contrôlées) ; à partir du moment où l’agitation s’apaise et que le plan dure un peu, qu’en outre le découpage abandonne la logique des raccords, le rapport à l’action se  relâche, et la circulation du regard se fait de manière plus aléatoire, tandis que la combinaison des perceptions se complexifie et se personnalise : dans une partie du cinéma indépendant, l’autorité du cinéaste augmente (de la liberté qu’il s’accorde) et diminue (de la liberté accordée au spectateur). Il ne s’agit pas d’idéologie : ces données ont été étudiées très sérieusement, à partir d’expertises scientifiques portant sur les conditions de la projection, et la manière dont elle sollicite la perception.

Or l’histoire du cinéma d’auteur en France (on peut la raconter autrement, mais ce ne serait alors qu’une narration) est l’histoire d’un réglage personnalisé du rapport à l’action : entre Chantal Akerman, Jacques Doillon, Philippe Garrel, Benoit Jacquot, Agnès Varda, etc., c’est le placement du curseur sur la ligne qui conduit de l’image à l’action qui fait les différences. Je suis donc d’accord pour faire sauter les connotations idéologiques de cette distinction, mais pas sa valeur esthétique qui demeure très active. Entre Angélique, Marquise des Anges (Bernard Borderie) et L’Année dernière à Marienbad (Alain Resnais), entre 24 heures chrono (Joel Surnow) et un film d’Alexandre Sokourov, s’opposent des « techniques » et une « vision » pour renvoyer au célèbre paradigme proustien — il y a cependant, c’est vrai, une image dans 24 heures chrono : je ne me souviens plus dans quel épisode, on voit un puma traverser la route, sans égard pour l’action en cours...

FW : Par « conception moderniste de la narrativité », j’entendais pour l’essentiel la « diabolisation » parfois naïve et outrancière dont elle a fait l’objet des années 50 à 70, au bas mot, pour cause de priorité accordée à l’exploration jusqu’au-boutiste, par chaque art, des présumées propriétés de son medium - projet éminemment respectable, dont je me contente de regretter a posteriori ce que je considère aujourd’hui comme de fâcheux dommages collatéraux. Mais c’est bien ainsi, me semble-t-il, que vous avez compris ma question, et y avez répondu. Puisque il est question de « narrativité », si vous me permettez un aveu, qui est aussi un compliment, jusqu’ici,  lorsque j’entendais évoquer « le narrateur » d’un film - sauf dans le cas selon moi très particulier du déploiement d’une voix off - je restais pour le moins sceptique. Or vous introduisez dans votre livre (p. 144-148 notamment) une notion selon moi très stimulante pour qui souhaite analyser la narration filmique sans succomber au mimétisme inconséquent à l’égard des études narratologiques « littéraires ». Je veux parler de l’idée d’un « narrateur incorporé ». Accepteriez-vous de rappeler ce que vous entendez par là, ainsi peut-être que d’évoquer le bénéfice critique qu’il est possible d’en escompter ?

J C : Pour ce qui concerne cette notion de « narrateur incorporé », il faut en effet rappeler pour commencer que la narratologie cinématographique s’est développée en même temps que la narratologie littéraire : pour simplifier, on peut dire que Gérard Genette et Christian Metz ont progressé de conserve — et des échanges ont eu lieu entre les vaisseaux. Alors il est salutaire de critiquer les illusions mimétiques entre les deux disciplines, mais ces efforts ont permis de décomposer l’acte énonciatif et l’acte narratif au cinéma pour en discerner les mécanismes (voir les travaux très utiles d’André Gaudreault, François Jost, Alain Boillat). Personnellement, je suis un peu gêné devant cette spécialité universitaire, la customisation lexicale, qui consiste à visser des affixes sur le vocabulaire courant, afin de donner une apparence de scientificité à des remarques toutes simples. J’ai parlé d’incorporation du narrateur pour isoler un processus qui est activé au passage d’un texte à un film : le narrateur (on pourrait dire dans l’acception large que j’en fais : l’acte narratif) s’incorpore, en ce sens qu’il devient invisible ou insaisissable (les narratologues l’ont bien montré) dans une première acception du terme incorporer, tout en prenant corps, deuxième acception du terme, à travers des personnages porte-parole, des récitants, la voix de commentaire qui accompagne souvent les adaptations. On pourrait dire que (sans la recouvrir en entier) la voix over emblématise bien ce processus pour deux raisons : cette voix incarne et performe une activité narrative par la vocalisation, tandis que le corps de cette voix demeure invisible — elle prend corps en disparaissant. L’intérêt d’isoler ce processus est assez évident : la voix considérée comme unitaire dans le récit littéraire (du fait de l’unité du matériau) se scinde, de sorte qu’une adaptation cinématographique (quelles que soient ses qualités ou son ambition) est constitutivement, mécaniquement amenée à mettre le texte d’origine en turbulence — le passage active une contradiction expressive. J’ai pris dans mon essai l’exemple des Liaisons dangereuses de Stephen Frears, parce que le processus se manifeste d’une manière très spectaculaire : tandis que l’image nous montre une action (séduction de Madame de Tourvel par exemple), la voix over en raconte simultanément une autre (le bouleversement du séducteur par exemple). Je prends un exemple très voyant, mais cette altération de l’image par la parole est exploitée de manière très subtile par le cinéaste — et dans la perspective du texte si l’on veut, mais ce n’est pas cela qui compte : c’est plutôt la liberté accordée au passage. Dans certains cas les contradictions impliquées par l’incorporation du narrateur ne sont pas volontaires et c’est aussi intéressant. Ainsi, dans Madame Bovary (qui est également évoqué), la voix over conteste les choix de mise en scène et la direction d’acteurs de Claude Chabrol : tandis que le cinéaste nous montre un nigaud exceptionnel, la voix de François Périer (lisant Flaubert) nous dit qu’il est comme tout le monde : « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, etc. » Cette opération d’incorporation que j’ai distinguée est un moment de créativité décisif (volontaire ou non), et fort peu étudié — parce qu’on a tendance à regarder ce qu’il y a dans le texte d’un côté, à vérifier ce qu’il en reste dans le film de l’autre côté, sans observer ce qui se passe entre les deux...

FW : A titre non moins personnel, en dépit de certains excès en la matière, et même si votre formule me paraît très heureuse, je ne suis pas persuadé que la tendance de la narratologie - par exemple genettienne : on le lui a si souvent reproché…- à la néologie puisse être réduite à une entreprise de « customisation lexicale ». Certes, ce lexique spécialisé constitue un indéniable « connotateur de scientificité », vous avez raison sur ce point, mais son emploi me semble surtout correspondre à un souci d’opérativité, c’est-à-dire à une recherche de rigueur et de précision. Il faudrait en outre, surtout chez Genette, faire la part du jeu – comme « remords de la science » (Pierre Bayard). Mais, pardonnez-moi,  je m’égare, et ce « débat » nous éloigne du cœur de notre propos. Pour en revenir à nos moutons, la fin de votre précédente réponse me paraît mettre l’accent, dans le cas de l’adaptation, sur ce que je nommerai, faute de mieux, l’exploration d’une dynamique interstitielle entre littérature et cinéma - et vice versa. Mais, vous l’avez déjà signalé, et le sous-titre de votre ouvrage (« échanges, conversions, hybridations ») y insiste d’emblée, cette dialectique est par essence, et en bonne logique, plurivoque. Pourriez-vous dès lors préciser ce que vous entendez par la notion de « cinémato-graphies » ?

JC : Je suis d’accord évidemment sur la nécessité d’un outillage conceptuel et lexical adapté — les efforts de Gérard Genette sur ce point ont été d’une utilité dont on profite encore. J’ai employé le terme de cinémato-graphie — pour redonner sa force étymologique à un petit montage lexical dont le sens est totalement affadi par l’usage, parce que je crois que les opérations qui se jouent entre littérature et cinéma ne manquent pas de vocabulaire, mais d’attention : cette négligence des études cinématographiques à l’égard de la littérature constitue son impensé, et renvoie au « complexe d’infériorité » du cinéma dont parlait André S. Labarthe au début des années soixante. En l’occurrence, le terme de cinémato-graphie renvoie à l’inscription dans l’écriture d’une mobilité — qui peut concerner un mouvement extérieur, le déplacement d’un personnage par exemple, comme les ralentis de Nabokov dans Lolita, ou l’action des personnages dans Cinéma de Tanguy Viel ; mais cette mobilité peut concerner aussi bien le mouvement de la figuration elle-même : analogies, métaphores, système d’échos ou de renvois, ruptures de constructions chez Marcel Proust par exemple. Le cas de Marcel Proust me semble intéressant, parce que c’est un roman réputé sans action, dans lequel toutes les représentations se modifient constamment (et cette constance se maintient sur 4 000 pages) suivant des procédures qu’on pourrait emblématiser par cette image récurrente du « kaléidoscope ». L’identification de ces processus permet en retour de considérer autrement le passage du texte au film, en observant non pas seulement comment se transposent des thèmes, une action, un décor, des dialogues, etc. (cette part du travail n’est pas très instructive) mais surtout comment le mouvement interne de l’écriture est pris en charge par le cinéma. On se trouve alors en position de traiter texte et film d’égal à égal en quelque sorte, et non plus seulement dans un rapport de descendance, de subordination, de secondarité... Évidemment, ces processus de cinémato-graphie s’exemplifient d’une manière très intéressante quand l’écriture prend pour référent un film ou des films — comme c’est le cas de Pierre Alféri, Jan Baetens, Philippe Bouvet, et sous forme romanesque Robert Coover, Alice Ferney ou Tanguy Viel. On se rend compte alors que la médiation filmique d’une part nourrit l’écriture de composantes, de gestes en particulier qui ne sont pas observables directement dans le réel, ou imaginables et compréhensibles directement à partir du réel ; d’autre part cette médiation filmique sollicite dans l’écriture des figures originales, propres à générer des représentations ou des analyses dont la nouveauté est extrêmement séduisante (pour les cas cités plus haut).

FW : Un chapitre de A Night at the Movies (Demandez le programme !, dans la traduction française que j’utilise) de Robert Coover, intitulé, si ma mémoire est bonne, « Fondus enchaînés », confirme spectaculairement vos analyses, en proposant un renouvellement in actu du procédé que les poéticiens nomment la « métalepse narrative ». Précisément, l’œuvre de Coover (et, en dépit de leurs différences esthétiques, on pourrait en dire autant, selon moi, de celle de Tanguy Viel, que vous évoquez également) est réputée posséder une dimension « métafictionnelle » - c’est-à-dire que le texte ne se contenterait plus d’ausculter réflexivement ses hypothétiques « propriétés », mais développerait une forme d’examen critique beaucoup plus général de la notion de représentation, en ne craignant pas de poser la question du rôle que jouent les différents media dans le façonnement de notre rapport au monde - et ce depuis des écrits littéraires, medium en nette récession, je crois, dans un univers de moins en moins « textocentré ». Cette dimension métafictionnelle ne vous paraît-elle pas plus généralement à l’œuvre dans les cinémato-graphies que vous analysez ?

J C : Définie de cette manière, la dimension métafictionnelle des textes m’intéresse beaucoup. La domiciliation de procédés (ou autres éléments) cinématographiques dans l’écriture (que j’ai appelée cinémato-graphie) trouble l’hypothétique pureté de la littérature, comme on a pu soupçonner la littérature de troubler la pureté du cinéma — et le lui reprocher vivement. Quoi qu’il en soit, et le cas de Robert Coover le fait bien apparaître, la cinémato-graphie offre des possibilités transgressives et ludiques très nouvelles, qui interrogent la représentation dans le temps même de la représentation — car l’écriture ne miroite pas à vide... Face à de telles expériences, force est de constater que la chaste séparation des domaines (littérature / cinéma) ne résiste pas — on s’aperçoit alors des prodigieuses capacités intégratives de la littérature, mais peu importe. Ce qui compte davantage me semble-t-il, c’est le bénéfice qu’on en tire à la lecture, qui est double : en lisant Nabokov, on identifie les procédés employés — fondus enchaînés, ralentis — qui profitent en même temps à la composition des personnages, c’est-à-dire à l’extension de leur règne dans notre imaginaire. Autrement dit le jeu a des conséquences très sérieuses. C’est peut-être plus complexe chez Alain Robbe-Grillet (L’Année dernière à Marienbad) ou Robert Coover, parce que l’un et l’autre réquisitionnent des procédés (par exemple le raccord sur un mouvement, le fondu enchaîné donc) pour les détourner de leur usage : il ne s’agit plus d’appliquer des figures ou des procédés syntaxiques en faveur de la linéarité, mais de les retourner contre la transparence et la linéarité ; les assortiments qu’ils produisent ré-agencent complètement les composantes de la fiction (Robert Coover), ou leur vectorisation temporelle (Robbe-Grillet), pour nous proposer d’autres façons de voir : avec Robert Coover, on est mis en position de reconnaître la proximité dans notre imaginaire ou nos fantasmes des fictions les unes par rapport aux autres (et des suites d’actions hétérogènes sont enchaînées, voire mixées dans « Le Fantôme du palais du cinéma »), avec Alain Robbe-Grillet on découvre et on reconnaît immédiatement la folie du temps psychique et sentimental — qui n’est absolument pas linéaire.

Ces opérations métatextuelles et cinémato-graphiques ont donc une grande importance, car ces écrivains sont des « oculistes », au sens donné par Marcel Proust à cette comparaison pour expliquer que l’artiste « original » modifie notre regard. D’une autre façon, le travail de Tanguy Viel (Cinéma) et Alice Ferney (Paradis conjugal) à partir de deux films de Mankiewicz inventent des formes hybrides d’exercice critique et de mise en fiction : le premier développe un éloge plan par plan du Limier (Sleuth) qui devient un roman d’une grande force, tandis que la seconde utilise Chaînes conjugales (A Letter to Three Wives) comme un prisme pour expertiser la situation du personnage principal... Ce qui est impressionnant dans les deux cas, c’est que le commentaire des images profite autant au film (et à la compréhension qu’on peut en avoir) qu’au roman qui l’écrit...

FW : Ou, pour reprendre certaines formules présentes dans votre livre, « ces expérimentations n’ont pas seulement un intérêt technique ou théorique, elles modifient l’outillage de notre saisie du réel et de ses représentations » (p. 190), manifestant ainsi « l’opérativité d’une structure de compréhension » (p. 206) ? Pourriez-vous quelque peu préciser en quoi  ce que Ricoeur nommait la « signification », conçue comme reprise du sens par le lecteur, dans son existence réelle, est susceptible de s’en trouver à quelque degré affectée ? En outre, si je vous ai bien lu, cette capacité de modélisation de notre rapport au monde n’est pas l’apanage des seules cinémato-graphies, mais informe également, en bonne logique compte tenu de votre positionnement « exotopique » (à la croisée des chemins et/ou  des media) ce que vous nommez « le cinéma des écrivains » (p. 193) ?

JC : Oui, les textes auxquels j’ai fait allusion présentent au lecteur des figures nouvelles, qui sont autant de nouveaux schèmes d’intelligibilité de l’expérience — que nous identifions dans la fiction et qui sont opératoires dans la fiction, mais qui peuvent nous servir (ou pas) dans notre expérience personnelle. C’est ce qui se passe pour Elsa Platte dans Paradis conjugal : en dilatant l’interprétation de certains gestes cinématographiques elle se met en position de comprendre son histoire, dont le film lui prépare en quelque sorte une lecture. Mais pour le lecteur d’Alice Ferney, c’est une autre configuration qui agit : ce n’est pas le film, ce n’est pas le commentaire de la spectatrice, c’est strictement l’articulation de la projection et de son commentaire qui devient une structure de compréhension — nouvelle, donc —, un nouveau récit, qui recombine les données perceptives (musiques, mouvements, paroles, etc.), et les cinémato-graphie pour les visser à la production du sens. Deux remarques entre parenthèses : d’abord ces formes d’écriture fictionnelle ouvrent une catégorie critique inédite, dont on voit immédiatement les profits ; parce que, c’est ma deuxième remarque, elles  accordent une importance très neuve à l’activité de réception / déchiffrement du film en mettant en scène non pas forcément la liberté (est-on libre de ses sensations, de ses émotions, de sa pensée ?), mais la prodigieuse latitude des interprétations — et il faut redonner au terme toute sa force critique mais aussi toute sa force musicale.

Symétriquement, ce que j’ai appelé le cinéma des écrivains active des schèmes comparables, pour peu qu’on se tienne à distance des écrivains imitant les cinéastes professionnels : non que leurs films soient nécessairement mauvais ou désagréables à regarder, mais Frédéric Beigbeder, Alexandre Jardin, Philippe Labro, Bernard-Henri Lévy n’inventent rien, de sorte que leur travail ne déplace aucune frontière, et n’est pas très utile pour penser ce genre de question. Inversement, il se trouve que certains cinéastes (d’extraction ou d’inspiration littéraire) d’un côté importent du matériau et des façons littéraires, mais aussi une exigence de littérature dans leur pratique cinématographique ; d’autre part ils se saisissent, pour les remanier, des unités de base du langage cinématographique — et c’est bien l’exterritorialité (des écrivains) ou bien la dé-territorialisation (des cinéastes) qui sont décisives dans ces initiatives. Cette double opération que je viens de décrire (importation / remaniement du langage) modifie les équilibres habituels, et peut conduire à un bouleversement complet des techniques narratives au cinéma, et par voie de conséquence de notre rapport de spectateur à l’imaginaire du récit (dont on s’aperçoit au passage qu’il ne doit pas forcément passer par les normalisations commerciales pour être intelligible). Pour prendre la mesure concrète de ce que je décris là, on pourrait se rapporter à la discussion provoquée en 1959 aux Cahiers du Cinéma par la sortie de Hiroshima mon amour (Alain Resnais / Marguerite Duras) : les critiques rassemblés alors (parmi lesquels Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Éric Rohmer), qui ont l’habitude d’évaluer des petites différences, sont complètement désarçonnés par ce film, dont ils constatent à la fois qu’il est d’une très grande force, et qu’il ne ressemble à rien. Rohmer commence la conversation en disant qu’Hiroshima « est un film dont on peut tout dire ». Ensuite, le travail de Marguerite Duras est tout à fait emblématique de cette créativité particulière : en reprenant la grammaire cinématographique « à zéro », elle réorganise complètement les rapports entre l’image, le texte, les corps, la musique et les voix. Le spectateur qui se prête à l’expérience est transporté vers de nouvelles régions imaginaires et narratives où les histoires, mais aussi son histoire à lui se trouvent reconfigurées. Je ne pense pas que le rapprochement plairait à la critique traditionnelle, mais à mes yeux le travail de Jean-Luc Godard procède exactement de la même manière — de façon plus systématique et plus continue évidemment.

FW : L’exemple d’Hiroshima mon amour, que vous venez d’évoquer, est également éclairant pour qui souhaite réfléchir aux représentations cinématographiques de l’Histoire, « avec sa grande hache » (Perec) dans le cas d’Hiroshima, comme dans celui de la Shoah, que vous analysez au travers des réalisations de Lanzmann et Spielberg notamment. L’un des chapitres de votre livre est précisément consacré à cette question, et vous y montrez que, par-delà la question de l’indicible, selon moi menacée de tourner au lieu commun commode tant elle est sempiternellement ressassée, « entre lacune et saturation de l’image » (p. 96) s’esquissent diverses conceptions de l’Histoire, indissolublement liées aux procédés qui en assurent la « prise en charge », et où l’éventuelle désolidarisation du texte et de l’image peut jouer un rôle de tout premier ordre. Pourriez-vous dès lors esquisser une synthèse des développements que vous consacrez à cette ou ces problématiques ?

JC : Je n’appartiens pas aux cénacles qui ont mis au point la phraséologie de l’indicible, laquelle devient obscène, à force de répétition — mais c’est le propre d’une phraséologie. Ce qui est indicible, mais il faudrait plutôt dire sans analyse et sans explication, c’est la composante irrationnelle de la violence qui nous rattache à la « horde primitive » dont parlait Freud, bien avant les destructions massives du XXe siècle. Or cette violence première, malheureusement, ne peut pas être circonscrite, pas plus qu’elle ne peut être jugulée — par la fin des conflits, ou par des réglementations internationales. Pour envisager les représentations de l’Histoire du XXe siècle, je suis parti d’une opposition entre un documentaire fortement constitué par la parole (Shoah de Claude Lanzmann), une fiction très illustrée (La liste de Schindler de Steven Spielberg) et un montage très contrasté (Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard). Dans le premier cas l’événement s’irréalise : il est vocalisé, c’est-à-dire simultanément présenté et virtualisé, sacralisé/séparé par la parole, dont la mise en scène porte le récit du côté de la fiction — j’ai observé en particulier une scène qui en fait la démonstration, involontairement soutenue par les commentaires du cinéaste lui-même. Dans le second cas, l’événement est neutralisé / digéré par les codifications du récit hollywoodien — Claude Lanzmann et d’autres se sont impatientés de la possibilité d’une catharsis. Dans le troisième cas, l’événement est délocalisé, brutalement mis au contact d’autres images et d’autres événements — et, comme hypnotisé par une interdiction, personne n’a voulu les regarder ; or cette violence du montage chez Godard s’oppose aux saveurs de l’émotion hollywoodienne, comme aux douceurs plus spirituelles de la sanctuarisation : les sensations mobilisées par l’hétérogène empêchent le classement des faits.

Mais cette graduation que j’effectue n’est pas suffisante, il faut y adjoindre une autre grille, car les lacunes de l’image ne désignent pas simplement de l’absence ou de l’irreprésentable : d’une part elles sollicitent, je l’ai dit, une mise en scène (le coiffeur Abraham Bomba chez Claude Lanzmann) ; d’autre part, les déficiences de l’image brisent le régime énonciatif et narratif pour le re-programmer, en sollicitant le spectateur d’une toute autre manière : il ne s’agit pas du tout de le faire réfléchir davantage, mais de l’obliger à en passer par ses propres sensations, ses propres émotions, sa propre histoire pour construire l’événement. Je l’évoquais dans un autre contexte tout à l’heure, l’équation est très simple mais très forte aussi, authentifiée de surcroît par les approches neurologiques de la réception cinématographique : les perturbations de la syntaxe inhibent le rattachement au récit en mobilisant davantage les perceptions du spectateur, qui peuvent s’engager autrement. Il se trouve que l’expérimentation de rapports nouveaux entre le texte et l’image (Alain Resnais, Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Jean-Luc Godard) a contribué à dé-souder les articulations du récit, en multipliant ses strates, et par conséquent ses possibilités historiques. Disloquer le récit pour délocaliser l’Histoire, j’ai choisi des cas où l’appropriation de l’événement, scandaleuse — « pourquoi pas Auschwitz mon chou ? » demandait Marguerite Yourcenar —, est également d’une hygiène raisonnable, parce qu’elle soustrait l’Histoire à la congélation disciplinaire : dans les cas les plus intéressants, l’Histoire n’est plus racontée, mais pensée — d’une pensée concrète, suivant le sens le plus ancien du verbe.

FW : L’idée même d’une « délocalisation », pour reprendre le terme que vous venez d’employer à propos de l’Histoire, est plus généralement à l’œuvre dans l’ensemble des échanges plurivoques entre littérature et cinéma auxquels vous vous intéressez dans votre livre. Or, qui dit « éloignement à l’égard d’un lieu » - en l’occurrence, excessivement familier, et nous vouant par là même à une forme de cécité : nous ne pouvons plus voir ce que nous connaissons trop bien, ou pensons trop bien connaître -, ou « changement de lieu », dit par la force des choses « transport ». Il est précisément un trope qui, mieux que tout autre, emblématise le déplacement productif : la métaphore ne pourrait-elle dès lors être considérée comme le « principe actif » (vide supra) de votre démarche ?

JC : Oui, ma démarche consiste à transporter les objets pour les placer sous un éclairage différent — c’est ce que Louis Aragon appelait « déplacer la lampe », ou bien André Bazin « dépouill[er] l’objet des habitudes et des préjugés ». Alors les modalités du déplacement peuvent varier, mais on peut penser avec Paul Ricœur que les mécanismes de « re-description métaphorique » des choses ou des relations sont asservis à une forme de transport, et apportent un gain cognitif, un supplément de connaissance, et dans ce sens élargi la métaphore est bien au principe de ma démarche. On pourrait ajouter que — dans les fictions elles-mêmes — ce mécanisme est aussi le soubassement de la reconnaissance et de l’émotion (assujettie quant à elle au mouvement, le mot l’indique bien, et c’est particulièrement frappant au cinéma). Pour prendre des cas concrets, dans La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, la rencontre entre le Duc de Nemours et la Princesse est construite comme le rapprochement de deux réalités éloignées, qui se produit dans une sorte d’exaspération circulaire du mouvement dont le prétendant coupe le cercle et brise le protocole pour forcer d’un même geste connaissance, reconnaissance, émotion. Dans La Belle personne de Christophe Honoré, le déplacement est d’une autre nature, mais produit les mêmes effets : c’est le fait de détimbrer et dé-rythmer la traduction, j’insiste sur le terme parce que c’est aussi un passage, la traduction d’une chanson italienne qui brise le bouclier du langage et précipite l’un vers l’autre — peu importe que personne ne bouge — Nemours et Junie. Dans le texte comme à l’écran, ce qui émeut c’est la surprise (connaissance ou reconnaissance) provoquée par un déplacement qui modifie la perception en raccourcissant les distances (dans le deuxième cas une traduction ânonnée articulée sur des champs contre champ en plan de plus en plus rapproché).

Dans un autre sens j’essaie de me tenir à distance des métaphores : quand on parle de littérature ou de cinéma, je crois qu’il faut se méfier des « faux brillants », parce que dans notre métier la « trouvaille » peut prendre une valeur décorative, sans avoir la moindre valeur heuristique — en disant cela je pense aux métaphores filées employées par certains écrivains pour parler du cinéma, imaginant sans doute qu’ils rétablissent au passage la souveraineté du langage verbal (« sa majesté le dire » évoquée par Godard) sur le langage cinématographique...

FW : Compte tenu de l’importance du déplacement ou du transport, là comme ailleurs, l’achèvement et la publication d’un livre constituent bien souvent  une incitation à engager de nouvelles (au moins partiellement) recherches. Pour peu que la question ne vous paraisse pas exagérément indiscrète, en guise de mot de la fin, pourriez-vous nous dire quels « prolongements » à Entre littérature et cinéma. Les affinités électives (échanges, conversions, hybridations) vous paraîtraient souhaitables ? Mais peut-être avez-vous déjà entamé ces investigations complémentaires ? 

JC : En ce moment je prépare un essai sur l’adaptation cinématographique, qui consiste à examiner comment les procédures textuelles se dé-figurent et se re-figurent à l’écran. Je m’intéresse aussi beaucoup aux façons d’écrire le cinéma, ce qui revient pour l’instant à poser deux questions : que fait-on et comment fait-on du cinéma en littérature ? comment le discours critique met-il au point ses outils et ses modèles d’interprétation ? Cette dernière question m’est venue à partir de cette impression fascinante, à la lecture de la critique cinématographique, que les modèles d’interprétation sont fort peu interrogés, et sont en conséquence mobilisés comme si de rien n’était : importés en contrebande, ils bénéficient d’une sorte de naturalité très intrigante.


Entretien publié le 25/03/2013

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