Cohabiter la fiction

Entretien avec Aurélien Maignant

 

 

Propos recueillis par Jean-François Vernay

 

Cohabiter la fiction d’Aurélien Maignant est un court essai percutant qui entend repenser notre rapport à la lecture (en abordant ses phénomènes sous-jacents comme l’attention, l’absorption, l’adhésion, l’immersion, l’identification, l’attachement, l’imagination morale, ou l’incorporation de la valeur cognitive) et la manière dont on habite la fiction. Dans ces pages, il soutient « qu’aucune interprétation, au sens de discours ou de commentaire portant sur un récit de fiction, ne peut s’émanciper de l’expérience de lecture ordinaire, soit d’une attitude d’imagination active d’un monde auquel on fait semblant de croire. »

Jean-François Vernay : Vous semblez rejeter les dichotomies qui qualifient les types de lecture, notamment celles qui opposent la lecture ordinaire ou dite naïve à la lecture érudite ou savante, une distinction souvent attribuée à Karl Canvat. Quelle est votre position à ce sujet et en quoi consiste la « lecture ordinaire » dans cette typologie binaire ?

Aurélien Maignant : Cohabiter la fiction s’essaye effectivement à démontrer qu’aucune interprétation ne peut s’émanciper d’une représentation mentale du monde fictionnel, ce qui est une manière un peu espiègle de synthétiser une hypothèse froidement herméneutique : tout commentaire, quelle que soit sa perspective, engage son auteur à manipuler la donnée fictionnelle , voire à l’altérer lorsqu’elle n’est pas certaine (par exemple lorsque des informations manquent dans le récit ou que les perspectives narratives sont contradictoires). L’essai vise donc seulement à décrire certains fonctionnements de l’interprétation. Aussi, la question de la lecture ordinaire n’était pas centrale au début du travail, elle m’est apparue plus tard comme une porte d’entrée intéressante. J’ai ouvert la réflexion sur une formulation dichotomique, car, avant d’être le sujet de débats pointus parmi les théoriciens, la distinction entre lecture ordinaire (ou «passive», «quotidienne», «affective») et lecture savante (ou «érudite», «professionnelle», «critique») me semble d’abord un lieu commun fréquemment rebattu. De très nombreux travaux l’utilisent, surtout dans les disciplines culturelles, sans forcément la questionner, ce qui va de soi puisqu’elle n’est pas centrale dans leur approche. On verra là en partie l’héritage de nos intériorisations scolaires collectives : un rapport récent de l’Inspection Générale des Lettres rappelait aux professeur que « pour construire une interprétation, l’élève doit dépasser les réactions personnelles, affectives, partielles et partiales, entachées d’erreurs » . Je pense qu’il est encore pertinent aujourd’hui de l’aborder comme dichotomie parce que c’est souvent ainsi qu’elle se répercute dans l’usage courant, en dehors des articles spécialisés sur les pratiques et les théories de la lecture.

Cela dit, en montrant par exemple que les interprétations post-hégéliennes de Corneille les plus « exigeantes » sont contraintes de «bassement» spéculer sur les sentiments amoureux des personnages, Cohabiter la fiction ne fait rien d’autre qu’apporter un nouvel argument à certaines déconstructions précises de la dichotomie. Précises, car tout dépend sous quel angle on l’envisage: comme représentation (ce que j’évoquais à l’instant) ou comme fait social. S’il s’agit de délimiter des pratiques socio-culturelles, alors le travail de distinction me parait plus que pertinent. Canvat, que vous évoquez, analyse comment la contrainte institutionnelle (scolaire ou académique) module et affecte l’activité de la lecture, d’autres perspectives d’obédience sociologique étudient l’influence des appartenances sociales (Hooks, 2003), de l’inégale répartition des capitaux (Bemporad, 2014), du jeu multiple des identités (Albenga & Bachman, 2015), des rapports de pouvoir (Marpeau, 2021). Ce ne sont pas ces distinctions (qui n’ont plus rien de dichotomique) qu’il s’agit de déconstruire, car leur réalité est indéniable.

L’optique dans laquelle Cohabiter la fiction argumente est la seconde, celle de la lecture ordinaire comme représentation savante. Je l’ai découverte dans les recherches de Rita Felski (2009) ou de Jérôme David (2012) qui analysent la dévalorisation culturelle de la portée imaginative, affective et représentationnelle de la lecture de fiction, au détriment des pratiques valorisées d’interprétation symbolique, intertextuelle et «distanciée» (quoi qu’on mette d’ailleurs derrière cette «distance»). Cette dépréciation, qu’on fait conventionnellement remonter à Emma Bovary, même si une archéologie idéologique nous ramènerait sans doute bien plus loin, définit la lecture ordinaire comme une lecture saisie par l’intrigue, engagée affectivement avec les personnages, impliquée dans le débat éthique et politique qui anime les protagonistes, surprise par les rebondissements du récit, contemplative des détails du monde fictionnel, curieuse de comparer son expérience subjective à celle que propose la fiction, globalement dupée par l’illusion référentielle qui lui fait attribuer une forme d’existence aux représentations induites par le texte dans son esprit (étudier les émotions d’un signe sur du papier n’a aucun sens, dit à peu près Todorov). Si je devais résumer, je dirais qu’à mes yeux, la lecture ordinaire est, comme fait social, un spectre de pratiques hétérogènes situées hors des cadres institutionnels, et, comme représentation savante, un épouvantail théorique qui a longtemps tenu la théorie littéraire éloignée d’un pan essentiel de l’expérience des lecteurs, opacifiant, avec un élitisme certain, « l’effet » des fictions.

Jean-François Vernay : Ce qui oppose la lecture ordinaire à la lecture savante n’est pas tant la composante affective qui est présente au cœur de toute lecture chez les neurotypiques, mais l’attention qui serait proprement « littéraire » selon la formulation de Marjorie Garber. Ne faut-il pas distinguer la lecture, qui est par essence affective, de l’interprétation où « il est possible de dissocier l’évaluation cognitive de l’évaluation émotive » comme le souligne Jean-Marie Schaeffer dans L’expérience esthétique (2015) ?

Aurélien Maignant : Le spectre des réponses possibles suit la polysémie des termes « lecture » et « interprétation ». Sur ce sujet, j’ai certainement plus de questions que de certitudes. Cela dit, quelques points me semblent clés dans la recherche contemporaine sur la fiction. « L’attention littéraire », et une définition de « l’interprétation » comme pratique engageant à une distance avec ses affects, me semblent des critères souvent attribués à la « lecture savante » telle que nous l’évoquions. Il arrive d’ailleurs que l’opposition naïve/savante soit paraphrasée comme une opposition entre immersion et interprétation. À ce stade, je me sens proche d’au moins deux convictions que forgent les approches contemporaines.

Premièrement, l’immersion fictionnelle déroute l’interprétation comme décodage d’une intentionnalité (pierre angulaire de l’herméneutique « classique » ; Currie, 1991). Si l’on postule que les fictions, comme toutes les productions culturelles, résultent d’une intentionnalité, et que la figure auctoriale est centrale (voire première) dans l’expérience de lecture (Jouve, 2018), force est de constater qu’elles brouillent la lisibilité du signal. La présence (accessoire mais fréquente) d’une voix narrative, parce que sa relation à la figure auctoriale est toujours mouvante, opacifie l’intentionnalité. Dans un chapitre de Cohabiter la fiction, j’inventorie plusieurs interprétations avérées d’une nouvelle de Poe en cherchant à montrer que des phénomènes relevant de la compétence imageante des lecteurs (À quoi ressemble l’espace de l’action ? Quel visage a le narrateur ? Comment sont habillés les personnages ?, etc.) dépendent largement de la relation spéculée par les récepteurs entre Poe et son narrateur. Logiquement, des énoncés interprétatifs plus « complexes » à propos de cette nouvelle sont inféodés à la construction de cette relation, en tant qu’elle détermine l’image mentale du récit. La question des narrations non-fiables, ou des paradoxes narratifs (connus pour brouiller l’intention auctoriale), montre que, sur certains plans, l’imagination narrative et la construction du sens fonctionnent simultanément, voire ne constituent qu’un seul et même processus. Contre la dichotomie classique entre « immersion » et « interprétation » Françoise Lavocat (2015) démontre d’ailleurs efficacement que les invitations textuelles au décodage (paradoxes, mensonges, troubles référentiels, etc.) sont en réalité des accélérateurs d’immersion.

Deuxièmement, et on rejoint la question des affects, la distinction entre « lecture » et « interprétation » amène rapidement sur le terrain de « l’activité » (agency) des récepteurs. Si l’on admet que l’interprétation a besoin d’une représentation relativement stable du monde du récit pour fonctionner (par exemple, de disposer d’une réponse à la question : le narrateur partage-t-il les croyances scientifiques ou morales de l’auteur ?), alors, chez le sujet lisant, la construction du monde et la construction du sens paraissent à nouveau des activités solidaires. Or, la réponse affective est cruciale dans la construction du monde. Certains travaux montrent par exemple que les lecteurs vont avoir tendance à approuver la version des faits avancée par les personnages avec lesquels leur investissement affectif est le plus marqué (Caraciollo, 2014). Et cet investissement dépend de nombreux facteurs, par exemple une expérience personnelle qui résonne avec la situation des personnages (Keen, 2007) ou une identification par caractérisation sociale (Ahmed, 2004). Une partie de ce raisonnement tient aussi pour l’évaluation éthique, qui peut désigner la question de la lecture-jurée (Nussbaum, 2015) où l’on juge le comportement d’un personnage comme s’il s’agissait d’une personne réelle (phénomène classiquement rattaché à la « lecture »), mais aussi des analyses intentionnelles emboitées et plus complexes, par exemple lorsque le sujet attribue une intention éthique à l’auteur en analysant la manière dont la voix narrative qualifie moralement les actions des personnages (type d’analyse classiquement attribuée à « l’interprétation »). Ma réflexion est la même : plusieurs travaux défendent qu’empathie et jugement relèvent plus de réactions simultanées que de processus cognitifs dissociés (même si le jugement et les positions empathiques peuvent évoluer après l’analyse d’une situation). Ainsi, de nombreuses évaluations cognitives, épistémologiques ou éthiques dépendent en partie des investissements affectifs, et toutes contribuent à l’élaboration mentale du monde, souvent déterminante pour la formulation ultérieure d’énoncés herméneutiques complexes.

Ces pistes concourent à montrer que la lecture est nécessairement une recomposition des données de l’univers narratif, où l’évaluation émotive joue un rôle certain, et que le commentaire herméneutique dépend forcément des variantes recomposées. À titre personnel, je ne sais pas si je ferais de la distinction entre « lecture » et « interprétation » une priorité, car elle me parait trop relative aux définitions et aux disciplines pour être toujours efficace, en revanche, ce qui me passionne dans ces constats, c’est plutôt l’analyse des causes de la pluralité, des raisons qui motivent les divergences entre les interprétations.

Jean-François Vernay : Vous développez la question de la vérité (entendue ici comme « connaissance ou expression d'une connaissance conforme à la réalité, aux faits tels qu'ils se sont déroulés ; les faits réels eux-mêmes », Larousse) dans la fiction, ce qui va à l’encontre des thèses de Maurice Blanchot, Tzvetan Todorov ou de Peter McCormick pour qui la fiction échappe au mouvement du vrai. Lorsque vous abordez la question du « régime fictionnellement vrai  » (CF : 20), vous reprenez l’exemple de Marion Renauld dont la définition du vrai fluctue en fonction du cadre référentiel choisi et capitalise sur une logique spécieuse à l’image d’un syllogisme : Il y a des souches dans la forêt/ (Je décrète que) les souches sont des ours/ Conclusion : il y a des ours dans la forêt. Cette croyance qui repose sur un jeu de croyances imaginaires (make-believe) devient la « vérité » (entendue ici comme « adéquation entre la réalité et l'homme qui la pense », Larousse) de l’énonciateur qui a déformé le postulat référentiel de base (Il y a des souches dans la forêt). En quoi votre concept de cohabitation fictionnelle est utile pour penser la fiction comme espace du vrai ou du non-vrai ?

Aurélien Maignant : La question de la vérité dans la fiction, contrairement à celle de la lecture ordinaire, était à l’origine de l’essai. Ce point de départ se situait plus exactement dans les approches (un temps nommées « internes ») de la fiction contestant l’angle mort qu’était devenue la notion de vérité. On compte effectivement parmi ces approches une partie du corpus structuraliste que vous évoquez, mais aussi les approches plus logiciennes des mondes possibles qui conduisirent certains philosophes à contester la « vérifiabilité » des non-dits fictionnels (ce que le texte n’explicite pas). Les approches internes renversaient cette idée et avançaient que les mondes de fiction, s’ils ne sont pas des entités purement logiques, jouissent d’une complétude locale, situationnelle et phénoménologique. Pour le dire autrement, le texte d’Hamlet ne dit jamais si le personnage éponyme a subi des traumatismes dans son enfance (qui pourraient avoir des conséquences massives sur le sens de l’œuvre), mais il est absurde de penser que cette affirmation n’a pas de valeur de vérité. On assiste effectivement à une inflexion du rapport à la vérité, celle qu’évoque votre question.

L’activité interprétative va très souvent reconstruire et établir des vérités locales à propos du monde de fiction, pour donner du sens à l’œuvre . Mais, en dehors de tout débat logicien, la vérité dans la fiction est de facto devenue une information centrale pour comprendre les réceptions contemporaines. Elle est particulièrement saillante dans les débats sur les fictions transmédiatiques, et notamment sur internet. Si certaines querelles interprétatives à propos de Games of Thrones ou du Seigneur des Anneaux se jouent sur des terrains fréquentés par l’herméneutique classique (l’intention auctoriale, le sous-texte idéolo-gique, l’adaptation intermédiale, etc.), beaucoup concernent bien la vérité de certaines données du monde. Un exemple parmi d’autres : les récepteurs d’Harry Potter ont écrit des milliers de pages (sans hyperbole) pour défendre ou contester l’hypothèse selon laquelle Harry et Hermione seraient en réalité frère et sœur. Ceux qui défendent cette hypothèse affirment une vérité et interviennent par-là dans la donnée fictionnelle (le texte n’indique pas explicitement cette filiation) ; que d’autres s’y opposent démontre qu’une telle affirmation n’a pas une valeur de vérité nulle, et que la vérité dans la fiction est centrale dans notre pratique sociale et culturelle des récits .

En travaillant sur Cohabiter la fiction, il m’a semblé que la notion de vérité était une ouverture intéressante pour penser les liens entre les approches « internes » de la fiction, plutôt théoriques, et des pratiques herméneutiques dans lesquelles l’interprétation assume qu’elle doit intervenir sur la vérité du monde pour construire le sens de l’œuvre. J’évoque Harry Potter, mais je pense aussi aux propositions issues de la théorie des textes possibles (Escola & Rabau, 2005) ou de la « critique interventionniste » (Bayard, 1998), toutes deux revendiquant un héritage plus ancien : les pratiques de réécriture-interprétation courantes dans la réception théâtrale et littéraire au XVIIe siècle . Généralisant à partir de ce constat, l’essai tente de souligner pourquoi ces interventions apparaissent en fait dans la plupart des activités d’interprétation, y compris (et surtout) celles qui ne se pensent pas délibérément comme interventionnistes.

Pour poser un cadre théorique, j’ai essayé de développer le concept d’univers de croyances, soit un ensemble de propositions, de motivations et d’affects qui délimite la représentation qu’a chaque sujet de son monde (où plus spécifiquement d’une situation et de ses enjeux). Les ampleurs spatio-temporelles de la plupart des fictions les contraignent à se centrer sur un nombre restreint de situations (même si ce n’est pas toujours le cas) , à se construire autour de conflits entre les univers de croyances des personnages (et d’une éventuelle voix narrative externe). On pourrait d’ailleurs légitimement arguer que certains genres, comme la tragédie classique, sont essentiellement structurés par un conflit d’univers de croyances à propos d’une situation. « Cohabiter la fiction » est une tournure (d’autres auraient été possibles), tirée du constat suivant : les protagonistes habitent la fiction, au sens où ils ont leur propre univers de croyances, et l’interprète, toujours contraint de recomposer la donnée épistémologique, affective et idéologique du monde, reconstruit un univers de croyances qui lui est propre (arbitre sur ce qui est vrai ou non) en piochant dans les différents univers de croyances disponibles (personnages et voix narrantes). L’interprète n’habite pas la fiction au premier degré, mais il ou elle la cohabite. Formulé autrement, dans notre rapport pratique à l’interprétation des fictions, la vérité est centrale, mais elle ressemble davantage à ce qu’on appelle vérité dans le domaine juridique (où tout est affaire de débats, de preuves, de témoignages, de constructions et de confiance), qu’à ce qu’on appelle « vérité » dans le champ mathématique, ou logicien. Une « méthodologie » à laquelle aboutit ce constat, celle que l’essai teste dans trois études de cas, consiste à « traquer » dans des commentaires (en l’occurrence des analyses académiques), les moments où ces opérations apparaissent, les itinéraires herméneutiques qui montrent que l’interprète a arbitré sur une vérité, placé sa confiance dans tel ou tel personnage, opté pour tel ou tel univers de croyances – que tout cela soit intentionnel ou non.

Jean-François Vernay : Dans votre chapitre sur la cohabitation éthique, vous déclarez : « Organisant le parcours émotif de la lecture à travers les “sphères d’expériences”, les fictions disposeraient de certaines stratégies textuelles que l’on pourrait appeler des “programmes empathiques” » (CF : 102). Pouvez-vous éclairez nos lecteurs sur cette dernière notion et nous dire s’il serait possible pour un auteur de générer de l’empathie sans qu’on puisse leur attribuer une intentionnalité ?

Aurélien Maignant : Ce chapitre conclut l’essai, il ne cherche pas vraiment à entrer dans le débat complexe sur le rôle des émotions dans la lecture et prend plutôt la forme d’une étude de cas. La première étude de cas se penche sur des interprétations d’Horace, un récit sans médiation externe où les conflits entre univers de croyances circonscrivent une question juridique (faut-il acquitter un meurtrier ?). La deuxième est consacrée à une nouvelle de Poe, narrée seulement par l’un des protagonistes, où la vérité est problématisée sous un angle médical (mais en fait épistémologique : le personnage est-il fou ?). Elle permet d’aborder la question des narrations indignes de confiance, et la cohabitation particulière des interprètes face à un récit homodiégétique (i.e. qui ne relate qu’un seul univers de croyances).

Pour clore ce parcours, il m’a paru intéressant d’explorer certains enjeux éthiques de l’hypothèse. En effet, on remarque que la cohabitation des interprètes passe aussi par l’attribution de certaines valeurs morales aux personnages ou aux voix narratives (les vérités déontiques font partie intégrante des univers de croyances), ce qui les amène parfois à les rejeter ou à y adhérer (que cela soit, là encore, intentionnel ou non). Dans l’essai, les observations d’ordre affectif restent à une échelle purement textuelle (toujours l’analyse de commentaires), mais cela n’a bien évidemment rien d’une découverte. Suivant d’autres perspectives, des travaux ont avancé par exemple que les lecteurs auraient plus de peine à s’immerger mentalement dans des univers qui leur paraissent trop éloignés de leurs croyances (ce qu’on a pu appeler la « résistance imaginative morale » ; Reboul, 2011).

Pour explorer cette piste, j’ai choisi un couple de concept simple (parce qu’un peu trop vagues, bien sûr), et suis reparti de l’idée de programme empathique telle que la présente la philosophe américaine Martha Nussbaum (2015). Prenant l’exemple (arrangeant) du Hard Times de Dickens, elle montre que le récit est conçu de manière à faire vivre aux lecteurs l’expérience d’une situation, en nous mettant à la place de certains personnages seulement, d’où l’idée d’une « sphère d’expérience ». C’est à mon sens une proposition tout à fait juste, qui fait bien sûr écho à de nombreux travaux sur l’expérientialité en général (de la réception, de la lecture, de l’immersion, du récit, etc.) . Nussbaum suggère ensuite que la structure narrative elle-même favorise certains programmes empathiques (saillants dans Hard Times, manifeste certes très réformiste, mais nettement pensé comme un éloge de l’intelligence affective des classes populaires face à l’utilitarisme bourgeois). Le concept désigne l’ensemble des stratégies mises en place dans le récit pour susciter l’empathie ou l’antipathie envers certains personnages, ce qui revient souvent à faire adhérer ou non à une lecture éthique des situations expérimentées dans le monde de fiction : à moduler la cohabitation éthique. Si, là encore, l’idée n’est pas neuve, la conception de Nussbaum me paraissait trop rhétoricienne (trop peu soucieuse de la négociation affective opérée par la réception face à ces programmes). Cela dit, ouvrir le concept à davantage de constructivisme permettait d’étudier comment chaque interprète se positionnait à travers ces programmes. Bien sûr, avec la « méthode » cohabitationnelle, une analyse explicite de ces programmes ne peut économiser la question de l’intentionnalité (le plus souvent auctoriale), mais ce qui m’intéressait davantage, c’était à nouveau d’analyser des interprétations pour y traquer les moments où une analyse académique complexe repose implicitement sur une sympathie ou une antipathie pour un personnage et ses valeurs (à l’intérieur d’un conflit éthique entre les univers de croyances).

Jean-François Vernay : Quelle est la prochaine étape de votre réflexion après le model cohabitationnel ? Quels sont vos projets ?

Aurélien Maignant : Comme je le rappelais au début de notre entretien, Cohabiter la fiction est une version allégée d’un mémoire et j’ai entamé depuis un travail de thèse . Pour le moment, je me tourne beaucoup vers les études de réception au sens large. À mes yeux, Cohabiter la fiction a de nombreux défauts, dont l’un des principaux est de ne pratiquer cette « interprétation des interprétations » (ce que Korthals Altes (2014) appelle la « méta-herméneutique ») que sur des commentaires tout à fait « professionnels ». Je travaille toujours dans cette perspective, un champ encore peu développé et qui pose des questions où les compétences des sciences culturelles trouvent un contact étroit avec le réel social : pourquoi les réceptions divergent-elles ? quels facteurs influencent quelles interprétations ? comment dessiner les variables des débats sociaux que suscitent les œuvres ? Cela dit, j’ai envie d’appliquer ces méthodes méta-herméneutiques sur des sources de réception plus courantes, moins calibrées par les impératifs sociaux et éditoriaux du commentaire universitaire.

Une possibilité aurait été de travailler sur les corpus de réception des fictions mainstream, comme le cinéma hollywoodien, ou la littérature fantasy, qui cumulent des milliers d’interprétations, notamment sur internet. Cela dit, il est parfois difficile d’y articuler des axes comparatistes précis (pourquoi deux interprétations diffèrent-elles exactement ?). Dans le cadre de la thèse, je cherche à développer une méthode d’enquête basée sur de longs entretiens compréhensifs (d’environ une heure) avec des spectateurs après des spectacles particulièrement politiques (issus des programmations contemporaines en Suisse romande). L’intérêt de cette méthode est qu’elle permet de collecter des sources de réception longues (chaque enquêté a le temps de développer un récit approfondi de son expérience, il est d’ailleurs rare que nous passions une heure complète à parler d’un spectacle que nous avons vu) et faciles à comparer (puisque les questions posées sont similaires). Mon idée est d’explorer différents angles qui expliquent la divergence de réception, mais surtout de participer à ce qu’on appelle aujourd’hui les études de réception « réelle » en développant des outils pour aller à la rencontre de l’interprétation sur le terrain (comme le font beaucoup les recherches en didactique par exemple).

Cela dit, j’ai gardé de Cohabiter la fiction une approche très textualiste, soit qui envisage la source de réception comme un texte à analyser (je viens des études littéraires, et c’est à peu près ce à quoi je suis formé). Pour prendre un exemple simple, je demande toujours aux enquêté de me « raconter » leur expérience du spectacle, mais aussi de me résumer « l’histoire » qu’on leur a raconté. Après avoir transcrit les entretiens, on peut les analyser comme des récits d’un même événement, avec des outils narratologiques. Le récit de spectation est une forme narrative assez particulière, qui va adopter un point de vue externe, presque omniscient sur la fiction scénique, puis opter pour différentes focalisations (dans la perspective d’un autre spectateur, ou d’un comédien) et naviguer entre les niveaux référentiels. Une même phrase peut y formuler des affirmations relatives à la réalité ordinaire (ce qu’il se passe dans la salle) comme à la fiction imaginée (représentée sur scène), en changeant sans cesse de point de vue, tout en multipliant les postures interprétatives (de la réaction émotionnelle à l’interprétation symbolique, en passant par la critique institutionnelle ou la réponse corporelle). Tout cela est encore embryonnaire bien sûr, mais m’a déjà appris au moins une chose : planifier un temps considérable de son contrat de thèse sur le « terrain » est bon pour la santé mentale, surtout dans les disciplines culturelles où l’essentiel de la recherche relève souvent d’un travail solitaire de bibliothèque qui, à titre personnel, ne m’épanouit pas toujours pleinement. J’aimerais beaucoup mutualiser cette approche un jour, par exemple dans le cadre d’un séminaire, où les étudiants seraient invités à sélectionner une scène ou un passage, puis à mettre en place une étude méta-herméneutique en délimitant au préalable un groupe d’enquêtés et un protocole d’entretien : en quoi les interprétations de l’extrait divergent-elles ? comment récolter ces interprétations ? quels facteurs semblent justifier ces divergences ? Je crois que qui me plait le plus dans cette idée, c’est de mettre à profit certains outils des formations culturelles (comme l’appareil narratologique) pour décrire un phénomène très concret et qui fait partie de nos vies quotidienne : le débat sur les œuvres.

 

 

 

 

 

 


Entretien publié le 04/03/2022

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