Narratologia

Entretien avec John Pier

Professeur d’anglais à l’Université de Tours, John Pier est membre associé du CRAL et l'un des fondateurs de la collection Narratologia (Walter de Gruyter).

 

par Alexandre Prstojevic

Alexandre Prstojevic: Vous êtes l’un des fondateurs de la collection Narratologia qui vient d’être lancée chez l’éditeur allemand Walter de Gruyter. Pouvez-vous présenter aux lecteurs de Vox Poetica cette collection ?

John Pier: La collection est née d’une synergie qui a toujours été le propre des études narratologiques. Synergie scientifique, tout d’abord, dans la mesure où, comme le témoigne l’expérience française des années 60 et 70, la narratologie s’est nourrie dès ses débuts d’une longue tradition de réflexion sur le récit qui traverse les littératures nationales et aussi d’un travail transdisciplinaire ­ tout cela dans le but de saisir la richesse des récits dans leurs multiples enracinements culturels. Synergie institutionnelle, ensuite, puisque Narratologia est une émanation du Groupe de Recherche en Narratologie de l’Université de Hambourg, crée en 2001 sous les auspices de la Deutsche Forschungsgemeinschaft et dirigé par Wolf Schmid, professeur à l’Institut d’Études Slaves de cette université (voir www.narrport.uni-hamburg.de). Réunissant plus de vingt chercheurs (enseignants et thésards) organisés autour de plusieurs projets spécifiques, les narratologues de Hambourg sont issus des disciplines philologiques (germanistes, romanistes, slavistes, anglicistes), et ils travaillent en collaboration avec d’autres disciplines telles que l’informatique, les études cinématographiques, la psychologie et l’historiographie. Mais si Narratologia, une des rares collections spécialisées du genre en Europe, n’est pas un organe officiel du Groupe de Recherche en Narratologie (parmi les trois rédacteurs, seul Wolf Schmid est membre de ce Groupe tandis que Fotis Jannidis enseigne la littérature allemande à l’Université de Darmstadt et que parmi les quinze membres du conseil scientifique international, seulement trois enseignent à l’Université de Hambourg), son lancement est le reflet d’une activité bouillonnante dans les recherches narratives. Structuraliste à ses origines, la narratologie depuis une quinzaine d’années se tourne vers d’autres modèles épistémologiques et d’autres approches analytiques, réévaluant les acquis du passé sous l’angle de multiples évolutions dans les sciences humaines et sociales, la linguistique et la philosophie du langage, la sémiotique, etc. D’autre part, elle n’hésite pas à aborder de nouveaux objets de réflexion tel que les éléments narratifs de la conversation quotidienne, des arts visuels, de la musique, du droit, des jeux informatiques (pour ne nommer que quelques-uns d’entre eux) ­ ceci toujours dans l’esprit de système et de rigueur d’analyse qui représente une des contributions majeures de la narratologie. La collection Narratologia semble donc un réflexe naturel face aux métamorphoses récentes des recherches narratives.

A.P. : Pouvez-vous présenter les titres qui viennent de paraître ou qui sont actuellement sous presse ? Quel est le programme pour l’année à venir ? Quels sont les projets à moyens et à long terme ?

J.P. : Les deux premiers volumes ont paru fin 2003 : What is Narratology ? Questions and Answers Regarding the Status of a Theory, édité par Tom Kindt et Hans-Harald Müller et regroupant les textes issus du premier colloque international du Groupe de Recherche en Narratologie (mai 2002), et Computing Action. A Narratological Approach, de Jan-Christoph Meister. À paraître dans les mois à venir sont Figur und Person. Beitrag zu einer historischen Narratologie de Fotis Jannidis, The Dynamics of Narrative Form. Papers in Narratology at ESSE6 (Strasbourg, September 2002) and other contributions, édité par John Pier, et Erzählstrukuren in der französischen ‘Annales’-Geschichtsschreibung d’Axel Rüth. On prévoit également les publications suivantes: un ouvrage collectif sur le lecteur implicite (en anglais), publié sous la direction d’Ansgar Nünning, la version allemande d’une monographie intitulée Narratologie, déjà publiée en russe par Wolf Schmid, un ouvrage de Peter Hühn et de Jörg Schönert consacré à l’analyse narratologique de la poésie anglaise et de la poésie allemande, un recueil de mes propres travaux et Narratology beyond Literary Criticism, édité par Jan-Christoph Meister et regroupant les actes du second colloque international de Hambourg (novembre 2003). D’ailleurs, plusieurs manuscrits sont actuellement en cours d’évaluation. Nous sommes partis avec l’idée de publier deux ouvrages par an, mais voilà que nos auteurs et nos lecteurs s’attendent à bien plus ! Enfin, pour donner au public la possibilité de se renseigner sur les projets de la collection ­ courants et à venir ­ une page d’accueil sur Internet consacrée uniquement à Narratologia est actuellement en cours d’élaboration chez de Gruyter.

A. P. : Je remarque que les titres que vous annoncez sont en allemand et en anglais. Pourtant, la narratologie est considérée comme un « héritage » français ! D’où vient ce choix de langue et d’éditeur ?

J.P. : Rien d’étonnnant dans le fait qu’un groupe de recherche allemand innovateur cherche à promouvoir sa discipline en s’associant avec une des premières maisons d’édition d’Allemagne et que cette maison d’édition publie des livres en allemand ! Quant aux titres anglais, il est peu contestable que l’anglais est la lingua franca de nos jours, que nous sommes dans la situation insolite où le nombre de personnes qui parlent et qui lisent cette langue comme langue seconde est plus important que le nombre de personnes la connaissant comme langue maternelle. On imagine mal quel serait l’état des recherches en narratologie ces dernières années si les narratologues non-anglophones ne lisaient pas l’anglais. Mais on imagine plus mal encore l’existence même de la narratologie dans les pays anglophones ou ailleurs sans l’héritage français ! Ceci dit, un projet de publication en français qui rejoint les préoccupations de Narratologia ne manquerait pas d’être sérieusement pris en considération.

A.P. : Est-ce que Narratologia vient confirmer ce que certains disent à voix basse depuis quelques années : que la narratologie se porte mieux à l’étranger qu’en France ? Où sont (géographiquement) les centres, les foyers de réflexion sur les problèmes de la narratologie, aujourd’hui ?

J. P. : Je pense que la narratologie ne se porte pas de la même manière partout. Il est vrai qu’en France, depuis l’essoufflement du structuralisme, les mots techniques de la narratologie restent monnaie courante, notamment pour certains types d’exercice scolaire, ce qui ne manque pas d’inciter les chercheurs à consacrer leurs efforts à d’autres perspectives sur le récit. Dans les pays anglophones, la situation est plus chaotique, car les chercheurs ont tendance à se servir de la narratologie pour traiter des questions thématiques ou idéologiques, soulevant parfois des difficultés d’ordre conceptuel et méthodologique. Dans les pays germaniques, on a l’impression parfois que la narratologie vient se greffer sur des conceptions déjà bien implantées sans modifier les choses en profondeur. Mais il est dangereux de généraliser : on parle depuis un certain temps des « narratologies », et les exceptions ­ en fait, la meilleure recherche dans le domaine ­ l’emporte fort heureusement sur la règle. Où se trouvent les foyers de réflexion sur la narratologie ? Les centres de recherche formellement constitués sont, à ma connaissance, peu nombreux : Hambourg, Nice (Centre de Narratologie Appliquée), et sans doute quelques autres. Mais il y a beaucoup chercheurs travaillant plus ou moins seuls dans leurs universités ou dans de petites équipes qui sont bien au courant de ce qui se passe ailleurs. Il faut penser aussi à ces foyers de réflexion qui ne sont pas géographiquement fixés : les colloques nationaux et internationaux, des revues comme Poetics Today (Israel), Style et Narrative (Etats-Unis), Cahiers de Narratologie et Narratologie (Nice), etc. ­ sans oublier bien sûr les collections spécialisées ! Bref, il semble que la narratologie prospère mieux là où les échanges sont fluides.

A.P.: Je ne peux m’empêcher, à ce stade de notre conversation, de paraphraser Tom Kindt et Hans-Harald Müller, rédacteurs du premier volume publié dans Narratologia, What is Narratology ? Qu’est-ce que au juste la narratologie ? Quelles perspectives s’ouvrent devant la narratologie, et surtout quelles questions, quels points précis peuvent attirer les chercheurs dans les années à venir ?

J.P. : Les études narratives sont millénaires. Ce qui est novateur dans l’émergence de la narratologie dans ses différentes versions aux années soixante se résume par trois caractéristiques : 1° le souci d’élaborer une théorie générale du récit qui répond aux critères de cohérence des systèmes formels tout en fournissant des méthodes pour l’analyse des récits ; 2° un lien avec les sciences humaines, notamment la linguistique structurale, mais aussi l’ethnologie, l’analyse du conte, la psychanalyse, etc., marquant une rupture avec la philologie traditionnelle ; 3° l’assimilation/synthèse de certaines théories narratives datant d’avant la narratologie. Si les choses ont beaucoup évolué depuis quarante ans, ce schéma général semble avoir laissé des traces durables sur les études narratives, y compris celles qui ne se réclament pas de la narratologie ou qui se servent de concepts narratologiques à des fins éloignées de celles de la narratologie « classique ». Dans le volume que vous évoquez, Ansgar Nünning esquisse un tableau très intéressant de la situation actuelle en identifiant plus de trente sortes de narratologies allant d’un pôle « sous-théorisé » (applications contextualistes, thématiques, transgénériques ; narratologies postmodernes et poststructuralistes ; narratologie féministe) vers un pôle « sur-théorisé » (narratologies éthiques, rhétoriques, pragmatiques ; théories faisant appel aux sciences cognitives ou à la logique des mondes possibles). Le paysage est donc extrêmement varié, sinon confus, et si le structuralisme d’autrefois ne représente plus un moteur de recherche dans le domaine, l’esprit de méthode et de système que cette mode de pensée a apporté aux études littéraires est loin d’être une chose du passé ; les voies d’investigation ouvertes aux chercheurs aujourd’hui sont multiples. Donc, si certains narratologues des années soixante cherchaient à modéliser les contenus narratifs (la fabula des formalistes russes) en s’inspirant des catégorisations de la linguistique structuraliste, des tentatives plus récentes s’appuient sur les recherches en logique modale, intelligence artificielle ou cognitivisme. Dans l’ensemble, l’accent tombe aujourd’hui moins sur les binarismes, les taxinomies ou les traits universaux des récits ­  même si des travaux importants continuent à être consacrés aux typologies des récits, à la focalisation/perspective/point de vue, au style indirect libre, etc. ­, que sur le récit comme ensemble holistique ou processus dynamique impliquant l’acte interprétatif. Les perspectives sont donc trop nombreuses pour les énumérer ici, mais il me semblent que (au moins) deux thèmes d’interrogation récents confirment l’actualité de la recherche en narratologie et ses potentialités pour les recherches futures. 1° À l’origine, la narratologie s’intéressait au récit sans se soucier de la distinction entre récit de fiction et récit factuel. D’autre part, la réflexion sur la fiction se faisait indépendamment de la recherche en narratologie. Mais certaines évolutions de ces dernières années suggèrent une convergence de ces préoccupations, et on peut s’attendre à un débat intensifié sur, par exemple, les possibilités et les contraintes d’une narratologie fictionnelle par opposition à une narratologie du récit factuel. 2° La métalepse, procédé narratif intégré à la narratologie voici une vingtaine d’années par Gérard Genette, est restée longtemps dans la pénombre de la recherche narrative. Pourtant, on voit maintenant que la métalepse n’est pas une simple curiosité stylistique, mais qu’elle a des répercussions non-négligeables sur le statut de la représentation narrative et sur la théorisation du récit.

A.P. : À ce propos, vous avez organisé, avec Jean-Marie Schaeffer, en collaboration avec le Département de Littérature Comparée de l’Université de Paris III et le Groupe de Recherche en Narratologie de l’Université de Hambourg, un colloque très remarqué : « La métalepse, aujourd’hui ». Y’a-t-il un lien entre ce colloque et l’idée de créer Narratologia ?

J.P. : Il n’y a aucun lien direct entre le colloque et Narratologia ­ à part bien sûr une communauté d’intérêts scientifiques ! En effet, le colloque est le fruit d’une synergie scientifique et institutionnelle  dont je vous ai parlé tout à l’heure. Le CRAL, dont quelques-uns des membres sont les pionniers de la narratologie, et le Groupe de Recherche en Narratologie à Hambourg partagent des intérêts communs, et c’est par le biais de relations professionnelles entre quelques membres des deux centres que le projet du colloque est né. Les travaux du colloque, qui comprennent sept articles par les narratologues de Hambourg, seront publiés d’ici quelques mois aux Presses de l’EHESS. Par contre, Narratologia est une collection de monographies et d’ouvrages collectifs dont la vocation consiste à diffuser les recherches narratives allemandes et européennes. Il y a donc une complémentarité entre le colloque et Narratologia qui montre bien que les choses sont en train de bouger.

A.P. : Comment a été créé le réseau entre Paris et Hambourg ?  La collaboration, continue-t-elle ?

J.P. : Le colloque sur la métalepse et la publication de ses travaux traduisent une collaboration fructueuse entre les deux centres. En effet, la narratologie française est bien connue outre-Rhin, et le colloque a été l’occasion pour les participants français de prendre connaissance des recherches allemandes dans ce domaine, de profiter d’un certain « feedback » de l’héritage français à l’étranger. Mais les retombées de cet événement de ce côté du Rhin ne s’arrêtent pas là. Pour faire mieux connaître la narratologie allemande actuelle aux lecteurs français, un ouvrage collectif comprenant une quinzaine d’articles par les narratologues de Hambourg, sera publié courant 2004 aux Presses du Septentrion sous la direction de moi-même. À noter aussi est le fait que le séminaire « La narratologie, aujourd’hui », qui a commencé en février 2003, est un résultat direct du colloque. Jean-Marie Schaeffer, directeur du CRAL, a eu l’excellente idée de prolonger l’expérience du colloque avec la création du séminaire, et s’il n’existe entre Paris et Hambourg aucun lien d’ordre institutionnel, les relations entre les deux centres sont incontestablement un des facteurs de cette décision. Il existe encore d’autres possibilités de collaboration entre les narratologues des deux côtés du Rhin. Le Groupe de Recherche en Narratologie envisage de créer un Handbook of Narratology. Publié aux presses de l’Université de Hambourg, cet ouvrage paraîtrait en ligne et serait mis à jour périodiquement. Il aurait l’intérêt considérable de présenter les théories, concepts, terminologies, etc. tels qu’ils existent dans les différentes langues et traditions sous une lumière comparative. Ce projet ambitieux est toujours sous discussion, mais s’il se réalise, il serait une belle occasion pour tous ceux qui s’y intéressent de replonger dans l’histoire de la narratologie française, par exemple, pour réévaluer les acquis dans le contexte de la recherche actuelle.

A.P. : Enfin, je souhaiterais vous interroger sur votre travail dans le cadre du CRAL, qui reste un foyer intellectuel de grande importance pour tous ceux qui s’intéressent à la théorie littéraire en particulier et aux sciences humaines en général.

J.P. : Le CRAL est un cadre idéal pour tout ce qui touche à l’étude du récit, grâce à la fois à l’héritage aussi riche que particulier de ce centre et au fait qu’il réunit dans une structure fascinante des compétences qui couvrent de vastes secteurs de réflexion sur les phénomènes esthétiques dans leur contexte culturel. L’organisation actuelle du CRAL en problématiques transversales comprenant cinq équipes (Représentation, récit, fiction ; Arts et esthétique ; Images et arts plastiques ; Musiques ; Textes et littératures) permet de situer le séminaire de narratologie, ainsi que ses relations actuelles et futures avec d’autres foyers de recherche, au sein d’un programme cohérent et ouvert. Non moins important est le fait que la création de ce séminaire et les questions débattues lors de ses séances réaffirment la place incontournable du fait narratif dans les sciences humaines. Ma propre implication dans les évolutions récentes date d’une délégation au CRAL (2000-2002), expérience qui n’a pas manqué de me révéler les possibilités voire la nécessité de rendre compte des directions récentes en recherches narratives et de m’inciter à participer à la mise en place de structures pour favoriser le développement de ces recherches.

Design downloaded from free website templates.