De l’imagination à la fiction

par Jean-Marie Schaeffer
CNRS

Le Grand Robert m’apprend que dans ses usages canoniques, l’adjectif «imaginaire » désigne ce «qui n’existe que dans l’imagination, qui est sans réalité». Le terme se référerait donc à des représentations auxquelles ne correspond aucune réalité non mentale. L’«imagination» - un terme qui figure dans mon titre- serait quant à elle le processus mental donnant naissance à de telles représentations dénuées de toute force référentielle. Selon cette conception, l’imaginaire se définit par une spécificité sémantique au sens logique du terme : une représentation imaginaire est une représentation dont la classe de correspondance est d’extension nulle. En termes plus actuels, on dira que l’imagination est un processus de production représentationnelle endogène. Un tel processus se caractérise par deux traits essentiels. En premier lieu l’objet visé à travers la représentation ne fait pas partie de la genèse causale de cette représentation. Autrement dit, celle-ci est produite par une autostimulation du réseau représentationnel lui-même (pour se faire une idée plus concrète de ce dont il s’agit, il suffit de penser aux rêveries diurnes[1]). En deuxième lieu, le traitement des représentations est coupé de toute boucle rétroactive avec l’univers de renvoi posé par ces représentations.

Cette façon de définir l’imaginaire capte sans conteste un aspect important des processus imaginatifs. Elle pose cependant un problème : si l’imagination se réduit à la production de représentations sans force dénotationnelle, on voit mal comment elle pourrait avoir une fonction cognitive, du moins si on admet - ce qui semble raisonnable - qu’une représentation ne peut avoir de contenu cognitif que si ce qu’elle pose ou affirme est effectivement le cas.

Il se pourrait cependant que cette analyse purement sémantique ne capte qu’un aspect de la question du statut cognitif de l’imagination. En effet, en continuant ma lecture du Grand Robert j’apprends que l’adjectif «imaginaire» est aussi utilisé en mathématiques pour désigner les nombres dont la forme générale est a + bi. Dans cette formule a et b sont des nombres réels ; la valeur de i quant à elle est définie par l’égalité i2 = -1. Autrement dit, les nombres imaginaires sont ce qu’on appelle plus couramment aujourd’hui les «nombres complexes». Dans cet usage, l’adjectif «imaginaire» connote certes encore l’idée de quelque chose d’inexistant, puisqu’il «n’existe pas» de carrés négatifs. Et pourtant, la «non-existence» des nombres imaginaires ne les empêche pas d’avoir une fonction cognitive, puisqu’ils interviennent dans des calculs qui, eux, portent sur des nombres réels. Les nombres complexes ont en effet été introduits pour permettre une résolution générale des équations du deuxième et troisième degré - équations qui sont valides dans le domaine des nombres réels. Cela signifie - et c’est ce qui m’intéresse dans cet exemple - que le nombre imaginaire ne «fictionnalise» pas les opérations sur les nombres réels dans lesquelles il intervient : il laisse intact le statut épistémique du processus cognitif dans lequel il est enchâssé. Ainsi, une représentation à laquelle ne correspond pas d’objet réel peut être un élément indispensable dans des opérations mentales qui, elles, portent sur des objets réels, sans que par ailleurs cette représentation imaginaire ne contamine «ontologiquement» le processus représentationnel dans lequel elle intervient. Pour autant qu’il soit licite d’extrapoler à partir du cas des nombres imaginaires, on peut donc poser l’hypothèse générale suivante : dans certaines situations, l’imaginaire, non seulement ne nous empêche pas d’atteindre le réel, mais est une condition indispensable pour l’atteindre.

Ceci a une conséquence importante : si dans certains processus cognitifs des représentations imaginaires jouent un rôle indispensable, alors la question de la portée cognitive d’une représentation ne saurait être réduite à celle de sa force référentielle. Ou plutôt : la question de savoir si une représentation a ou n’a pas de portée cognitive ne saurait trouver de réponse satisfaisante au niveau du statut sémantique de cette représentation considérée isolément. L’expression « avoir une portée cognitive » ne désigne donc pas le statut vérifonctionnel d’une représentation isolée, mais plutôt le rôle de cette représentation dans un mode opératoire spécifique des représentations mentales - le mode cognitif. Au sens strict du terme, l’expression « portée cognitive » ne devrait d’ailleurs être appliquée qu’à ce mode opératoire, conçu comme processus mental holistique plutôt qu’aux représentations individuelles. Une représentation isolée a (ou échoue à avoir) un rôle cognitif dès lors qu’elle entre comme élément opératoire dans un tel processus holistique couronné de succès. Cela implique que la portée cognitive de ce processus est sous-déterminée par le statut sémantique des représentations individuelles qui le composent et que cette portée ne saurait être réduite à une simple addition de la valeur référentielle des représentations individuelles dont on soustrairait les représentations non référentielles conçues comme parasitage ou bruit de fond.

Autrement dit, les processus cognitifs gagnent à être analysés en termes interactionnels : un processus cognitif est un type d’interaction spécifique entre l’être humain et le monde dans lequel il vit. Quel est ce type d’interaction ? Pour aller au plus simple, on peut définir la relation cognitive comme une relation dans laquelle nous laissons agir le monde sur nous afin d’en élaborer un modèle qui soit tel que nos interactions futures avec ce monde soient plus adaptées que nos interactions passées. Ce qui importe c’est que, lorsqu’on conçoit la question de la relation cognitive sous cet angle, on la déplace du champ d’une sémantique des représentations vers celui d’un usage spécifique des représentations, donc vers une interrogation de nature pragmatique. C’est la raison pour laquelle je préfère parler de la fiabilité du modèle mental élaboré plutôt que de sa vérité : quoi qu’il en soit de la manière dont nos représentations sont liées à ce qu’elles représentent (une question à laquelle, me semble-t-il, on n’a toujours pas réussi à donner de réponse satisfaisante), la véritable sanction de leur portée cognitive réside dans le taux de réussite ou d’échec des interactions futures avec le monde qu’elles modélisent.

Ce déplacement vers l’axe pragmatique a un avantage direct pour une meilleure compréhension de l’imaginaire. Lorsqu’on réduit les représentations imaginaires à leur statut sémantique, c’est-à-dire lorsqu’on se focalise sur leur absence de force dénotationnelle, on se trouve démuni face à une frontière interne à ces représentations, à savoir celle qui sépare les processus imaginaires qui se savent comme tels de ceux qui s’ignorent. Définir l’«imaginaire» comme ce «qui n’existe que dans l’imagination, qui est sans réalité», c’est en proposer une détermination qui est indifférente à cette frontière. Or, le statut pragmatique des nombres imaginaires par exemple est fort différent de celui des représentations qu’on décrit par des locutions du genre «un malade imaginaire», «des ennemis imaginaires» ou des «craintes imaginaires». La mise en œuvre des nombres imaginaires implique qu’on connaisse leur statut imaginaire, puisque c’est ce statut qui détermine les contraintes de leur mode d’opération; à l’inverse, le malade imaginaire n’est tel que parce qu’il ne reconnaît pas ses représentations comme étant imaginaires. L’usage linguistique est d’une grande ambiguïté à cet égard. Ainsi, il arrive qu’une même expression désigne selon les contextes soit une construction imaginaire qui se sait comme telle, soit une construction imaginaire qui ignore son statut. Par exemple, l’expression « bestiaire imaginaire » n’a pas la même signification selon que nous l’utilisons pour désigner le Humpty Dumpty de Lewis Carroll ou au contraire le yeti : dans le premier cas nous faisons référence à une entité inventée en tant qu’entité imaginaire, alors que dans le deuxième cas nous nous référons à une entité qui est postulée comme existante et qui est donc l’objet d’une croyance sérieuse (ou d’un refus de croyance tout aussi sérieux). Aborder les deux types de représentations imaginaires en termes de « ce qui n’existe que dans l’imagination, qui est sans réalité » neutralise la différence de statut qui est la leur dans l’économie et dans la dynamique de notre vie mentale. Pourtant, Hume déjà avait insisté sur cette différence, puisqu’il avait distingué entre les entités imaginaires fonctionnant comme des illusions cognitives (par exemple la notion de causalité ou la notion d’un moi unifié) et celles consciemment inventées comme telles et ne débouchant pas sur des croyances (les fictions des artistes)[2]. On peut d’ailleurs exprimer la différence entre les deux types d’imaginaire encore autrement: le statut imaginaire des représentations qui se posent comme imaginaires est toujours accessible à la perspective de la première personne (first-person access) ; à l’inverse, le statut imaginaire des représentations qui ignorent leur caractère imaginaire n’est accessible qu’à la troisième personne (third-person access). Soit dit en passant, cela implique que nous ne connaissons jamais que les illusions cognitives des autres, et non pas les nôtres : c’est pour cette raison que l’ «idéologie» que nous dénonçons est toujours celle de l’autre et jamais la nôtre.

J’aimerais ajouter que si je soutiens l’hypothèse d’une potentialité cognitive de l’imaginaire ou de la fiction je ne plaide pas pour autant en faveur d’une théorie du «tout cognitif». Je crois au contraire que la réduction des représentations à la fonction cognitive n’est nullement justifiée. Si cette réduction est si répandue c’est parce qu’on ne distingue pas assez clairement ce qui relève de la nature des représentations, ce qui relève de leurs propriétés et ce qui relève de leurs fonctions. Toutes les représentations possèdent la même structure intentionnelle, la même «nature» : elles se définissent en tant que relation de renvoi, ce qui implique qu’elles ne peuvent pas ne pas poser l’objet à propos duquel elles sont. Etre une représentation et viser ou poser un objet est une seule et même chose. En ce sens «être une représentation» signifie «être un vecteur cognitif», puisque la «nature» même de la représentation est d’être au sujet de quelque chose sous une aspectualité donnée. Mais cela ne nous apprend rien quant aux propriétés sémantiques de cette représentation, ni quant à son rôle, donc quant à son «usage». Autrement dit, ce qui fait d’un processus représentationnel donné un processus cognitif, ne réside pas dans le type de représentations (i.e. les représentations à valeur référentielle) qu’il élabore et qu’il traite, mais dans la fonction que ce processus remplit dans le vie mentale. Or, les processus représentationnels remplissent de multiples fonctions et la fonction cognitive - c’est-à-dire la maximisation de leur pertinence informationnelle - n’en est qu’une parmi d’autres. De même que les usages de la langue ne sauraient être limités à l’usage descriptif, les usages des représentations ne sauraient être limités à leur rôle cognitif.

L’analyse de l’imaginaire en termes de fonction pragmatique est enaccord avec ce caractère plurifonctionnel des représentations (du moins dans l’espèce humaine), alors que si on les réduit à la question de leur portée référentielle, on présuppose implicitement que leur statut fonctionnel ne saurait être que cognitif. Il est intéressant de noter que sur ce point es traditions de pensée par ailleurs aussi différentes que la phénoménologie heidegerrienne et le naturalisme biologique, sinon se rejoignent, du moins mettent l’accent sur des faits apparentés. Heidegger, on le sait, a fortement insisté sur l’irréductibilité du « In -der-Welt-Sein » à la constitution d’une objectité à fonction cognitive. Il a pensé cette irréductibilité sous la figure de la Angst, de l’angoisse, considérée comme Grundbefindlichkeit, disposition fondamentale, et puis, plus largement sous la forme de la Sorge, du souci. Dans le cadre d’une philosophie naturaliste, cette même irréductibilité de la fonctionnalité des représentations à la fonction cognitive peut être pensée à travers la notion de « fonction endotélique » des représentations. La notion de « fonction endotélique » désigne tout usage des processus de traitement représentationnel dont la réussite ou l’échec ne se mesurent pas en termes d’interaction cognitive avec le monde, mais en termes d’optimisation de la « Befindlichkeit », par exemple sous la forme d’une diminution des tensions entre représentations conflictuelles et plus globalement sous celle d’une gestion optimale des investissements affectifs et pulsionnels de ces réseaux[3]. Autrement dit, dans nos représentations il n’en va jamais seulement du monde, il en va aussi toujours de « moi-même », pour la raison banale que ce « moi-même » est largement la résultante - une sorte de « by-product » - des opérations représentationnelles. Plus un être vivant développe des univers représentationnels complexes, et plus le bon fonctionnement de cette dynamique d’homéostasie interne est vital. Pour le dire en d’autres termes, un des rôles majeurs de la fonction représentationnelle endotélique est de maintenir une certaine stabilité à notre sentiment d’être, sans cesse remis en cause par la tension entre ces modes d’ajustement contraires que sont la relation cognitive d’un côté, la relation volitive de l’autre. Telle est notamment la fonction des « visions du monde » qui essaient tant bien que mal à trouver un compromis entre l’indésirable et l’inévitable ainsi qu’entre le désirable et l’impossible. On pourrait en effet définir la vision du monde comme étant un réseau de représentations qui, bien qu’il renvoie au monde réel, se donne les moyens d’échapper en grande partie aux interférences « nocives » des expériences exogènes (et donc des représentations à fonction vérifonctionnelle), ceci en maximisant les relations internes au réseau (les relations de cohérence représentationnelle ) et en minimisant les points du contact avec les interfaces d’entrée du système représentationnel. Du même coup la vision du monde nous met (partiellement) à l’abri des oscillations affectives entre états euphoriques et dysphoriques que la relation sans cesse changeante entre le contenu des expériences exogènes et nos besoins ou désirs endogènes ne manquerait pas autrement de produire (et qui risquerait d’induire un état de stress représentationnel permanent). Plus précisément, toute vision du monde, et donc aussi la personne qui adhère à cette vision, est immunisée contre toute sanction du réel tant qu’elle ne commet pas l’erreur fatale de se (lui) donner une traduction actantielle, et donc de maximiser ses points de contact avec les interfaces de sortie du système représentationnel. Toutes les déboires des visions du monde - dont l’histoire et l’actualité témoignent amplement - résultent de tels usages tout aussi non appropriés que répandus.

Il ne faudrait pas pour autant en conclure que la fonction endotélique des représentations soit toujours d’ordre compensatoire. Elle est aussi un important facteur de redynamisation de la vie mentale, comme en témoignent notamment les représentations utopiques. En projetant des contremodèles désirables, les représentations utopiques nous permettent de nous désengager de la réification du réel qui est tendanciellement produite par les modélisations cognitives. Du point de vue de l’économie vitale un des revers de la modélisation cognitive réside en effet dans le fait qu’elle a tendance à cristalliser le réel en objectité pure qui envahit peu à peu le système représentationnel. Les représentations se collent alors en quelque sorte contre ce qu’elles sont censées représenter en sorte que leur statut représentationnel, et donc aussi leur nature aspectuelle deviennent invisibles. La représentation du réel est identifiée au réel lui-même qui du même coup apparaît comme hors d’atteinte de toute intervention active de notre part. C’est ce qu’exprime très bien l’expression « les choses sont ce qu’elles sont ». Cela est évidemment une illusion : déjà le simple fait de se représenter une chose change le réel, dans la mesure où une représentation, qu’elle soit mentale ou publique est elle aussi quelque chose de réel ; par ailleurs, l’être humain est lui-même un aspect de cette réalité qu’il se donne en représentation, ce qui signifie qu’il en est une des forces causales ; enfin, le réel est aussi pour une partie non négligeable un réel humanisé, et dans ce champ là les « choses » ne sont jamais simplement « ce qu’elles sont » mais « ce qu’on les a faites » ; or, une partie de ce qui a été fait de main d’homme peut aussi être défait de main d’homme. La fonction des utopies, donc de cette variété particulière de représentations imaginaires que sont les représentations contrefactuelles, est précisément de contrebalancer - pour le meilleur et pour le pire - les effets de cristallisation excessive dues à l’usage cognitif des représentations : elles le font en projetant un monde contrefactuel dans lequel cette cristallisation est défaite[4] . Il faut noter que les utopies non seulement font un grand usage des représentations endogènes, donc de l’imaginaire, mais que, contrairement aux visions du monde, cet imaginaire y est reconnu comme imaginaire.

Ce ne sont là que quelques exemples des multiples tâches auxquelles se trouve préposé l’usage endotélique des représentations et du rôle qu’y joue l’imaginaire. Si je m’y suis quelque peu attardé c’est pour rappeler que s’il est important de ne pas sous-estimer l’importance des potentialités cognitives des processus imaginatifs, il ne faudrait pas pour autant en conclure que tel soit leur seul usage : l’imagination est aussi l’outil central des diverses tâches accomplies par la fonction endotélique des représentations. Il n’y a aucune raison pour introduire une hiérarchie entre ces différents usages de l’imaginaire. En effet, si la fonction de l’usage endotélique des représentations est, selon les cas, de stabiliser ou de dynamiser notre univers mental, il n’est guère pertinent de vouloir mesurer son acceptabilité en termes de justesse ou de fausseté. Seule importe son efficacité fonctionnelle propre.

La caractéristique distinctive des utopies par rapport aux visions du monde, à savoir que ce qui en elles relève de la construction imaginative est consciemment posé comme imaginaire, me mène vers la question de la fiction, puisqu’on peut considérer que les utopies relèvent en fait du champ des fictions. Demandons nous donc d’abord quels sont les liens entre imagination et fiction.

D’un côté, la fiction est bien entendu une mise en œuvre de l’imaginaire. Elle appartient plus précisément au domaine des représentations imaginaires qui impliquent, pour fonctionner correctement, qu’on soit conscient de leur caractère imaginaire. Il en découle que dans son cas aussi, toute définition strictement sémantique montre vite ses limites. La question de savoir si une représentation est dotée ou non de force dénotationnelle est une question de fait, au sens où sa réponse dépend exclusivement de l’existence ou non d’un état spécifique : soit les choses sont comme les pose la représentation, soit elles ne sont pas ainsi. La fiction résulte au contraire d’une décision, voire d’un pacte communicationnel, quant à l'usage qu'on décide de faire de certaines représentations, en l’occurrence un usage qui consiste à mettre entre parenthèses la question de leur force dénotationnelle. Pour le dire autrement : ce qui importe dans le cas de la fiction, ce n’est pas de savoir si ses représentations ont ou n’ont pas une portée référentielle, mais d’adopter une posture intentionnelle dans laquelle la question de la référentialité ne compte pas.

Pour autant, la fiction n’est pas coextensive au champ des constructions imaginaires consciemment conçues comme telles. On ne saurait en effet analyser de la même manière des objets tels les nombres imaginaires, la notion de « contrat social », les « fictions » juridiques ou encore les propositions contrefactuelles d’un côté, et un roman, un film, une pièce de théâtre ou un jeu de rôles de l’autre. Les deux séries se distinguent en fait sur quatre points importants :

a) Comme le montre l’exemple des nombres imaginaires, les membres de la première série - qu’on peut qualifier de fictions instrumentales - opèrent dans le cadre de processus représentationnels qui, eux, ne sont nullement fictionnels ni ne sont fictionnalisés par l’intervention de ces éléments «irréels».

b) La fictionalité des jeux fictionnels et des arts de la fiction est une caractéristique globale, ce qui n’est pas le cas des fictions instrumentales: alors qu’une «fiction» juridique par exemple intervient en un lieu strictement délimité à l’intérieur d’un argumentaire qui traite de cas réels, une pièce de théâtre ou un roman sont fictionnels au niveau de leur statut pragmatique global. Les fictions instrumentales sont, comme leur nom l’indique, «instrumentalisées» par des processus représentationnels non fictionnels. Les jeux fictionnels et la fiction artistique en revanche sont clos sur eux-mêmes, et ils sont à eux-mêmes leur propre fin.

c) Les fictions instrumentales relèvent de la sphère de l’activité « sérieuse », alors que les jeux fictionnels mais aussi les fictions artistiques font partie de la sphère « ludique », au sens où nous nous y engageons librement et pour la satisfaction intrinsèque qu’ils nous apportent. Il faut noter que la relation entre fiction et sphère artistique n’est pas une relation d’inclusion mais d’intersection : d’une part, le champ de la fiction comporte des activités qui, tels les jeux de rôle ne relèvent pas de l’art ; d’autre part, tous les arts n’ont pas en toute occasion une fonction ludique, puisque tous les arts ne sont pas pratiqués en toute occasion pour la satisfaction intrinsèque qu’ils sont susceptibles de nous apporter. Bien sûr la sphère ludique constitue à son tour une sphère fonctionnelle qui remplit de multiples rôles «sérieux» dans le cadre plus global d’un programme de vie ou d’une société: le fait de s’adonner à une activité ludique est en lui-même un fait «sérieux». Mais c’est là un autre problème.

d) Les fictions ludiques mettent toutes en œuvre un processus représentationnel bien particulier qui est celui de la mimèsis, ou pour employer un terme plus direct, celui de l’imitation, alors qu’il n’en va pas de même pour les fictions instrumentales. Il me semble que c’est là que se trouve le nœud de la spécificité de la fiction au sens courant du terme, comparée aux productions imaginaires saisies dans leur généricité. J’aimerais donc conclure cette analyse par quelques considérations générales consacrées à cette mise en œuvre très spécifique de l’imaginaire, et donc de la production représentationnelle endogène, que constitue la fiction (ludique) conçue comme processus mimétique.

Qu’est ce donc que la fiction ludique ? Bien qu’elle tire profit d'ancestraux mécanismes mimétiques, qui ne sont pas spécifiques à l’espèce humaine, il s’agit en fait d’une attitude intentionnelle extrêmement complexe, d’une propriété mentale émergente qui est irréductible aux trois mécanismes mimétiques de base qu'elle combine, à savoir la feintise ludique, l’immersion mimétique et la modélisation analogique. Essayons de comprendre ce qui est en jeu dans ses trois notions :

a) La feintise ludique

Du point de vue de la phylogenèse, la naissance des mécanismes de la feintise partagée ou de la feintise ludique constitue une conquête culturelle de première importance. Cette conquête ne va pas de soi, car elle présuppose un détournement de la fonction évolutive originaire des activités de feintise. Cette fonction, comme en témoignent les mimétismes défensifs ou agressifs des animaux, mais aussi le mensonge humain, était agonistique, puisque la feintise sérieuse a toujours pour but de tromper l’autre au profit de celui qui l’abuse. Cette fonction agonistique a donc dû être détournée en faveur d’une fonction coopérative, donnant naissance à une situation où la feintise est partagée, où elle est ludique. Ceci est très bien exprimé par les enfants lorsqu’ils disent que quelque chose « est pour de faux et non pour de vrai». Ce « pour de faux » est celui de la feintise ludique, et il consiste dans la production d’amorces mimétiques, de leurres, qui permettent l’immersion mimétique dans l’univers fictionnel. C’est ainsi qu’un récit de fiction imite le mode d’énonciation d’un récit factuel, que la poupée de l’enfant imite un bébé réel, etc. Dans tous ces cas, il ne s’agit pas d’induire en erreur, mais de mettre à la disposition de celui qui s’engage dans l’espace fictionnel des amorces qui lui permettent d’adopter l’attitude mentale du « comme si », c’est-à-dire de se glisser dans l’univers de fiction.

Du point de vue de l’ontogenèse, il faut rappeler que dans l’accession du bébé à une identité affective et cognitive relativement stable le développement de la compétence fictionnelle, qui commence à se mettre en place dès les premières interactions avec les adultes, joue un rôle central. Les travaux des psychologues ont montré depuis longtemps à quel point les constructions imaginatives solitaires tout autant que les jeux fictionnels collectifs sont indissociables de la maturation cognitive et affective de l’enfant et de sa maîtrise progressive du réel. Pour aller vite, on peut dire que les autostimulations mentales, donc la production spontanée de représentations endogènes, qui sont un trait tellement caractéristiques de la vie psychologique des petits enfants, de même que les interactions de feintise ludique avec les adultes et les autres enfants dont les premiers éléments commencent à apparaître dès les premiers mois de la vie du bébé, lui apprennent à instaurer le territoire mental spécifique qui définit le champ du fictif en tant que distinct, non seulement des représentations à fonction « sérieuse », mais aussi des faits d'autodéception, c’est-à-dire des constructions imaginaires qui ignorent leur nature imaginaire. Ce deuxième point est particulièrement important du point de vue de ce qu’on pourrait appeler l’ « hygiène mentale ». Il existe en effet une corrélation inverse entre la maîtrise de la compétence fictionnelle et la tendance à l’autodéception : plus la première est fermement établie et plus l’enfant est à même de gérer les situations dysphoriques sur un mode indirect et conscient (celui que constituent les simulacres ludiques), plutôt qu’en se perdant dans ces situations d’illusions cognitives que constituent les autodéceptions. Etant donné ses fonctions structurantes sur le plan mental, n’est donc pas étonnant que sous la forme élémentaire de la feintise ludique, la fiction se manifeste absolument de la même façon chez tous les enfants qu’elle que soit leur appartenance culturelle, y compris dans les sociétés qu’on qualifiait encore à une époque pas si lointaine de « primitives »

b) L’immersion mimétique


Qu’est ce que l’immersion mimétique ? En fait, elle correspond à la conception platonicienne de la mimésis, puisque pour Platon ce qui définit la mimésis c’est qu’à travers un processus de feintise ludique elle met en œuvre des semblants. Plus précisément, selon lui elle fabrique des amorces mimétiques qui reproduisent telle ou telle modalité selon laquelle nous accédons au réel - par exemple, des semblants quasi-perceptifs dans le domaine des fictions visuelles, ou encore des semblants verbaux (mimésis formelle) dans le cas des fictions verbales. Ce faisant Platon a effectivement mis le doigt sur un élément essentiel du processsus fictionnel. La fiction opère par amorces mimétiques, et la fonction de ces amorces est d’induire un processus d’immersion mimétique qui nous amène à traiter la représentation fictionnelle «comme si» elle était une représentation factuelle et de nous l’approprier à travers des mécanismes d’introjection, de projection et d’identification. Pascal Quignard a donné une très belle description de cet état d’immersion mimétique et de l’oubli de soi qu’il implique: «Celui dont on lit l’histoire est plus près de soi que soi-même. Il est plus près de celui qui lit que la main qui tient le livre que sa vue elle-même oublie en le lisant. Il est dans la vision comme la prunelle des yeux.[5]» Certes, la confusion les deux modalités représentationnelles, et donc le remplacement du «comme si» par une identification illusoire, sont empêchés par le contrat de feintise ludique. Mais, comme Platon n’a pas manqué de le relever, ce mécanisme connaît parfois des ratés, ce dont témoignent notamment les passages à l’acte dans les jeux de rôle fictionnels et plus largement les contaminations entre univers fictionnel et univers réel. On peut se demander si ce danger, fût-il en général mineur, n’est pas paradoxalement une des sources d’attraction de la fiction.

Quoi qu’il en soit, la feintise ludique est le vecteur d’immersion dont les créateurs de fiction se servent pour donner naissance à un univers représentationnel pouvant être réactivé mimétiquement par les récepteurs. Un vecteur d’immersion est en quelque sorte la clef d’accès grâce à laquelle nous pouvons entrer dans l’univers fictionnel. Ainsi dans le cas d’une fiction verbale narrative, la mimésis formelle de la narration naturelle ou encore du récit historique constitue le vecteur d’immersion, donc la clef qui nous ouvre l’accès à l’univers fictionnel présenté sous l’aspectualité du rapport narratif. Chaque vecteur d’immersion donné détermine ainsi une posture d’immersion spécifique : celle-ci est la perspective, la scène d’immersion, que nous assigne tel ou tel vecteur d’immersion. Elle constitue l’aspectualité, ou la modalité particulière, sous laquelle l’univers se manifeste à nous du fait que nous y entrons grâce à un vecteur d’immersion, c’est-à-dire à un semblant, spécifique.

Mais la fiction n’est pas seulement imitative au sens (platonicien) où elle élabore un semblant. Elle l’est aussi au sens (aristotélicien) où elle crée un modèle de la réalité - ce qui m’amène au troisième élément constitutif de la fiction.

c) La modélisation analogique.

Si la fiction implique une feintise (ludique), une production d’amorces et un processus d’immersion mimétique, le but du processus fictionnel ne réside cependant pas dans la feintise en tant que telle, dans l’imitation-semblant, mais dans ce à quoi elle nous donne accès, c’est-à-dire un univers fictionnel. Cet univers est lui aussi de nature mimétique, mais au sens aristotélicien cette fois-ci. Autrement dit, «mimétique» doit être pris cette fois-ci comme désignant non pas un « semblant », mais un « vecteur cognitif analogique », c’est-à-dire un modèle virtuel fondé sur une relation de similarité avec les modélisations « sérieuses » du réel. Il faut insister sur ce fait: sauf dans le cas des fictions actantielles (tel le jeu de l’acteur de théâtre), la relation de similarité s’établit entre le modèle fictionnel et nos modèles « sérieux », et non pas directement entre l’univers de la fiction et l’univers réel: dans la plupart de ses formes, la fiction n’imite pas la réalité, mais nos modes de représentation de la réalité. Cela dit, dans la mesure où, sauf dans des situations d’échec représentationnel, nous établissons une identification tacite entre nos modèles du réel et le réel modélisé lui-même[6], le raccourci qui nous fait dire que « la fiction imite la réalité » ne pose pas de problèmes particuliers.

En quoi cette imitation de nos modèlisations sérieuses diffère-t-elle de celles-ci ? Il me semble que, contrairement à ce qui se passe dans les modélisations « sérieuses », la relation de modélisation fictionnelle n’est pas contrainte par une relation d’homologie avec ce dont elle est un modèle, mais par une relation, beaucoup plus faible, d’analogie globale. La relation de similarité ne joue donc pas entre les contenus sémantiques du modèle fictionnel et une structure sémantique correspondante appartenant à la série des représentations factuelles, donc à la réalité dans laquelle nous vivons. Elle joue plutôt entre l’engendrement du modèle fictionnel et l’engendrement des modèles « sérieux ». Pour le dire autrement : le modèle fictionnel doit être engendré conformément aux lignes de forces qui répondent aux conditions de représentabilité que doit remplir toute expérience pour que nous puissions la vivre comme expérience « réelle ». La fiction n’est pas tant une image du monde réel qu’une exemplification virtuelle d’un être-dans-le-monde possible : ses limites ne sont pas celles, thématiques, des mondes représentables, mais celles, constituantes, de la représentabilité des mondes (quels qu’ils soient).

L’immersion mimétique dans les univers fictionnels ainsi créés nous donne donc accès à des modélisations représentationnelles qui ont ceci de particulier qu’elles n’appellent pas de réintrojection dans le réel, et donc n’entrent pas dans notre savoir encyclopédique du « monde ». Cela ne signifie pas qu’elles soient coupées de notre vie réelle. En fait, elles peuvent intervenir sous de multiples formes dans nos interactions futures avec la réalité, puisqu’elles mettent à notre disposition des boucles de traitement mental endogène que nous pouvons réactiver à volonté chaque fois que nous nous trouvons face à un domaine analogique pertinent, qu’il s’agisse d’une situation purement mentale ou d’une interaction réelle avec le monde environnant. C’est donc paradoxalement en nous ouvrant l’espace des possibles, que la fiction nous permet de mieux maîtriser le réel. Il en découle que ce qui importe pour la mimésis fictionnelle ce n’est pas tant la fidélité à un supposé domaine d’origine qu’elle refléterait, mais sa pertinence d’application analogique dans un éventuel domaine représentationnel d’arrivée. C’est à travers sa puissance de projection analogique que la fiction agit et non pas à travers une relation de reproduction, et cette puissance ne dépend pas tant de son degré de similarité ou d’écart absolus avec la réalité qui est celle du récepteur, mais du caractère réglé de ses similarités et écarts. C’est en effet ce caractère réglé qui est en grande partie à la source de la cohérence ou de l’incohérence du modèle virtuel : or la puissance de projection analogique est une propriété liée à la cohérence du modèle global (donc de l’univers fictionnel), plutôt qu’aux relations verticales que tel ou tel de ses éléments de base entretient avec des éléments analogues de telle ou telle représentation « sérieuse ». Ainsi, un modèle fictionnel est susceptible non seulement d’être un modèle de la réalité, mais aussi un modèle contre la réalité, et cela parce que dans tous les cas il est un modèle pour la réalité (au sens où il est appelé à être projeté sur cette réalité, leur superposition ayant le statut d’un palimpseste). C’est précisément en cela qu’il est un «modèle mimétique» au sens où j’entends cette expression, c’est-à-dire une représentation dont les conditions constituantes sont celles de l’intelligibilité représentationnelle du monde vécu et dont le domaine d’application analogique est ce même monde vécu.

D’une certaine façon, les allongements du traitement inférentiel de l’information rendues possibles par l’univers fictionnel sont autant d’expériences virtuelles. Comme toutes les autres formes de l’imaginaire, les expériences virtuelles des univers fictionnels sont susceptibles de remplir de multiples fonctions. Parmi ces fonctions, il faut le rappeler une dernière fois, la fonction cognitive est, contrairement à ce que soutenait Platon, une des plus importantes. Les modèles fictionnels sont en effet susceptibles de nous détourner de boucles réactionnelles courtes intempestives, de nous amener à suspendre notre jugement, à peser des évaluations axiologiques, à simuler des réactions affectives ou des engagements pulsionnels sans que ces expérimentations ne soient directement sanctionnées par le réel, et ainsi de suite. Mais ils peuvent aussi nous permettre à opposer un contremodèle, un monde alternatif, à la réalité instituée, comme c’est le cas dans les fictions utopiques. Enfin, ils sont aussi susceptibles de remplir des fonctions endotéliques, et notamment des fonctions compensatoires par rapport à des modélisations cognitives qui nous frustrent, nous mettent dans un état de stress ou encore nous font souffrir. On dénonce souvent cette fonction compensatoire, consolatrice, qui est le propre de certaines fictions. Pourtant, les fictions compensatoires, dans la mesure où elles affirment leur caractère fictionnel, peuvent exercer leur fonction positive sans que nous ayons à la payer par une contamination de nos interactions «sérieuses» avec la réalité, ce qui n’est pas le cas de ces autres constructions compensatoires ou consolatrices que sont les visions du monde qui exigent une adhésion sur le mode de la croyance la plus forte. Voilà qui devrait suffire à justifier amplement l’existence - et le succès - de tous les romans à l’eau de rose passés et à venir….

 

Notes

1Une rêverie peut évidemment avoir une représentation exogène (par exemple une perception ou des paroles) comme facteur déclenchant. En revanche, ce qu’elle met en scène ce n’est pas cette représentation exogène mais les associations déclenchées par elle. Autrement dit, la représentation exogène fonctionne ici comme un simple stimulus déclencheur.

2 La distinction faite par Bentham entre « entités fictives » et « entités fabuleuses » s’inscrit dans la continuité de cette analyse humienne, avec cette différence importante que Bentham mais davantage l’accent sur le statut des entités que sur le fonctionnement pragmatique des représentations (non croyance vs croyance).

3 Quelle que soit l’appréciation qu’on porte sur les aspects proprement explicatifs des diverses théories psychanalytiques, on doit au moins rendre la justice à Freud d’avoir montré que la caractère satisfaisant ou non d’une représentation - et donc notre inclinaison à y adhérer où à la rejeter - ne saurait être réduit à sa valeur cognitive.

4 Ce qui précède ne vaut évidemment que pour les utopies positives. Les utopies négatives - par exemple Brave New World ou 1984 - qui construisent des univers hautement indésirables à partir d’éléments de la réalité valorisées négativement ou ressenties comme des menaces, ne projettent évidemment pas des contremodèles mais des antimodèles. Leur composante projective, bien que présupposant elle aussi le caractère réalisable de l’univers imaginaire, est négative : il s’agit d’éviter que l’antimodèle ne se réalise en sorte. Pour autant elles ont elles aussi un caractère hautement projectif, sauf que la réalité désirable est inscrite en négatif dans l’antimodèle.

5 Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Gallimard 1994, p. 272.

6 Cette identification s’explique non seulement par des raisons d’économie, mais s’avère en fait indispensable dans toute situation où nous devons réagir rapidement et où l’intervention d’un niveau de traitement métareprésentationnel (c’est-à-dire lié à une dissociation entre contenu représenté et représentation de ce contenu) constituerait un handicap parfois lourd de conséquences.

 

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