Le Monstre, le singe et le fœtus. Tératogonie et Décadence dans l’Europe fin-de-siècle

Entretien avec Évanghélia Stead

Professeur de Littérature Comparée à l’Université de Reims, Évanghélia Stead est l’auteur du livre Le Monstre, le singe et le fœtus. Tératogonie et Décadence dans l’Europe fin-de-siècle, publié en 2004. Elle a également édité deux numéros spéciaux, La Lecture littéraire, n° 5-6 : Lire avec des images au XIXe siècle en Europe, et Romantisme, n°118 : Images en texte, en 2000 (travaux collectifs). Elle anime le séminaire TIGRE à l’ENS-Ulm sur Livres illustrés, Revues illustrées, XIXe-XXe siècles. Outre sur la fin du XIXe siècle et la Décadence, ses recherches portent sur le livre et la revue illustrée et la présence du monde antique dans la littérature moderne.

 

par Annick Louis

AL : Évanghélia Stead, vous êtes l’auteur de nombreux travaux sur la littérature européenne fin-de-siècle et sur l’imaginaire de la Décadence, qui ont abouti à ce vaste ouvrage au titre à la fois inquiétant et attrayant : Le Monstre, le singe et le fœtus. Tératogonie et Décadence dans l’Europe fin-de-siècle. Je voudrais tout d’abord faire référence à un aspect méthodologique auquel vous faites vous même allusion : votre corpus comprend aussi bien des auteurs célèbres de la période que des auteurs peu connus, voire inconnus, et met en place une érudition impressionnante. En d’autres termes, votre travail pose le problème du contraste (ou du décalage) entre les constructions de l’histoire littéraire et l’étude des productions telles qu’une époque les a connues.


ES: Vous mettez le doigt sur un point crucial. L’objectif que je me suis donné est triple : montrer l’étendue du phénomène, reconstituer et interpréter, et ce faisant, réfléchir sur la notion même de recherche en littérature.

Montrer tout d’abord l’étendue du phénomène, au-delà des quelques figures de proue qu’on a l’habitude de convoquer, car en prendre la mesure signifie le sortir de la marginalité dans laquelle on a tendance à le confiner. Essayer ensuite de constituer un corpus représentatif d’un esprit qui «se grossit et se gonfle quantitativement» et se complaît dans le «grouillement des innombrables», comme le dit bien Vladimir Jankélévitch, et qui procède davantage par figures et schèmes que par formulations et définitions. Ce n’est pas un hasard si la mosaïque ou le palimpseste sont souvent convoqués en relation avec la Décadence, qui se pense, qui se dit et se redit, mais sans nécessairement se définir. Il m’importait d’essayer de reconstituer certains de ces schèmes et de les éclairer, plutôt que de partir d’idées préconçues ou de définitions préalables. Les époques littéraires complexes ont beaucoup à nous apprendre sur notre façon d’appréhender les constructions de l’esprit. Notre méthode ne peut pas être une, indépendante de son objet. Elle se modèle au fur et à mesure que l’objet se dessine et s’adapte à lui. Nos critères ne peuvent être ni immuables, ni infaillibles. Or, les décadents se sont dit hostiles à l’école, ils ont boudé le manifeste, troublé les catégories, conspué critiques et journalistes. C’est le mot du jeune Valéry «[…] décadent pour moi veut dire, artiste ultra affiné, protégé par une langue savante contre l'assaut du vulgaire, encore vierge des sales baisers du professeur de littérature, glorieux du mépris du journaliste […]» . Une approche classique d’histoire littéraire ne me semblait pas convenir, d’autant moins que j’ai cherché à cerner un imaginaire associé à une poétique, à une façon de considérer le langage et la création, non pas à décrire la décadence comme catégorie. Il est vrai que cela a abouti à un corpus très important, qui peut impressionner, mais qui n’a jamais été une fin en soi. Je ne parlerais donc pas d’érudition, mais de recherche qui construit un corpus adéquat à l’objet d’étude. Pour le dire autrement, le corpus est symptomatique, il ne tend pas à l’exhaustivité, ce qui caractériserait davantage l’approche érudite.


AL : Cette question d’ordre méthodologique renvoie au fait que dans votre travail vous envisagez la Décadence comme un phénomène social et culturel, non pas exclusivement artistique ; la Décadence serait donc impossible à définir à partir de textes exclusivement littéraires, d’où un des apports essentiels de votre travail, puisque vous incorporez au corpus des débats, des illustrations, des définitions, etc. Ces éléments sont-ils reliés par une relation d’ordre hiérarchique ?

ES: Il est certain que l’époque connut une sorte de hantise du déclin et de la chute, que le terme de Décadence servit à polariser. C’est là l’expression d’un phénomène culturel et social, plus ou moins enraciné et sensible suivant les pays et les contextes, que la littérature, les arts graphiques et plastiques se sont plu à ausculter et à rendre. Ce fut une façon de considérer le monde, la chute de Dieu et des dieux, l’homme dépérissant dans un univers qui lui renvoie des images dégradantes ou menaçantes. Les théories et les visions scientifiques que j’ai été amenée à prendre en considération (évolutionnisme, darwinisme et ses corollaires, embryologie) et divers autres débats m’ont donc parfois incitée à élargir le corpus. Mais ce sont les œuvres littéraires, plastiques ou graphiques qui sont toujours au cœur du propos, c’est elles que je cherche à interpréter. J’aborde les textes littéraires dans leur triple dimension de représentation du phénomène socioculturel, de construction d’un imaginaire à décrypter, et d’utilisation normatif et anormal du langage – ce dernier est un fil conducteur important du livre. Quant aux œuvres plastiques et graphiques, elles ne m’intéressent pas en tant qu’illustrations, mais en tant qu’expressions fortes, synthétiques, imaginatives de cet esprit complexe. Elles n’ont pas une valeur pédagogique d’explicitation. Elles demandent à être interprétées au même titre que les textes. J’ai d’ailleurs écarté du dossier iconographique du livre tout ce qui, dans la version antérieure, relevait de l’illustration ou de l’explicitation des postulats. C’est une époque splendide pour les beaux-arts, l’iconographie m’a beaucoup apporté comme elle m’a aussi beaucoup éclairée.

AL : Vous consacrez, d’ailleurs, le premier chapitre (intitulé « Décadence, déformation et création ») à définir ce terme de « Décadence », dont un usage à la fois vaste et précis était fait à l’époque, soulignant notamment l’importance d’un usage particulier de la langue ; vous détachez le concept de ses implications morales (de déchéance) pour mettre en valeur la construction d’un mouvement esthétique. Cependant, la décadence n’en apparaît pas moins comme un « fait extrême de civilisation ». Le phénomène a-t-il eu aussi une dimension politique, comme, par exemple, dans les pays hispano-américains ?

ES: Les décadents ont voulu refaire le corps et refaire la langue, c’est un point capital que le livre cherche à souligner. Ils ont même superposé l’un à l’autre et pensé la langue comme un corps. Il ne faut pas oublier qu’hybride s’applique à l’époque à la botanique et à la grammaire, comme le montre le dictionnaire de Littré. Cette conception organique du langage dans l’imaginaire de l’époque est essentielle pour comprendre le drame de la création, tel que les décadents l’ont dépeint. Il y a là-dessous un schème de pensée de finitude : la langue est fatiguée et meurt, comme les individus dépérissent et les nations périclitent. Par contrecoup, créer, et surtout créer l’anomalie, le monstre, est une démarche qui s’inscrit à l’encontre de : de la nature et de la création, telles que les donne le récit vétérotestamentaire; de l’homme, centre et sommet de la création; de la langue, enfin. Dans une préface de Paul Alexis au premier roman de Paul Adam Chair molle, qui fit scandale, la langue française est représentée comme une femme, la mère de l’auteur, et Paul Adam, ce jeune écrivain qui bouleverse la syntaxe et cherche les mots rares, comme le fils dénaturé qui lui soulève les jupes à l’endroit de la syntaxe pour toucher à son pudendum . Ce sont des images comme celle-ci que j’ai cherché à éclairer en les plaçant dans un contexte plus large : la langue est violentée, ce viol est corporel et relève de l’inceste. Autrement dit, l’acte contre-nature, épine dorsale de mon enquête, s’en prend à la langue dans sa double dimension organique et sacrée.

Ces images sont très répandues à l’époque et correspondent à une sensibilité qui ne touche pas les seuls décadents, c’est-à-dire les seuls écrivains qu’on admettrait comme tels dans un dictionnaire littéraire. On trouve trace de ces préoccupations, et de façon forte, passionnante même, chez des écrivains bien pensants et bien installés dans la hiérarchie des lettres. C’est pour cela que je n’ai pas voulu envisager la Décadence en termes de «construction d’un mouvement esthétique», mais bien plutôt en termes de climat, de sensibilité, de syndrome. C’est plus diffus, je vous l’accorde, mais c’est aussi plus souple. On touche là encore les limites d’une approche classique d’histoire littéraire, habituée à penser par écoles, mouvements, manifestes. Mais si l’on prend comme pierre de touche la poétique, la façon de considérer le langage et la création, on ne perd pas de mire l’objet d’étude, bien au contraire.

Pour toutes ces raisons, il est difficile de répondre à la question de la dimension politique du phénomène de façon claire. Ce serait d’ailleurs plutôt la tâche d’un historien ou d’un sociologue, et je n’en ai pas la prétention. Ce qui me semble évident, c’est que ces implications portent la sensibilité décadente vers les extrêmes politiques, mais des deux côtés. L’anarchie ou la dictature, en tout cas le désaveu de la démocratie, souvent vilipendée par une pensée qui se veut aristocratique. La Décadence, dans les pays de l’Europe occidentale du moins, pays colonisateurs et de vieille culture, épouse, me semble-t-il, ces voies-là, sans rencontrer les nationalismes naissants comme dans les pays hispano-américains. Mais il faudrait reposer la question politique contexte par contexte. Sans doute, plus à l’Est de l’Europe, d’autres combinaisons sont possibles. Mais cela dépasse les limites que je me suis données.


AL : Comment cette série, « le monstre, le singe et le fœtus » s’est-elle constituée et en quoi est-elle pour vous l’axe qui organise la culture décadente ?

ES: Je suis partie de l’article que Vladimir Jankélévitch consacra à la Décadence en 1950. «La décadence », disait-il, «est une fabrication de monstres, une tératogonie» . J’avais travaillé auparavant sur la figure de Circé et la Décadence, l’animalité et la métamorphose étaient des motifs centraux. Ça m’avait permis de toucher à des traitements qui me semblaient inédits, scission des schémas mythiques, réversibilité… La dimension esthétique, poétique, de ces bouleversements était sous-jacente, non explicitée, mais souvent présente. Je me suis demandée comment on pouvait comprendre la formule de Jankélévitch et s’il était possible de construire un corpus littéraire et plastique montrant ce que le philosophe avait ressenti très fortement, mais exprimé par un postulat de valeur axiomatique. Ma démarche était différente, il m’importait de constater, de montrer, puis d’interpréter dans une perspective, disons, d’histoire culturelle. En quoi ce moment-là nous importe-t-il dans notre passé littéraire récent ?

Un moment-clé de la constitution de la série est le fait que j’ai pris le terme de tératogonie, de genèse de monstres, à la fois dans le sens biblique de renvoi au récit de la Création du monde et de l’homme, et dans le sens de genèse de l’œuvre, de création littéraire et artistique. Un autre, l’idée de considérer l’hybridation non pas sur le simple plan physiologique, mais également sur le plan littéraire et plastique. On disait à l’époque que le monstre était failli, caduc. En le recréant, et en hybridant les règnes, comment pense-t-on sa propre création, sa propre œuvre ? Pouvait-on postuler et montrer une hybridation sur le plan littéraire ou plastique ? Et de quoi relèverait-elle ? Ce sont des questions qui m’ont beaucoup occupée pendant que je menais ma recherche. Jean de Palacio, avec qui je travaillais, m’a suggéré de regarder du côté du darwinisme. C’était une excellente idée. Si l’homme se voyait comme déclinant et caduc dans une nature vieillie, et dans un monde sans dieu, s’il cherchait à créer désormais l’anomalie pour confirmer ce bouleversement essentiel de la nature et de sa culture, ce que lui renvoyait l’imaginaire scientifique de l’époque renforçait son sentiment de finitude. Qu’avait-il comme frères immédiats ? Un être simiesque et un être indéterminé, qui traversait toutes les étapes animales avant de naître humain. Dans certains textes, ces caractéristiques persistaient même dans la petite enfance…

Du coup, le monstre, le singe et le fœtus ont composé une triade idéalement anormale permettant de lier tous ces éléments en un nœud, qui fut le nœud de ma thèse, et qui reste, bien sûr, le nœud du livre. Nombre de schèmes confirment cette affiliation, je ne les reprendrai pas ici. Ce choix, qui fut, je crois, pertinent, m’a permis de sortir d’une recherche qui risquait d’être interminable. Lorsque je me suis lancée dans ce travail, j’accordais une grande place au monstre mythologique. Ma formation et mon goût m’y entraînaient, et le domaine est très riche, j’aurais pu m’y enliser. Le choix opéré m’a permis de traiter le monstre mythologique de façon ponctuelle, en filigrane, tout en menant de front l’enquête qui m’importait le plus, celle de la création. Un livre comme celui-ci n’est d’ailleurs pas conçu pour constituer une fin en soi mais pour ouvrir vers des recherches futures.

AL : Pour en revenir au monstre : en quoi le monstre féminin constitue un enjeu à part dans cette culture fin-de-siècle ?

ES: Les décadents sont d’une misogynie irrémédiable. Ils s’inscrivent en cela dans la droite ligne de l’affirmation baudelairienne «la femme est naturelle, c’est-à-dire abominable» . Le monstre féminin peut par conséquent être une entrée en matière féconde pour interroger le problème de la création. Un titre comme «Monstre féminin» est bien sûr aussi large que provoquant. Il peut susciter toutes sortes de réactions. Je me rappelle qu’à l’époque où j’écrivais ce chapitre, un des amis qui me relisaient – c’était un historien – me disait, pour me taquiner: «féminin dans ce titre tient du pléonasme. ‘Monstre’ suffit amplement» ! On peut, bien évidemment, avoir une réaction tout à fait opposée, ce serait pour le moins normal!

Mon intention n’était pas cependant de susciter des polémiques de ce type ou d’entrer dans des débats contemporains. J’ai suivi deux axes. Le premier est celui de l’animalité qu’on trouve partout à l’époque. Code obsédant, qui fait feu de tout bois, code inventif aussi, qui nous réserve de belles surprises, avec des points d’orgue, comme la femme-araignée, par exemple. En l’interrogeant, je me suis aperçue que sous la bête, il y avait le corps, l’organique, avec tout ce qui pouvait susciter à la fois la fascination et l’épouvante: la pilosité, la nudité, le sexe, associés à un problème esthétique et plastique, la représentation du nu. Et que le problème de la beauté côtoyait en permanence celui de la laideur. On se trouvait donc devant un déplacement: on quitte le monstre imaginaire ou fantastique pour le monstre somatique. Ce passage est quelque chose de déterminant car on voit parallèlement les entrées de dictionnaire évoluer, à peu près sur un siècle. C’est une des surprises qu’on peut avoir en lisant le livre. On s’attend à toutes sortes de monstres fantastiques (le livre a parfois été présenté ainsi à tort), or voilà, c’est le corps qui prend les devants.

Le deuxième axe est celui du conte de Mme Leprince de Beaumont, «La Belle et la Bête», qui existe également dans une autre version, plus osée, plus diffuse aussi, celle de Mme de Villeneuve. Les décadents ont lu ce classique en le pervertissant et l’ont abondamment réécrit. J’ai travaillé sur les relectures et les réécritures, sur l’image aussi. Cela m’a permis d’interroger un phénomène d’époque, très parisien, tous ces recueils de textes dont le titre fait allusion à «La Belle et la Bête» (Les Belles et les Bêtes, Monstres parisiens, Bêtes roses, Monstres roses etc.) et montrer comment les traits du conte se diluent dans le recueil. Comment le paradigme changeant de beauté se trouve foncièrement lié à la conception du livre. Livre désormais épars ou disparate, almanach, album, voire Bottin (!), qui est, lui surtout, le monstre.
Cette enquête m’a d’ailleurs montré combien le livre fin-de-siècle est nourri de la presse. On imagine souvent les décadents comme des esthètes bibliophiles, amateurs d’éditions rares, et uniquement ainsi. C’est une vision partielle. Le livre fin-de-siècle est largement tributaire de la presse, bien plus qu’on ne le croit.

AL : Peut-on dire que dans l’esthétique décadente l’enfantement, en tant que figure de la création, est à la fois impossible et monstrueux ?

ES: Bien sûr. La Décadence revient sur une des plus vieilles métaphores de la culture occidentale, la projection de la relation entre père et progéniture sur celle entre auteur et livre, présente au moins depuis Platon, comme l’a montré Ernst Robert Curtius . Ils travaillent cette idée jusqu’à l’épuiser, jusqu’à instaurer, aux lieu et place de l’œuvre, le livre-fœtus ou le livre fœtal. C’est fascinant de cohérence et d’inventivité. Quelques-unes des plus illustres œuvres y passent, la Vita Nuova de Dante, qui devient le support d’un manifeste étonnant dans Incipit Vita Nova de Beardsley, les madones à l’enfant, des vers célèbres d’Ovide. C’est à la fois une invention étonnante de la Décadence et le prolongement d’une boutade romantique. Elle a au départ une valeur de provocation, mais c’est dans quelques-unes de ces idées provocantes que la Décadence montre en quoi elle est un maillon important de notre modernité. Accepter cet enfantement impossible et monstrueux, c’est accepter les «avortements de la plume» comme une œuvre, c’est supprimer la barrière entre brouillon et livre achevé, entre intime et public, entre particulier, infirme et informe d’un côté, général, valide, formé, de l’autre. C’est en cela que la création n’est pas niée, elle est déplacée. On est invité à prendre en compte les limbes. Pour les décadents, c’est une catégorie.

AL: Vous travaillez précisément dans votre ouvrage la tradition du singe, en marquant l’empreinte symbolique et narrative du darwinisme dans les arts, et en particulier dans la littérature, sans oublier pour autant ce que ces pratiques fin-de-siècle peuvent avoir de réécriture de la mythologie. Comment peut-on penser cette fascination de la culture d’une époque pour le singe dans toute son ampleur et sa complexité ?

ES: C’est le chapitre le plus long du livre. Il s’appuie en partie sur une très belle étude de Horst Woldemar Janson, faite dans l’esprit de l’Institut Warburg, Apes and Ape Lore in the Middle Ages and the Renaissance . Je serais très heureuse si on voyait mon chapitre comme le prolongement de ce livre merveilleux, au-delà de sa spécificité. Vous avez mentionné le darwinisme et la réécriture simiesque de grands mythes: on trouve effectivement à l’époque des réécritures étonnantes de grands textes (Homère, Shakespeare, la Bible, même la somme de Jules Verne y passe) et de grandes figures mythiques (Isis, Vénus, Orphée, le sphinx, le Christ, Faust) sont retouchées par le même biais. Ce ne sont pas des parodies, mais toute une réflexion sur le problème d’imitatio, que le singe incarne de façon exemplaire. Ce chapitre contient en effet une réflexion, fondamentale à mes yeux, qui touche autant au langage et à l’écriture, qu’à la peinture et à la sculpture. Il y eut à l’époque des travaux scientifiques sur le langage des singes. Les décadents s’en sont inspirés pour mettre le langage à mal, comme ils ont repris la tradition égyptienne du singe hiérogrammate, ou scribe divin, pour détruire l’écrit. Un autre point parlant, c’est la façon dont ils reviennent sur le concept ancien d’ars simia naturae, de l’art singe de la nature, en matérialisant (ou plutôt en animalisant) le lien entre art et nature. Cela va beaucoup plus loin que les tableaux de Téniers et la tradition plaisante de la singerie. Le singe artiste de la Décadence incite à découvrir l’abstraction, le fauvisme et la géométrie dans les arts…

AL : Comment la notion de modernité se trouve-t-elle revisitée à partir de vos hypothèses ?

ES: Il y a deux façons de répondre à cette question, en regardant vers le passé et en regardant vers l’avenir. Elles sont complémentaires. Les décadents regardaient pour la plupart vers le passé. Péladan le dit excellemment lorsqu’il affirme, en parlant de Rops: «Etre moderne c'est d'abord être conscient de toutes les antiquités […] ; contemporain de tous les âges et citoyen de tous les lieux, en demeurant de son âge et de son lieu. […] Etre moderne, c'est avoir tout le passé présent à l'esprit» . Cela montre à quel point la Décadence est un summum de la culture occidentale, une configuration où la mémoire joue un rôle primordial. En un sens, on ne peut comprendre la Décadence que dans le ressassement, la répétition de ce passé obsédant. Mais on peut aussi adopter un point de vue plus contemporain, fondé sur la notion de rupture. Les décadents consomment la rupture entre signifié et signifiant, entre modèle et représentation en les faisant coïncider ou adhérer l’un à l’autre. Ils ne sont certes pas les premiers à découvrir l’écart, l’inversion et la perversion du sens. Mais ils sont les premiers à en faire un art poétique involutif, sensible dans les grands et les petits textes, sensible aussi dans l’image. Leur attitude provocante affiche volontiers la destruction et le silence comme posture. Cela a un effet trompeur. On peut penser qu’il n’y a pas de postérité, pas de continuité. L’Histoire nous y invite aussi avec l’arrivée de la guerre de 1914, que l’histoire littéraire adopte volontiers comme un terminus ad quem.

On a ainsi l’impression d’une fin déliquescente: le XIXe siècle se délite et se dilue dans le début du XXe et la guerre arrive pour mettre fin à tout. Mais c’est une vision trop tranchée. On s’aperçoit que les avant-gardes reviennent sur plusieurs postulats décadents, qu’on connaît mal en général, pour les retravailler. Que dans les années 1920, l’esprit de Décadence resurgit dans la production romanesque, comme quelque chose qui aurait du mal à s’arrêter et à s’éteindre. Que le Surréalisme est pétri d’images et de textes fin-de-siècle. Tout ceci dessine des terrains d’investigation inexplorés pour l’essentiel. Ils mériteraient qu’on s’y intéresse de plus près, qu’il y ait enquête, recherche, interrogation. Que l’on n’envisage pas la fin du XIXe siècle uniquement comme une fin. C’en est bien sûr une, car les décadents sont bien les derniers épigones des classiques. Mais pas seulement. Je crois que notre façon de comprendre la modernité aurait tout à y gagner.

AL : Cette tératogonie fin-de-siècle, a-t-elle mis en place des traditions de représentation qui se retrouvent dans notre présent, que ce soit dans la littérature ou dans le cinéma ?

ES: Je crois qu’on est passé d’une représentation qui primait le gigantisme et l’agencement des parties reconnaissables, et codées par l’héritage culturel, à une représentation fondée sur l’organique, l’informe, le grossissement de l’infiniment petit etc. Dans sa première version, mon travail s’achevait sur l’importance du motif de la gélatine, qui touchait tout, les êtres, les livres, même les meubles. C’est une grande obsession de l’époque, qui renouvelle la conception de la monstruosité. Je n’ai pas pu l’inclure dans le livre, il fallait réduire autant que possible. Je devrais sans doute y revenir, surtout lorsqu’on voit à quel point l’informe envahit nos écrans. Refaire le monstre, et de façon crédible, c’était un des paris fin-de-siècle. Huysmans et les Goncourt l’ont bien souligné entre 1860 et 1880 : exit le dragon, exit la chimère ! C’est l’ère du monstre somatique, physiologique et organique que j’ai étudiée. Elle est toujours au centre de nos préoccupations, à voir combien certaines de ces représentations nous bouleversent. Il faudrait bien sûr prolonger, s’interroger sur la place de l’informe dans l’esthétique du XXe siècle…

AL : Cet ouvrage a-t-il ouvert de nouvelles perspectives de travail pour vous ?

ES: Des travaux qui touchent au livre fin-de-siècle, surtout le livre à figures. C’est venu en travaillant sur l’hybridation : de même qu’on a cherché à rendre la monstruosité dans le langage en le greffant de toutes sortes de paralangages, d’onomatopées, de cris, on a fait du livre le théâtre d’une série d’opérations complexes qui usent de l’image, de la décoration, de la typographie pour tenir un langage qui interrompt et parasite celui du texte. On parle souvent de «livre illustré», mais le mot a une connotation explicative et pédagogique qui fait dépendre l’image du texte. Il vaut mieux parler de «livre à figures». Dans ces recherches, j’ai lié la matérialité au contenu, l’aspect visuel au projet poétique. J’ai aussi essayé de penser le livre fin-de-siècle dans un contexte plus vaste, celui de l’imaginaire de l’écriture, de la bibliothèque, entre les éditions luxueuses, à tirage limité, et les livres que l’on produit par milliers à l’époque sur un papier trop acide et friable. Le séminaire du TIGRE qui m’a été confié cette année à l’ENS tourne autour de ces questions. Espérons que je pourrai bientôt éditer ces travaux, qui datent de 1998. Cela peut paraître incroyable, mais j’ai mis dix ans à faire paraître Le Monstre, le singe et le fœtus, qui date de 1993. Le manuscrit m’a demandé un très gros travail de condensation et de calibrage. Il a fallu que je m’occupe personnellement de la saisie et de la mise en page du dossier iconographique. Si Paul Edwards, photographe et spécialiste des rapports entre littérature et photographie au XIXe siècle, ne m’avait pas aidée, le dossier iconographique n’aurait jamais paru. On touche avec le livre à figures à des créations superbes, il faudrait que les éditeurs en prennent la mesure et permettent la publication de ce genre de travaux.

Entretien publié le 24 janvier 2005

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