La masse et l'individu

Entretien avec Sabina Loriga

 

Propos recueillis par Alexandre Prstojevic

Dans votre livre Le Petit x. De la biographie à l’histoire, qui vient de paraître aux Éditions du Seuil,  vous menez une réflexion sur la valeur heuristique de la biographie et les limites du récit historiographique. À l’opposé de l’école des Annales ou des structuralistes des années cinquante et soixante, vous soutenez l’idée d’un retour à l’individu et au récit de vie. Je souhaiterais commencer notre entretien par une question de néophyte : quelles sont les raisons qui ont poussé les historiens du XXe siècle à se méfier de l’individu ?

En fait, il me semble que le processus de dépersonnalisation commence déjà pendant le XIXe siècle, au moment où la pensée historique atteint son apogée. À cette époque-là, la frontière entre biographie et histoire s’embrase sous l’impulsion de trois forces dissemblables qui font de la totalité la catégorie explicative du devenir historique. La première de ces forces est de caractère politique. Après l’affirmation du peuple en tant que sujet social, l’histoire biographique revêt une tonalité élitiste qui heurte le désir de fraternité et d’égalité. La deuxième force procède de la philosophie. Une certaine réduction de la place de l’individu est déjà à l’œuvre dans une brève étude sur la finalité de l’histoire écrite, en 1784, par Kant, qui représente l’homme comme un moyen, pour la nature, de réaliser ses propres fins : dans cette perspective, l’histoire doit changer d’échelle pour dépasser le cas individuel car ce qui, chez des individus singuliers, se révèle confus et irrégulier apparaît, sur le plan de l’espèce prise comme une totalité, comme une succession homogène et cohérente d’événements. La dimension biographique perd encore de son intérêt avec la préférence accordée à une vision providentielle de l’histoire. Lorsque les événements du monde, des plus divers aux plus aberrants, ont été intégrés dialectiquement dans une perspective eschatologique (celle d’un développement infini et nécessaire du genre humain), les individus sont apparus comme des instruments de la raison, qui accomplissent ce qu’ils ne peuvent pas même comprendre. La dernière force est celle de la science. En réalité, plus que de la science, le danger relève surtout de certaines disciplines sociales naissantes, telles que la démographie ou la sociologie, désireuses d’acquérir un statut scientifique incontestable. Dans les années 1830, Adolphe Quételet forge la notion d’homme moyen, dans l’espoir d’élaborer une mécanique sociale, qui serait en mesure de définir les lois régissant la physique, intellectuelle et morale. Au cours des décennies suivantes, l’idée d’homme moyen rallie de nombreux esprits. Convaincus que les êtres humains ne se dérobent pas à la loi universelle de causalité, certains savants se penchent sur la force des contraintes extérieures, d’ordre notamment géographique, et présentent les êtres humains comme des fourmis tissant anonymement la trame de la vie sociale (à l’instar des cellules reconstituant les tissus organiques).

Sans aucun doute, au cours du XXe siècle l’image de l’histoire biographique s’est singulièrement gâtée. Peut-être est-ce en France que l’on atteint le sommet de la méfiance. La bataille de François Simiand contre « l’idole individuelle et l’idole chronologique » est bientôt reprise en partie par les historiens des Annales, qui cherchent à saisir les structures sociales, les représentations mentales, les phénomènes de longue durée. D’ailleurs la méfiance envers la dimension individuelle n’est pas restée une prérogative de l’histoire sociale. Elle a touché, au moins en partie, d’autres domaines historiques. Pendant le boom des grandes enquêtes d’histoire sérielle dans les années 1960 et 1970, certains historiens ont espéré pouvoir mesurer en termes quantitatifs les phénomènes culturels (ce que Pierre Chaunu définit comme « troisième niveau »). Et, alors que François Furet affirme que la notion de classes subalternes évoque à ses yeux avant tout une idée de quantité et d’anonymat, Jacques Le Goff, auteur ces dernières années de deux biographies importantes, peut écrire que l’histoire des mentalités étudie ce qui révèle le contenu impersonnel de la pensée.  

Votre livre repose sur une analyse croisée des théories philosophiques et historiques marquantes du XIXe siècle. Pour quelle raison avez-vous choisi précisément cette période comme point de départ de votre réflexion ?

D’une part, je voulais comprendre le processus de dépersonnalisation que je viens d’évoquer. D’autre part, il m’a semblé important de revenir sur les quelques auteurs qui, au cours du XIXe siècle, se sont efforcés de sauvegarder la dimension individuelle de l’histoire. Cette période a donné lieu à une réflexion extrêmement riche et complexe sur le rapport entre individu et histoire. Ainsi, de nombreux historiens allemands ne cessent de s’interroger : qu’est-ce qu’un individu ? Comment en devient-on un ? Quel est le rapport d’un individu avec le monde historique ? Ces interrogations ne concernent pas nécessairement l’héroïsme ni même l’exaltation du moi qui, au cours des décennies précédentes, avait inspiré le mouvement du Sturm und Drang. C’est le processus d’individuation même qui est en jeu. Sur le plan politique, cette sensibilité à la richesse des originalités individuelles n’est pas neutre. Au début, elle a été associée à l’élan national. À un moment où de nombreux historiens étaient engagés dans la construction de la nation allemande, la défense des individualités revêtait une valeur essentielle. Ensuite, avec le temps, l’attrait de l’individualité s’est surtout nourri de nostalgie. Dans le sillage de Nietzsche, Max Weber se demande en 1919 : est-il encore possible de faire de sa vie une œuvre d’art ? Peut-être la modernité rend-elle chacun plus petit, plus stérile, peut-être ne reste-t-il plus aux contemporains qu’à vivre en épigones. Ce qui est certain c’est que le processus d’individuation paraît de plus en plus difficile. Si bien que, à l’approche de la Première Guerre mondiale, plus d’un se demande si le temps de la personnalité autonome n’est pas sur le point de s’achever, inexorablement évincé par la logique utilitariste.

Parmi les grandes figures du XIXe siècle que vous évoquez dans votre ouvrage, celle de Jacob Burckhardt occupe une place particulière. Pour lui, « la distinction entre éthique et esthétique n’a pas de sens ». Telle que vous l’interprétez, la pensée de Burckhardt apparaît comme étonnamment contemporaine, notamment dans sa façon d’interroger le travail de l’historien. Qu’est-ce qui a changé depuis son époque ? Peut-on encore plaider pour accorder une place à l’imagination dans l’histoire ou faut-il refuser la méthode qu’il pratiquait ?

Grâce à son expérience en tant qu’historien de l’art, Burckhardt reconnaît très tôt l’existence du problème de l’imagination historique. Déjà dans les années 1850, pendant son voyage en Italie et l’écriture du Cicérone, un guide extraordinaire de l'art antique et de l'art moderne de la Péninsule, il développe une conscience aiguë du fragmentaire. Il l’exprime ainsi : il ne nous reste plus que des ruines. D’où sa question : comment reconstruire un monument ou une architecture (la villa d’Hadrien à Tivoli plutôt que le Circus Maximus de Rome) à partir de leurs ruines ? Pour Burckhardt, face aux pertes immenses et aux destructions du passé, il n’existe qu’une jouissance (Genuß) : imaginer la forme originaire et la faire revivre à l’intérieur de l’histoire de la civilisation. Ce travail morphologique (au sens de « donner une forme ») exige d’en appeler à l’imagination. Quelques décennies auparavant, dans une page un peu négligée de son discours sur la tâche de l’historien, Wilhelm von Humboldt nous rappelait déjà que le travail historique repose inévitablement sur l’ajout de la part qui, en chaque fait, reste invisible : l’historien peut atteindre la vérité du passé seulement en complétant et reliant les pièces et les débris offerts par l’observation immédiate. Il s’agit d’un travail difficile mais nécessaire : « Se contenter du squelette de ce qui est advenu signifie commettre volontairement une erreur certaine dans l’espoir de prévenir le danger d’erreurs incertaines. » Mais tout en reconnaissant le rôle de l’imagination, Humboldt et Burckhardt ne sont pas prêts à assimiler la narration historique et la fictionnalisation littéraire. Ce double geste – reconnaître la question de l’imagination sans négliger la singularité de la fiction littéraire - me semble extrêmement important aujourd’hui. Dans les dernières décennies, les partisans du Linguistic Turn (le tournant linguistique) ont souvent proposé une politique d’assimilation entre littérature et histoire tendant à nier le caractère référentiel de cette dernière : la confrontation avec la littérature repose alors sur la négation de la vérité historique et nulle place n’est laissée au hors-texte. Par ailleurs, une partie des historiens ont nié toute possibilité de confrontation avec la fiction. Ainsi, en 1990, peu de temps avant sa mort, l’historien britannique Geoffrey Elton a-t-il prié les historiens de « mettre fin aux bavardages et de revenir à l’essentiel », à savoir ad fontes. Ses propos sont l’expression d’une position défensive qui ne cesse de se manifester et que l’on pourrait schématiquement résumer en ces termes : il importe de rétablir la notion de vérité et la logique de la preuve, de réaffirmer l’existence d’une méthode historique, fondée sur les sources, à même d’attester la vérité du passé. Et cela coûte que coûte. Au risque même de nier la nature interprétative de l’histoire et de se contenter d’une image naïve et sans nuances de l’objectivité historique. Humboldt et Burckhardt nous encouragent  à suivre une autre voie : l'histoire est un discours sur la réalité mais c'est aussi un travail d’imagination qui utilise les ressorts de la fiction : elle crée du continu entre les traces discontinues de ce passé et met le passé en intrigue (ces éléments ont été soulignés également par Paul Ricœur).

Votre réflexion ne concerne pas uniquement le travail des historiens ou des philosophes. Dans le pénultième chapitre du Petit x, vous analysez l’écriture de Tolstoï et montrez de façon extrêmement convaincante que la structure de Guerre et Paix – sa composition, son approche narrative – reflète très exactement ses opinions sur l’histoire. Tout ce qu’il formule au niveau « théorique » à propos de la connaissance historique, il l’applique au niveau esthétique dans l’élaboration de son roman : dans Guerre et Paix, il propose une multitude de personnages « ordinaires », une pluralité de points de vue, une instabilité interprétative des événements et des motivations, etc. En somme, il compose son roman comme il composerait un récit historiographique. Cette approche formelle peut-elle être une source d’inspiration pour un historien aujourd’hui ?

Il me semble que les suggestions de Tolstoï sur les manières de multiplier les points de vue sur l’histoire peuvent être extrêmement précieuses pour contraster une certaine tentation assertive du discours historique.

Sans aucun doute la littérature nous propose d’autres suggestions d’importance. De ce point de vue, ma réflexion sur Tolstoï n’est qu’un premier pas. Il y a un riche travail à faire, en vue d’une politique d’échange et de confrontation avec la littérature, afin de conférer plus de profondeur et de variété au discours historique. Toutefois, je le répète, je crois que ce travail n’est possible qu’à condition de ne pas renoncer à l’ambition de vérité de l’histoire, à savoir l’engagement de l’historien à représenter en vérité le passé. Une fois qu’on partage cette ambition de restituer une réalité passée, l’histoire a beaucoup à apprendre de la littérature. Par exemple, celle-ci peut nous aider à briser la logique de l’appartenance (religieuse, sociale, temporelle, etc.), qui inscrit volontiers l’individu dans des catégories sociales rigides, ou qui scande son expérience selon un calendrier d’événements historiques établis a priori (l’avènement de la démocratie, l’essor du capitalisme, l’indépendance nationale, etc.). Depuis La Chartreuse de Parme, le roman nous a montré que les événements n’ont pas la même signification pour chacun et que les individus vivent l’histoire selon des modalités très différentes et presque incomparables. Une bonne part de la littérature du XXe siècle est hantée par ce thème des discordances de signification qui traversent l’histoire collective. En témoignent les récits poignants du bouquiniste Mendel de Stefan Zweig ou de l’antiquaire Utz de Bruce Chatwin (une sorte de descendant du Cousin Pons de Balzac) qui vivent les guerres, les coups d’état, les épurations, comme de vagues bruits de fond.

La vie des gens ordinaires popularisée par la « micro-histoire », dans les années quatre-vingt, peut-elle de nouveau se trouver à la base du savoir historique ? À ce propos, je souhaiterais vous interroger sur votre rapport aux travaux de Carlo Ginzburg dont le livre Le Fil et les traces. Vrai faux fictif, vient d’ailleurs d’être traduit en français aux éditions Verdier.

Sans aucun doute les travaux de Carlo Ginzburg ont joué un rôle très important dans ma formation, en particulier Les Batailles nocturnes et Le Fromage et les vers. Si, au début, il y a eu, de ma part, un intérêt thématique (ma première recherche concernait la  persécution de la sorcellerie, au XVIIIe siècle), ensuite il s’est agi surtout de réfléchir aux possibilités qu’a l’histoire de restituer les expériences individuelles. Au cours des années 1970 et 1980, le désir d’étendre le champ de l’histoire, de porter sur le devant de la scène les exclus de la mémoire, a rouvert le débat sur la valeur de la biographie : c’est le cas de l’histoire orale, des études sur la culture populaire et l’histoire des femmes. Cette transformation démocratique s’est révélée laborieuse et il faut dire qu’au début, parmi les partisans de la biographie, a souvent prévalu une optique résignée, minimaliste, fondée sur l’étrange conviction qu’il est moins complexe et moins difficile de se pencher sur le personnage-homme que sur les structures sociales. Il me semble que c’est surtout grâce à la micro-histoire italienne que le pari biographique est devenu plus intéressant. Même si, de manières différentes, Ginzburg, Giovanni Levi (qui a tenu une place fondamentale dans ma formation) et Edoardo Grendi ont employé la documentation biographique d’une manière plus ambitieuse, afin de reconstruire le contexte historique. Ils  nous ont également enseigné à utiliser les matériaux biographiques de manière agressive afin d’entamer certaines homogénéités fictives (telles que l’institution, la communauté ou la classe sociale) et à nous pencher, par là même, sur les capacités d’initiative individuelle des acteurs historiques.

Votre travail sur la biographie réactualise de façon indirecte la question du rapport entre l’historiographie et la fiction littéraire. Comme vous l’écrivez en conclusion du Petit x, votre « dessein est de cultiver une politique de confrontation avec la littérature, afin de conférer plus de profondeur et de variété au discours historique ». Il me semble que, sur ce chemin, de nombreux dangers guettent aussi bien l’historien que le romancier. Je pense notamment aux thèses soutenues par les zélateurs du tournant linguistique. Je pense aussi aux « conclusions » de Roland Barthes dans son article Le Discours de l’Histoire (1967) reprises aujourd’hui par les théoriciens de la postmodernité qui n’hésitent plus à assimiler la narration historique à la fictionnalisation littéraire. À votre avis, sous quelle forme devrait se dérouler cette nouvelle rencontre entre la recherche factuelle et l’imagination littéraire ?

Je partage le projet de la voie longue de Ricœur, fondé sur la reconnaissance de l’asymétrie et de la complémentarité entre histoire et littérature. Comme il l’écrit, la connaissance historique doit s’efforcer de correspondre de manière appropriée au passé (ou sinon, on est dans « l’arbitraire terrifiant » dont parle Hannah Arendt). Par ailleurs, précisément parce que l’histoire a un projet d’objectivité, elle peut poser comme un problème spécifique celui des limites de l’objectivité. Pour cette raison, toute vision naïve du concept de « réalité », appliquée au passé, doit être critiquée. Je suis donc pour une politique d’échange entre l’histoire et la littérature fondée sur le refus de l’assimilation des deux discours. Mais comme vous le dites, de nombreux dangers guettent aussi bien l’historien que le romancier. Dans cette perspective, il faudrait s’interroger également sur les dangers implicites qui sous-tendent la tentative de  soumettre la littérature à un registre de vérité factuelle. Il me semble, que, dans certaines critiques du roman Jan Karski de Yannick Haenel on risque d’oublier que la littérature est d’abord littérature : lorsqu’on confond littérature et témoignage, la littérature perd toute sa liberté.

Je souhaiterais m’attarder encore un moment sur la question du rapport entre les faits et la fiction. À la fin de sa vie, Dilthey croit que l’art peut être un chemin vers la compréhension de l’histoire. Il comprend que c’est au moyen d’une mise en intrigue, c’est-à-dire d’une recherche de la logique narrative que la littérature trouve un sens aux événements passés. Or, il me semble que c’est précisément cette optique qu’adopte Hayden White dans les années soixante-dix. Par ailleurs, vous décrivez bien l’approche holistique de Dilthey qui consiste à prendre en compte l’influence de la vie quotidienne et de l’époque sur le travail de l’artiste. Or, là encore, White semble emboîter le pas au philosophe allemand : son livre Metahistory repose en partie sur l’analyse des influences concrètes que les courants philosophiques et culturels ont eues sur la façon dont certains historiens ont interprété les événements du passé. Quelle peut être aujourd’hui la « modernité » de Dilthey ? Mène-t-elle inévitablement aux thèses « fictionnalistes » ?

À la fin de sa vie, Dilthey se convainc qu’il faut regrouper les expériences historiques autour de types. Son projet rappelle celui de Max Weber qui, presque au même moment, fonde la conceptualisation de la réalité sur l’idéal-type. Pour Dilthey ainsi que pour Weber, le type relève d’une construction formalisée : plus que d’une reproduction de la réalité ou d’une catégorie au sein d’une classification, il s’agit plutôt d’une tentative pour mettre de l’ordre, par la distinction et l’accentuation unilatérale de certaines caractéristiques typiques. La différence demeure dans le fait qu’à la différence peut-être de Weber, lorsque Dilthey envisage le travailde condensation, c’est surtout de l’art, tenu pour l’assise de toute connaissance, qu’il s’inspire, pour proposer une véritable scénarisation du passé. Pourtant, même si l’art représente un modèle approprié pour l’histoire, je ne crois pas que ce projet mène inévitablement à une perspective fictionnaliste.

 

 

 

Entretien publié le 23 janvier 2011

 

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