Les voix du post-exotisme
(sont-elles impénétrables ?)

 

Frank Wagner (Université Rennes 2)

 

 

« Je veux pouvoir savoir quelles voix… »
(Bardo or not bardo, p. 147)

 

Casser la voix

Dans l’œuvre post-exotique, à l’évidence, « ça parle ». Mais, tout lecteur en aura fait l’expérience, il n’en est pas moins extrêmement délicat de déterminer avec assurance qui parle, d’où, quand, voire à qui et de quoi. Brouillée, diffractée, frappée de soupçon, dans ces fictions, l’origine de la parole narrative pose à plus d’un titre problème, du moins au lecteur épris de rationalité, et par là même soucieux de clarifier le système vocal dont, en tant que destinataire, il est l’un des éléments constitutifs. Cependant, précisons d’emblée qu’il n’y a pas là matière à grief : dans le cadre de l’expérience de lecture littéraire, mixte de processus primaires et secondaires, si le besoin de sens du récepteur le voue à un effort de clarification, autant et sans doute davantage qu’elle ne se « décrypte », une voix s’écoute, voluptueusement. Et le tremblement vocal caractéristique de la parole post-exotique est assurément pour beaucoup dans le plaisir que dispensent ces fictions. Toutefois, compte tenu du genre dans lequel s’inscrit mon discours, je ne peux me contenter d’une glorification tautologique du seul plaisir du texte, et dois donc aller y voir de plus près, au prix d’une certaine violence2 - dont je m’efforcerai, autant que faire se peut, de limiter les dommages collatéraux.

Cela précisé, on sait qu’en régime romanesque canonique, la situation narrative établie à l’origine est d’ordinaire stable sur la longueur du récit. Par exemple, la narration y sera continûment ultérieure et, le plus souvent, extra- et hétérodiégétique ou, un peu moins « canoniquement » aux yeux de certains, extra- et homodiégétique. Il ne s’agit bien sûr pas là d’une norme intangible, dont les écrivains ne devraient à aucun prix s’écarter, et, au cours des 20ème et 21ème siècles, il n’a pas manqué d’auteurs variés pour malmener cette hypothétique orthodoxie (Claude Simon3 , Alain Robbe-Grillet4 , Marie NDiaye5 , etc.). Mais l’une des caractéristiques remarquables du post-exotisme est que la plupart des traits définitoires de la situation narrative y font, avec constance, l’objet d’un brouillage savamment orchestré et axiologiquement justifié, de sorte que le traitement déceptif de la voix représente une composante majeure de l’œuvre.

Certes, et de façon parfaitement compréhensible, d’un livre à l’autre, le phénomène connaît des variations d’intensité. Mais force est de constater qu’il est bien présent dès les premiers textes. Ainsi de la mosaïque de pièces variablement originées qui composent Biographie comparée de Jorian Murgrave6  : d’emblée les heurts de ces « lettre de lecteur », « note de service », « extrait de rapport », etc., en même temps qu’ils compromettent l’aboutissement de l’enquête sur le Murgrave en atomisant son portrait, introduisent une polyvocalité aux accents carnavalesques. Plus encore, la deuxième fiction publiée, Des enfers fabuleux7 , est tout entière édifiée, si l’on ose dire, sur le brouillage de l’origine de voix narratives concurrentes, qui s’invaginent jusqu’à dessiner l’équivalent littéraire des célèbres figures impossibles d’Escher, par exemple les « Mains se dessinant ». En atteste la notice de 4ème de couverture, efficace « liseuse », qui désigne à l’attention des récepteurs le point nodal du texte auquel ils s’apprêtent à se confronter :

Qui raconte les histoires que l’on va lire ?
Qui crée et manipule les destins souvent atroces de leurs personnages ?
Serait-ce l’étrange voix qui s’enroue et résonne sur la côte déserte, avec pour seuls auditeurs les crabes du rivage ?
Serait-ce au contraire l’ultime survivant d’une communauté polaire dont, depuis des siècles, les moines voyagent vers les étoiles, en s’infiltrant dans les rêves de ceux qui souffrent ?
Ou bien les deux conteurs ont-ils engagé un combat et confondent-ils leurs imaginations en un seul labyrinthe ? […] 

Par-delà une probable « concession » au cahier des charges hypogénérique de la collection « Présence du futur » (le voyage vers les étoiles), l’accent est ici clairement porté sur l’indécidabilité du point-origine des voix dont l’affrontement tisse le texte, à la faveur d’une monstrueuse phagocytose réciproque. Dès 1988, le brouillage vocal apparaît donc comme un enjeu essentiel de cette écriture, avant même l’« invention » du post-exotisme.

Poursuivre ce relevé de façon exhaustive, en suivant l’ordre chronologique de parution des textes successifs, serait excessivement chronophage, fastidieux, et pour partie redondant. Mieux vaut donc se concentrer sur l’analyse d’un nombre réduit d’exemples, après avoir toutefois signalé l’existence de leitmotivs, qui naissent du retour de deux formules :

-« X appelle Y. Y répondez. »8 Si, en tant que tel, ce mécanisme d’apostrophe n’introduit pas de dysfonctionnement vocal stricto sensu, en convoquant le modèle de la communication radiophonique du et au  sein d’une narration littéraire, il n’en flirte pas moins avec une forme de transmédialité, qui, elle, peut se révéler perturbatrice - sans même parler des parasites qui nuisent à ces échanges : sur les lignes post-exotiques, la friture n’est pas rare.

-« Quand je dis X, je pense bien sûr à Y. » Ce procédé récurrent de substitution identitaire joue un rôle de tout premier ordre dans le flou qui affecte la voix post-exotique. Toutefois, comme l’indique le centrage de l’énoncé non seulement sur le code de la langue, mais aussi sur celui du texte, il sera plus cohérent d’en analyser les jeux et les enjeux un peu plus tard, lors de l’étude de la dialectisation des vacillements énonciatifs.

Bref, ces leitmotivs témoignent, si besoin était, de l’importance de la voix et de ses déformations dans l’univers post-exotique. Mais certains textes, par l’originalité du traitement qu’ils réservent à ce paramètre, méritent qu’on s’y attarde. A commencer par la séquence inaugurale de Bardo or not Bardo9 , intitulée « Baroud d’honneur avant le Bardo »10 . Pour mémoire, voici quelques éléments de l’intrigue : Kominform, irréductible militant égalitariste, est « revolverisé » par un tueur à la solde du capital, devant le poulailler d’une lamasserie. Le récit conte son agonie, entre Drumbog, vieux moine dysentérique, que préoccupe l’imminente traversée du Bardo par son ami, et Strohbusch, renégat de la cause égalitariste, soucieux de lui soutirer la liste de ses réseaux clandestins, pour les désactiver. A la suite d’un quiproquo, l’agonisant se préparera à sa rencontre avec la Claire Lumière, sur fond de lecture croisée du Livre des morts tibétain, d’un recueil de cadavres exquis surréalistes, et d’un manuel de cuisine tibétaine.

Sur le plan formel, l’ouverture in medias res  pourrait tout d’abord donner l’impression trompeuse d’une forme d’académisme narratif : les temps verbaux du passé (imparfait, prétérit) suggèrent une narration ultérieure ; la discrétion du narrateur, retranché derrière un anonymat de convention, semble correspondre au type extra-hétérodiégétique. Mais cette illusion ne durera guère, et l’étonnement consécutif à sa dissipation sera à la mesure même de la perte brutale du confort de lecture qu’elle avait paru programmer. Premier élément perturbateur, l’attribution à Drumbog, dans le cadre d’un dialogue, d’un curieux emploi de la deuxième personne : « Vous aussi, le lait fermenté . […] Aïe, aïe, aïe ! les diarrhées que ça vous provoque !… » (p. 11) - curieux, car la suite du texte nous apprend que Drumbog tutoie Kominform. D’où la perplexité du lecteur, lisant plus loin cet autre propos du moine : « Ça va être mon tour, vous allez voir, je ne vais pas y couper !… » (p. 12), qu’il est tentant d’interpréter comme une adresse métaleptique au narrataire. Encore n’y a-t-il sans doute là pas de quoi fouetter un yack, tant ces ambiguïtés énonciatives sont somme toute discrètes.

En revanche, la rassurante situation narrative initiale vole en éclats dès lors qu’apparaît un nouveau personnage : une superbe femme-oiseau, plus que moulée dans une combinaison grise d’exploratrice, qui va commenter la scène « en s’adressant à un enregistreur vocal » (p. 14). Mais, plus que l’étrangeté du personnage, c’est le mode même de sa désignation narrative qui retient ici l’attention : « Elle s’appelait Maria Henkel, comme moi. Elle était là pour décrire la réalité et pas du tout pour en faire partie. » (Idem, je souligne). Plusieurs points peuvent ici déconcerter :

-tout d’abord, en raison de l’emploi inopiné du pronom « moi », la perception de la relation de personne est modifiée : d’apparemment hétérodiégétique, elle se révèle en fait homodiégétique - ce qui incite à réinterpréter en ce sens les pages précédentes, et conditionne de même la réception de celles qui vont suivre.

-Ensuite, l’assimilation identitaire de ce personnage féminin et du narrateur peut désarçonner un lecteur peu accoutumé au post-exotisme. En inférer que la narration première est assumée par une narratrice nommée Maria Henkel semble de l’ordre du réflexe plausible ; mais laisse en suspens un autre problème : l’identité onomastique recouvre-t-elle ou non une identité ontologique ? Autrement dit, y a-t-il bien deux Maria Henkel, ou un simple subterfuge énonciatif ? Difficile de trancher sans chercher quelque secours au-delà des frontières de ce seul texte.

-Enfin, combinée à sa localisation diégétique, la spécification de la fonction purement testimoniale dévolue au personnage de la femme-oiseau est également surprenante, puisque, si l’on résume : en termes de niveaux, le récit est conduit par un narrateur extradiégétique, qui fait mention de l’existence d’une narratrice de deuxième niveau, c’est-à-dire intradiégétique, laquelle use, pour s’acquitter de sa tâche, d’un enregistreur vocal. Au système d’enchâssement, déjà compliqué par l’homonymie des instances narratrices, s’ajoute donc la question de la différence des media utilisés, et de leur éventuelle concurrence.

De fait, la suite du récit est rythmée par l’entrecroisement de ces deux paroles narratives. Certes, les temps grammaticaux permettent dans une certaine mesure de désambiguïser cette situation énonciative remarquablement complexe, comme dans l’extrait suivant :

 La proximité du décès de Kominform l’impressionnait. Il était écrasé par le poids de la responsabilité qu’on lui avait confiée. Il s’éclaircit la gorge.
-Strohbusch se rapproche des oreilles de Kominform sans prendre garde aux taches de sang, décrivit Maria Henkel. La proximité du décès de Kominform l’impressionne […]  (p. 34, je souligne)

A la narration première l’imparfait (temps usuel en régime romanesque), à la narration seconde le présent de l’indicatif (caractéristique de la simultanéité du reportage sur le vif, si j’ose dire). De plus, l’incise au prétérit (« décrivit Maria Henkel ») constitue un efficace indice à valeur démarcative.

Mais, en dépit de cette clarification de la hiérarchie des voix, on conviendra tout de même qu’il y a quelque chose d’étonnant dans ces phénomènes de redites ou d’échos à quelques lignes d’intervalle. Autant voire davantage que le récit de l’agonie de Kominform, « Baroud d’honneur avant le Bardo » semble ainsi proposer celui de sa mise en voix. La « spectacularisation » de la scène énonciative finirait alors par occuper le premier plan du texte.

D’autant que la hiérarchisation des voix est en fait beaucoup plus ambiguë que ce qu’a pu donner à penser cette présentation hâtive. Au fil du texte, le lecteur est en effet régulièrement conduit à se demander qui dit quoi, en particulier lorsque l’emploi de phrases nominales le prive des points de repère que constituent les temps verbaux. En outre, le cloisonnement des niveaux narratifs est également inquiété : « Je devais lutter contre la tentation de me rapprocher d’elle, de l’enlacer ou de lui sourire. » (p. 27). Cet aveu du narrateur primaire révèle que, loin de n’être qu’une pure instance narrative désincarnée, il pourrait délaisser son rôle de simple témoin pour évoluer, en tant qu’actant, au sein de la diégèse. Quant à Drumbog, à la faveur d’un semblant de « soliloque », il lui arrive ponctuellement de faire entendre ce que l’on peut considérer comme une voix narrative tierce, dont le lecteur semble le seul destinataire plausible :

  -Ils ne sont pas ensemble, ces deux-là, estima Drumbog à haute voix. La femme est nue, elle est jolie, elle appartient à une autre civilisation que la nôtre. Ce doit être une exploratrice venue d’un autre rêve. Seul le type qui brandit le pistolet est dangereux…  (p. 14-15)

On constate donc que la fiction du reportage enchâssé dans la narration première permet de faire vaciller hiérarchie énonciative comme frontières entre niveaux narratifs : Drumbog et la femme-oiseau évoluent tous deux au même niveau intradiégétique, mais deviennent à tour de rôle personnages métadiégétiques de la narration de l’autre. Invagination, une fois encore : dedans et dehors échangent leurs positions respectives.

Pour résumer : stratification de voix narratives plurielles et pour partie redondantes, ambiguïtés du statut des divers énonciateurs, possibilité de déplacements métaleptiques, mise en concurrence de la narration littéraire rétrospective et du reportage radiophonique simultané… Ces caractéristiques, également présentes dans d’autres sections de Bardo or not Bardo 11, à quelques variantes près, confirment non seulement que la question de la voix est centrale dans l’esthétique post-exotique, mais encore que sa mise en scène ou en spectacle en constitue un enjeu primordial.

Se pose alors la question cruciale de l’impact pragmatique de tels dispositifs. Un  autre exemple, Des anges mineurs12 , permettra de tenter d’y répondre. De tous les textes post-exotiques, ce recueil de narrats est celui qui fait l’usage le plus intensif du leitmotiv déjà signalé, assorti de variantes. En voici quelques exemples, parmi d’autres :

 En disant je, je prends aujourd’hui la parole au nom de Laetitia Scheidmann.  (p. 41)
 Quand je dis on, je pense à Bella Mardirossian et à nulle autre, évidemment […]  (p. 51)
 Quand je dis je, c’est à Khrili Gompo que je pense, cela va de soi.  (p. 66)
[…] et quand je dis on je pense ici surtout à moi-même, c’est-à-dire à Jessie Loo. (p. 138)
ETC.

Sous couvert de clarifier le fonctionnement énonciatif du texte, ces incidentes métatextuelles récurrentes contribuent a contrario à le brouiller, du moins dans un premier temps, dans la mesure où les pronoms personnels sont ainsi privés de leur habituelle stabilité ou rigidité référentielle. Dès lors, « je » ou « on » est (toujours) un autre. S’ensuivent, pour le lecteur, de considérables difficultés à doter le texte d’un point-origine fiable. Pour compenser l’inconfort que génère une parole insituable, sans doute est-il tentant de simplifier la scène énonciative, et de référer l’histoire racontée au seul Will Scheidmann, personnage de la fiction qui monologuerait quotidiennement les séquences narratives constitutives des Anges mineurs, en présence de ses aïeules. Telle est l’hypothèse que paraît encourager le narrat 22.

Mais, pour apaisante qu’elle soit pour l’esprit du lecteur, elle fait tout de même bon marché des ambiguïtés suscitées par la lettre du texte :

 Vingt et un et bientôt vingt-deux narrats étranges, pas plus d’un par jour, que Will Scheidmann avait composés en votre présence, et en disant Will Scheidmann, je pense à moi bien sûr. Et donc il monologuait ici un vingt-deuxième irrésumable impromptu […] (p. 96, je souligne)

Cette « clarification » ne va pas sans  ombre portée :

-d’une part en raison des fluctuations pronominales qui affectent sa formulation même.
-D’autre part et surtout à cause de son inscription dans la série des autres formules de type équationnel (X=Y).
De plus, même si, pour certains, subsiste l’impression que c’est bien Will Scheidmann qui assume la parole narrative, le narrat 43 vient rétrospectivement l’ébranler :

  De temps en temps toute lumière sombrait. Je ne savais plus si j’étais Will Scheidmann ou Maria Clementi, je disais je au hasard, j’ignorais qui parlait en moi et quelles intelligences m’avaient conçue 13 ou m’examinaient. Je ne savais pas si j’étais mort ou si j’étais morte ou si j’allais mourir. Je pensais à tous les animaux décédés avant moi et aux humains disparus et je me demandais devant qui je pourrais un jour réciter des Anges mineurs. (p. 203)

Qui parle ici ? Clementi ? Scheidmann ? Quelque voix tierce que la terminologie post-exotique désignerait comme « surnarrateur » ? Il est impossible de trancher, car cet habituel lieu de certitude qu’est l’origine énonciative est ici et ainsi commué en son contraire : un lieu d’incertitude.

Qu’en résulte-t-il ? Certes, en raison de ces permanents et en définitive insolubles vacillements énonciatifs, le lecteur est par la force des choses conduit à se demander qui parle. Mais est-ce à dire que son attention est alors nécessairement centrée sur une activité de textualisation ? Une telle hypothèse serait selon moi réductrice, car l’objectif sous-jacent ne semble pas seulement de proclamer l’hyperlittérarité du texte en exhibant les modalités atypiques de sa scription - sur le modèle de ce que pratiquaient certains « nouveaux romanciers ». J’y verrais bien plutôt une stratégie favorisant au plus haut point la promotion de l’imaginaire. En effet, comme déconnectées de leur(s) source(s), les voix flottent dans l’espace du texte. Finir, de guerre lasse, par renoncer à les situer, permet dès lors, paradoxalement, de mieux s’ouvrir à leur écoute. Si trop d’origines, pour partie contradictoires, les désoriginent, ces voix résonnent ainsi avec une force décuplée par l’apesanteur, et portent d’autant plus efficacement les visions qui par leur canal s’expriment. Plutôt qu’un simple outil didactique, au service d’une initiation désormais somme toute banale à la « littérature littérale », le traitement déceptif de la voix narrative dans l’œuvre post-exotique serait donc un « instrument » au service de l’essor et du déploiement de ses images spécifiques. Jouir du texte post-exotique supposerait alors, sans perdre de vue la forme - qui, de toute façon, ne se laisse guère oublier -, de se montrer sensible à la force, qui la sous-tend et la déborde de toutes parts.

A l’appui de cette hypothèse, on fera observer que deux traits principaux concourent ici à la promotion de l’imaginaire :

-des phénomènes de déplacement(s), puisque l’origine de la voix ne se trouve jamais là où on l’imaginait : soit qu’une relation de personne en apparence hétérodiégétique se révèle homodiégétique à la faveur d’une intrusion narratoriale ; soit, au sein même de la relation homodiégétique, qu’un narrateur (Y) « chasse » l’autre (X).

-Des phénomènes de condensation, puisque une seule et même voix témoigne de la fusion d’au moins deux entités.

Déplacement et condensation : on reconnaît là les traits majeurs du rêve selon Freud14 . Ainsi, si l’on juge recevable cette définition empruntée à la psychanalyse, peut-on identifier dans ce traitement de la voix narrative une logique onirique - d’ailleurs valable de façon beaucoup plus générale à l’échelle de l’univers post-exotique. De fait, l’inscription dans cette perspective est fréquemment revendiquée du sein même des fictions, comme l’atteste, parmi bien d’autres, le bref extrait de Bardo or not Bardo déjà cité (« Ce doit être une exploratrice venue d’un autre rêve », p. 14-15, je souligne), ou encore l’argument de nombre de récits, où les rêves servent tantôt de moyen de coercition, tantôt de moyen d’évasion, voire de moyen de locomotion.

De plus, cette logique onirique affecte bien sûr non seulement les voix narratives proprement dites, mais encore les univers diégétiques qui résultent de leur déploiement. De nouveau, même si ces textes fonctionnent en régime de fiction majeure, ou de fiction « fictionnante »15 , le contenu diégétique y est bien plus irréalisé que réalisé ; car le but n’est visiblement pas ici de ressasser la fictionalité du narré, mais de l’ « étrangéiser », afin que l’imaginaire tourne à plein régime. En termes pragmatiques, les dispositifs post-exotiques ne visent pas tant à ruiner la crédibilité de ce qui est raconté qu’à favoriser un autre mode de « croyance », semblable à celui qui a cours dans l’expérience onirique. Si la lecture de fiction est d’ordinaire apparentée à la rêverie diurne, dans le cadre du post-exotisme, la proximité concerne bien plutôt le rêve nocturne, sur fond de congé partiel donné à la conscience vigile. Le « lecteur sympathisant »16 est en quelque sorte convié à « rêver » ces univers fantasmatiques, en accueillant la charge imaginaire qu’ils recèlent.

Altération de la relation de personne, invagination des niveaux narratifs, multiplication des mises en abyme aporétiques, usage généralisé de la métalepse, par surcroît compliquée de transmédialité, sont quelques-unes des principales techniques favorisant cette onirisation du fictionnel. Mais il conviendrait d’y ajouter le traitement de la temporalité, intensément déconstruite, et de l’espace, dont le polymorphisme atypique culmine sous l’appellation d’« espace noir ».

La voix : mode d’emploi

Homme de bonne volonté, le « lecteur sympathisant » est, comme son nom l’indique, par nature disposé à accepter l’étrangeté consubstantielle à ces fictions, et à faire sienne leur logique onirique. Mais, pour reprendre le distinguo volodinien, qu’en est-il du « lecteur de librairie » ? L’écart esthétique considérable induit par ces multiples et intenses transgressions des canons réalistes ne risque-t-il pas de lui fermer la porte de ces fictions - le privant ainsi d’une enrichissante confrontation à l’altérité ? Si l’on accepte de maintenir la réflexion sur le plan théorique, pour éviter qu’elle n’achoppe sur l’incompressible diversité des idiosyncrasies, à cette question il est possible de répondre par la négative. En particulier, pour nous en tenir à l’objet de cette étude, parce que le post-exotisme propose une forme de propédeutique à son traitement anomique de la parole narrative - accompagnement de la lecture que l’on pourrait résumer d’une formule : la voix : mode d’emploi.

Cette tentative de familiarisation du lecteur avec les particularités vocales du post-exotisme repose sur des ressources convergentes, et non exemptes, parfois, de chevauchements. A commencer par les autostéréotypes17 . On sait en effet que, pour être tout bonnement possible, selon les théoriciens de la réception, la lecture littéraire a besoin de reposer sur du déjà lu 18. De façon remarquable, les fictions post-exotiques parviennent à respecter ce critère, en l’adaptant dans une perspective endogène. Dans chaque texte, les distorsions de l’orthodoxie vocale font retour avec une insistance telle que, passé le premier effet de surprise, cette récurrence même est en mesure de favoriser une forme d’accoutumance - sur le mode, en amont, de la régulation homéostatique, en aval de la mithridatisation homéopathique. Ces touches successives d’anomie finissent par générer une autre norme, typiquement post-exotique, avec laquelle son parcours au fil du texte permet au lecteur de se familiariser. Le simple fait que l’on puisse repérer la constitution de leitmotivs énonciatifs, quand bien même paradoxaux, accrédite cette hypothèse. Et, compte tenu de la dimension notoirement cohésive de l’édifice post-exotique, il paraît évident que, déjà valide pour chaque texte considéré isolément, l’autostéréotypie l’est a fortiori à l’échelle de l’œuvre considérée dans sa globalité. Par exemple, pour qui aura fréquenté plusieurs de ces fictions, plutôt que de passer pour un facteur de surprise, la formule « quand je dis X, je pense à Y » pourra finir par revêtir une valeur de signal de reconnaissance. Paradoxalement, le « poison » que recèlent ces distorsions énonciatives pour le lecteur de librairie se fait donc graduellement  à lui-même son propre « antidote ».

J’ai déjà signalé que ce leitmotiv présentait une dimension autoréflexive. Précisément, ce sont les ressources métatextuelles 19 qui viennent, ponctuellement mais de façon récurrente, renforcer les effets de l’autostéréotypie, en orchestrant une manière d’introduction ou d’initiation aux plus déconcertantes particularités vocales du post-exotisme, ainsi décryptées et motivées. Dans un souci d’économie, je ne donnerai que deux exemples :

 Lorsque Mingrelian parle de Mevlido, il donne aussitôt à son récit une tonalité de nostalgie affectueuse, une coloration bienveillante que les événements ne justifient pas, quelque chose comme une tendance assumée à la complaisance. « Complicité totale et douloureuse », estime Deeplane dans une note manuscrite qui accompagne le romånce De notre collaborateur à Poulailler Quatre. « Entre le narrateur et son personnage, il n’y a, hélas, pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette », surenchérit Yokog Gans, lui aussi réviseur pour les rapports transmis aux Organes. (Songes de Mevlido, Paris, Seuil, 2007, « Fiction & Cie », p. 417)

Ce principe de « complicité totale » ou de « camaraderie authentique » (p. 418) est en outre, à quelques pages de distance, étendu à la sphère extradiégétique : « Entre nous et Mingrelian, comme entre Mevlido et Mingrelian, il n’existe pas - hélas ! s’exclamerait Yokog Gans - l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette. » (p. 420). Les incidentes métatextuelles relatives aux causes de la fusion des voix sont ainsi présentées comme valant également pour la narration première de Songes de Mevlido.  Par conséquent, même si les symbioses énonciatives continuent de battre en brèche l’orthodoxie romanesque en la matière, elles sont très loin de se résorber en un asémantisme, qui pourrait devenir rédhibitoire. Bien au contraire, le métatextuel favorise la mise en place de nouvelles normes de lisibilité qui, sans aucunement entraver le fonctionnement de l’imaginaire, puisqu’il y a fictionalisation du commentaire, permettent un retour du sens, gratifiant pour le lecteur. De la sorte, les spécificités du système vocal ne sont nullement désamorcées, mais simplement rendues plus accessibles au « lecteur de librairie », qui pourra moins difficilement trouver son chemin dans ce dédale de voix. Les séquences métatextuelles jouent donc le rôle de passerelles entre les terres d’exil du post-exotisme et le monde où nous vivons, et lisons.

En outre, et en dépit des subtiles différences qui affectent les univers diégétiques des divers textes, comme pour les autostéréotypes, la cohésion architecturale de l’œuvre renforce considérablement l’efficacité du procédé. Par exemple, les « lecteurs sympathisants » auront bien sûr identifié, dans les quelques lignes précédemment citées, pour le moins quelque écho d’un des plus décisifs passages du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze :

 Je dis « je », « je crois » mais on aura compris qu’il s’agit, là aussi, de pure convention. La première personne du singulier sert à accompagner la voix des autres, elle ne signifie rien de plus. Sans dommage pour la compréhension de ce poème, on peut considérer que je suis mort depuis des lustres, et ne pas tenir compte du « je »… Pour un narrateur post-exotique, de toute façon, il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre la première personne et les autres, et guère de différence entre vie et mort. (p. 19)

Neuf ans avant Songes de Mevlido, la donne énonciative était en ces termes fixée, et rayonne tant rétrospectivement que prospectivement en direction des autres textes qui environnent la Leçon onze sur la flèche du temps (si cette notion est maintenue).

Il serait inexact d’affirmer que la connaissance du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze est indispensable à la lecture des autres volumes post-exotiques. Mais, en tant que pierre de touche ou clef de voûte - c’est selon - de l’édifice, ce texte autorise toutefois une notable plus-value sémantique. Cet apport de sens provient en grande partie de l’inscription dans le xénogenre de la « leçon », qui induit une considérable intensification du geste métatextuel, à la faveur de ce qui ressemble d’assez près à un art poétique fictionalisé. Chacun sait en effet que la plupart des traits définitoires de cette esthétique étrangère et étrange y sont dialectisés, tenants et aboutissants compris. Pour ce qui est de ma problématique, il faut mentionner les « Termes concernant la qualification des voix » (p. 61) : « surnarrateur », « sous-narrateur », « hétéronyme anonyme », « voix muette », « contre-voix », « voix morte ». En outre, ils bénéficient d’un éclairage accru à la rubrique « Le Romånce » (p. 37-43) ; en particulier aux entrées « Non-repentir du narrateur » (p. 38) et « Mort du narrateur » (p. 38-39) :

 La distorsion de la voix et la confusion dans le nom véritable des donneurs et preneurs de parole est ainsi une caractéristique du romånce. Derrière l’auteur, porte-parole et signataire du livre, et derrière la voix du ou des narrateurs mis en scène dans le livre, il faut replacer un surnarrateur qui s’est effacé et qui, en un processus de camaraderie intime, contraint sa voix et sa pensée à reproduire la courbe mélodique d’une voix et d’une pensée disparues. (p. 39)

Les phénomènes de déplacement et de condensation qui touchent la voix trouvent ainsi leur explication, et plus encore leur justification. On observe de plus que, dans le système ainsi défini, l’esthétique a indissolublement partie liée avec l’éthique, l’idéologique, et le politique, à travers la fiction d’une communauté carcérale de révolutionnaires vaincus, en butte aux persécutions des sbires du capitalisme. A quoi il faut ajouter le métaphysique, sous les aspects de la mort autoproclamée du narrateur, « seul mensonge littéraire à quoi il peut se raccrocher sans malaise » (p. 39).

On constate donc que, si le traitement post-exotique de la voix narrative se situe aux antipodes de tout académisme romanesque, la convergence des ressources de l’autostéréotypie et du métatextuel permet de résorber l’écart ainsi induit avec l’horizon d’attente des récepteurs, via l’institution de nouvelles normes de lisibilité, qui reposent sur une motivation systématisée des propriétés de ce xéno-univers. De ce « mode d’emploi », la leçon constitue la pièce maîtresse.

L’invasion des voix post-exotiques : autoportrait de l’auteur en arachnide mutant

A certains égards, le post-exotisme pourrait donc passer pour un système clos sur lui-même, totalisant voire totalitaire. Mais un tel diagnostic ferait fâcheusement bon marché de l’équilibre entre les forces centrifuges et centripètes qui sous-tendent cette création 20. Certes, il est légitime de parler de clôture, car la notion de post-exotisme confère à l’œuvre singularité, cohérence et apparence d’autonomie ; mais il y a simultanément ouverture, puisque ce permanent work in progress favorise l’intégration harmonieuse des productions à venir. En outre, la même tension informe le rapport de l’œuvre au monde : posée comme radicalement étrangère et étrange, elle n’en déploie pas moins, par le biais de la fiction, un discours sur l’Histoire politique du 20ème siècle.

Or ce rapport spécifique au monde pose avec acuité la question de l’identité, de la place et du rôle de l’auteur post-exotique. Dans cette xénolittérature, que devient cet habituel garant de l’œuvre, son signataire, en même temps que responsable et bénéficiaire légal ? La Leçon onze, une fois encore, peut nous éclairer sur ce point :

 […] [Le] narrateur cherche à disparaître. Il se cache, il délègue sa fonction et sa voix à des hommes de paille, à des hétéronymes qu’il va faire exister publiquement à sa place. Un écrivain de paille signe les romånces, un narrateur de paille orchestre la fiction et s’y intègre. (p. 38)

L’auctoritas est ainsi à son tour subvertie. Et le tour de force du post-exotisme est de parvenir à étendre cette subversion, depuis la fiction jusqu’aux espaces institutionnels du monde réel. Les procédés déclencheurs de ce mouvement centrifuge sont déjà bien connus : triplication des pages de faux-titre de Vue sur l’ossuaire 21, plaçant sur un pied d’égalité Antoine Volodine, Maria Samarkande et Jean Vlassenko ; attribution, par sa page de faux-titre, du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze à une liste de huit écrivains, où Antoine Volodine voisine notamment avec Lutz Bassmann et Elli Kronauer ; rubrique « Du même auteur dans la même collection », à la fin du même ouvrage, où les textes effectivement publiés par Antoine Volodine sont recensés, date exacte de publication comprise, mais attribués à d’autres identités auctoriales. Partie des textes, la pratique de l’hétéronymie gagne donc le péritexte : la « centrifugeuse » est en marche. Et elle ne s’arrête pas en si bon chemin, puisque le procédé est également étendu du péritexte à l’épitexte.

En effet, dans nombre de ses entretiens, renversant la hiérarchie endoxale, Antoine Volodine se présente comme porte-parole de ses personnages. En outre, il reconduit dans ce cadre l’idée d’une fusion identitaire, métaphore récurrente à l’appui : « J’ai toujours été extrêmement proche de mes personnages et je l’ai dit et répété. Pour reprendre une formule de Lutz Bassmann, je crois, il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier entre eux et moi 22. » Mais plus remarquable encore est la conclusion de « Ecrire en français une littérature étrangère 23 » :
En se référant en permanence aux tragédies archivées dans la mémoire collective, mes personnages épuisés prennent la parole et écrivent des livres. […] Qu’on me permette ici  de me ranger parmi eux, écrivains étrangers et apatrides, pour saluer fraternellement les écrivains français et chinois présents à ce colloque. Merci. (p. 7/7)

Portée par la personne de l’auteur, en chair, en os et en voix, dans le cadre d’un discours public, l’assimilation des diverses instances post-exotiques gagne considérablement en force,  à la faveur d’une exportation de ces valeurs singulières dans les espaces du monde réel.

On se gardera bien de n’y voir qu’une innocente et somme toute inoffensive fictionalisation ludique du discours épitextuel. Tout d’abord parce que l’axiologie même du post-exotisme ne saurait se réduire à une pure et simple supercherie conduite en mode potache. Ensuite et surtout parce que cette posture d’« écrivain de paille » trouve un prolongement déterminant dans la signature même de certains des volumes publiés. On sait en effet que, depuis la fin des années 90, Antoine Volodine a fait paraître, à L’Ecole des Loisirs, de nombreux textes, sous les hétéronymes de Manuela Draeger et d’Elli Kronauer. Dans la mesure où ces noms sont aussi ceux de personnages des fictions post-exotiques, forte pourrait être la tentation d’en inférer que la boucle était ainsi déjà bouclée, et le programme de parasitage des espaces éditoriaux réels accompli. Toutefois, en dépit de similitudes partielles avec le reste de l’œuvre, ces fictions s’en distinguaient en raison d’une tonalité différente, comme par leur inscription paratextuelle dans la littérature « de » ou « pour la jeunesse ». Voilà pourquoi on estimera plutôt que c’est en 2008, avec la publication, sous la signature de Lutz Bassmann, de Avec les moines-soldats 24, que la « contamination » du monde réel par le post-exotisme est enfin devenue vraiment effective. Car, cette fois, cette fiction pourrait sans décalage aisément 25 perceptible être signée Antoine Volodine. Ajoutons que cette « post-exotisation » de notre monde résulte, en bonne logique, d’une entreprise collective, puisqu’elle est née d’une amicale complicité avec certains membres des éditions Verdier, qui ont créé pour la circonstance une collection intitulée « Voix du post-exotisme ». Amicale ou plutôt « totale complicité », ou « camaraderie authentique », pour reprendre les formules déjà citées. En outre, en septembre 2010 26, le phénomène s’est vu non seulement confirmer, mais considérablement amplifier par la parution simultanée de trois ouvrages respectivement attribués à Antoine Volodine 27, Lutz Bassmann 28 et Manuela Draeger 29.

En définitive, il n’y a là, selon moi, ni supercherie ni mystification, au sens que Jean-François Jeandillou 30 donne à ces termes ; bien plutôt mise en œuvre, certes jusqu’au-boutiste, mais pleinement cohérente, d’une logique expansionniste, qui voit l’œuvre-monde empiéter sur le monde. Ainsi les frontières du dedans et du dehors, de l’intra- et de l’extradiégétique, deviennent-elles poreuses : l’invasion hétéronymique repose une fois encore sur des ressources métaleptiques - encore plus intensément transgressives que les précédentes, il est vrai.

Mais, en l’occurrence, importe au moins autant le discrédit jeté sur la différence entre « moi » et « autrui », entre « le mien » et « le tien », puisque l’auctorialité est aussi, qu’on le veuille ou non, affaire de propriété - fût-elle littéraire. Reste donc, pour finir, à dire deux mots de la conception de l’auteur qui sous-tend le traitement de la voix dans l’œuvre post-exotique comme à sa périphérie. A l’évidence, elle se situe aux antipodes de la noosphère contemporaine, dans laquelle, pour le meilleur et pour le pire, les écritures de soi font florès. Le choix d’une identité pseudonyme, « Antoine Volodine », est déjà en lui-même significatif d’une volonté, par ailleurs fréquemment rappelée, de séparer les sphères biographique et artistique. Mais la systématisation hétéronymique radicalise cette position, et aboutit, plutôt qu’à la mort de l’auteur, à sa mutation. Souvenons-nous de Roland Barthes :

 Texte veut dire tissu ; mais […] nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée générative que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel : perdu dans ce tissu - cette texture - le sujet s’y défait, telle une araignée qui se dissoudrait dans les sécrétions constructives de sa toile. 31

L’idée d’entrelacs s’applique parfaitement au tissage, volume après volume, de l’œuvre post-exotique ; quant à l’araignée, elle en est l’un des animaux emblématiques, pour ne pas dire totémiques. Structuration de l’œuvre et, en son sein comme en ses alentours, traitement de la ou plutôt des voix, autorisent, me semble-t-il, à y lire une manière d’autoportrait de l’auteur en arachnide mutant, doué de facultés de parthénogenèse - en symbiose avec le personnel de ces fictions. Par-delà le clin d’œil, cette métaphore signifie que l’entité que nous connaissons sous le nom d’« Antoine Volodine », non seulement accepte, mais programme sa fragmentation et sa dispersion au sein d’une communauté d’entités amies et interchangeables, issues de son imaginaire, et parmi lesquelles il lui est loisible d’évoluer en toute fraternité - tout en espérant que des lecteurs bienveillants, et capables d’un peu d’amour, acceptent de faire de même.

Les morales de cette petite fable animalière (« Il était une fois un auteur qui se fit araignée(s) ») sont sans doute multiples. Pour ma part, j’en retiendrai surtout l’idée que le dispositif technique dont je suis parti, le traitement déceptif de la voix narrative, motivé par le métatextuel, puis prolongé dans le monde réel, a partie liée avec le reste de l’œuvre et son système de valeurs. Renoncer à l’enfermement mesquin dans la petitesse de son « moi » est aussi, bien sûr, affaire d’éthique, de politique, et de métaphysique. Suivre ce fil particulier ramène donc in fine à la complexité et à la richesse de la toile post-exotique, que ces voix mutantes n’en finissent pas de tisser.

 

 

 

 

 

Bibliographie

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1 Cet article constitue une version remaniée et développée du texte paru sous le titre « « Des voix et rien d’autre » (Sur les voix narratives post-exotiques : essai de poétique) », dans Frédérik Detue et Lionel Ruffel (dir.), Volodine, etc. Post-exotisme, poétique, politique [Actes de la décade de Cerisy : « Antoine Volodine et les voix du post-exotisme », 12 au 19 juillet 2010], Paris, Garnier, 2013, « Littérature, Histoire, Politique », p. 121-135. Mes remerciements vont donc à Frédérik Detue et Lionel Ruffel, ainsi qu’à Emmanuel Bouju, directeur de cette collection, qui m’ont tous trois permis de disposer de mon texte.

2 Je fais bien sûr ici référence aux préventions du post-exotisme contre la « critique littéraire officielle ». Voir, sur ce point, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, 1998, p. 59-60 et passim. L’aptitude à la désobéissance constituant, à mes yeux, la vertu critique par excellence - à ne pas confondre avec l’irrévérence -, je passerai outre, en mobilisant en particulier les outils de la narratologie et de la poétique genettiennes. La plupart des notions techniques utilisées proviennent donc des ouvrages suivants de Gérard Genette : Figures III, Paris, Seuil, 1972, « Poétique » ; Nouveau Discours du récit, Paris, Seuil, 1983, « Poétique » ; Seuils, Paris, Seuil, 1987, « Poétique ». En ces temps où l’antigenettisme, primaire ou secondaire, tend à faire rage, qu’on y lise aussi un hommage, selon moi infiniment mérité.

3 Par exemple dans La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960, et Histoire, Paris, Minuit, 1967.

4 De façon très spectaculaire dans La Reprise, Paris, Minuit, 2001.

5 En particulier dans La Femme changée en bûche, Paris, Minuit, 1989.

6 Biographie comparée de Jorian Murgrave, Paris, Denoël, 1985, « Présence du futur ».

7 Des enfers fabuleux, Paris, Denoël, 1988, « Présence du futur ».

8 Voir, entre autres multiples exemples, Nuit blanche en Balkhyrie (Paris, Gallimard, 1997) : « Quelqu’un chuchotait et, à force d’écouter, je reconnus ma propre voix. Breughel appelle Molly, disais-je. Répondez. » (p. 11).

9 Bardo or not Bardo, Paris, Seuil, 2004, « Fiction & Cie ».

10 Ibidem, p. 7-40.

11 En particulier dans la deuxième section, intitulée « Glouchenko » (p. 41-78), où la narration est parasitée par les commentaires intempestifs de l’ « envoyé spécial pour les émissions « Off-Shore-Info » » (p. 48).

12 Des anges mineurs, Paris, Seuil, 1999, « Fiction & Cie ». Les analyses qui suivent reprennent pour partie celles que j’ai antérieurement produites dans un article intitulé « Que reste-t-il de nos amours ? (Post-exotisme et valeurs) », dans Défense et illustration du post-exotisme en vingt leçons (Frédérik Detue et Pierre Ouellet éds.), Montréal, VLB éditeur, 2008. Voir en particulier les pages 287-288.

13 On notera l’accord en genre du participe, qui paraît invalider l’hypothèse d’une prise en charge de la parole narrative par Will Scheidmann.

14 La Science des rêves [1900], Paris, 1926 pour la tr. fr. d’I. Meyerson ; édition revue par D. Berger, sous le titre L’Interprétation des rêves, Paris, P.U.F., 1967.

15 Expression forgée sur le modèle de la formule « Breton bretonnant », et qui, en l’occurrence, désigne une élévation « au carré », non pas de la « bretonnité », mais de la fictionalité.

16 Dans nombre de ses entretiens, Antoine Volodine établit en effet une distinction entre « les lecteurs sympathisants » et  « le lecteur de librairie ». Voir, entre autres exemples, « On recommence depuis le début » (propos recueillis par Jean-Didier Wagneur), dans Anne Roche (éd.), Antoine Volodine. Fictions du politique, Ecritures contemporaines, n° 8, Caen, Lettres modernes / Minard, 2006.

17 Sur ce point, voir Stéphanie Orace, « Eléments pour une autostéréotypie », Poétique, n° 125, février 2001.

18 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception [1972], Paris, Gallimard, 1978 pour la tr. fr. ; Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, 1994, puis Bruxelles, Peter Lang Verlag, 2010, « ThéoCrit’ » ; Vincent Jouve, La Lecture, Paris, Hachette, 1993.

19 Au sens où l’entend Bernard Magné, « Métatextuel et lisibilité », Protée, vol. XIV, n° 1-2, Université du Québec à Chicoutimi, 1986, p. 77.

20  Sur ce point, je me permets de renvoyer à Frank Wagner, « Leçon douze : anatomie d’une révolution post-exotique », Etudes littéraires, vol. 32-n° 3, vol. 33-n° 1, Presses de l’Université Laval, Québec, automne 2000, hiver 2001. Certaines des analyses qui suivent consistent en une version remaniée de plusieurs passages de cet article.

21 Vue sur l’ossuaire, Paris, Gallimard, 1998.

22 « On recommence depuis le début », art. cit., p. 228.

23 « Ecrire en français une littérature étrangère », Chaoïd [en ligne] : International, automne-hiver 2002, n° 6, format PDF, disponible sur http://www.chaoid.com/pdf/chaoid_6.zip.

24 Lutz Bassmann, Avec les moines-soldats, Lagrasse, Verdier, 2008, « Chaoïd/Voix du post-exotisme ». Signalons également, la même année, chez le même éditeur et dans la même collection, la parution de : Lutz Bassmann, Haïkus de prison.

25 Cette modalisation s’impose car, à l’examen, il est tout de même possible de distinguer des différences significatives entre les ouvrages respectivement signés Volodine, Bassmann, ou encore Draeger ou Kronauer.

26 C’est-à-dire environ deux mois après la présentation de la communication (voir la note 1) qui a fourni la matière de cet article.

27 Antoine Volodine, Ecrivains, Paris, Seuil, 2010, « Fiction & Cie ».

28 Lutz Bassmann, Les Aigles puent, Lagrasse, Verdier, 2010, « Chaoïd/Voix du post-exotisme ».

29 Manuela Draeger, Onze rêves de suie, Paris, Editions de l’Olivier, 2010.

30 Dans son excellent ouvrage intitulé Esthétique de la mystification, Paris, Minuit, 1994, « Propositions ».

31 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, « Points », p. 100-101.

 

 

Article publié le 15 avril 2014

 

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