Personnage de papier ou personnage de chair ?

Francis Berthelot
CRAL

Au cours des dernières décennies, le personnage de roman, en tant qu’être de chair et d’os, s’est vu dénier toute réalité au profit d’une conception du « personnage de papier », voire de « l’actant », réduit à une simple fonction narrative. Cette conception, certes, a été très productive en termes narratalogiques, en ce sens qu’elle a permis de mettre en évidence les structures universelles ou spécifiques du récit. En revanche, elle occulte la dimension charnelle de personnages dont le roman, de par sa nature même, nous raconte les tourments physiques et moraux. Cette communication va aborder trois aspects de la question :

• le rôle du corps, d’une manière générale, dans le récit romanesque.

                        • deux exemples littéraires des rapports de pouvoir auquel il donne lieu.

                        • deux autres exemples montrant comment la littérature de science-fiction envisage ce problème.

 

Le corps du personnage de roman

                        1 – les plans du récit :

En premier lieu, il convient de rappeler que, dans l’étude du récit, on distingue deux plans : le plan de l’histoire, qui est celui dans lequel vivent et interagissent les personnages ; et le plan du discours, où le texte est considéré en tant qu’objet verbal proprement dit.

                        plan de l’histoire : deux cas sont à distinguer :

                        - le personnage est absent : cette absence, bien que souvent sans incidence réelle, peut au contraire être déclarée, voire thématique, son corps s’inscrivant alors en négatif par le manque qu’il crée. On en a un exemple avec Le Marin de Gibraltar de Marguerite Duras (1952), où le narrateur aide l’héroïne à chercher à travers le monde un marin qu’elle a aimé autrefois, mais qui n’existe dans l’histoire que par son absence et les récits qu’elle fait de leur passé.

                        - le personnage est présent : parfois, sa réalité physique est entièrement déniée, soit parce qu’il se réduit à une voix dont on ignore l’appartenance, soit parce que c’est un fantôme ou une ombre ; mais le plus souvent, il intervient véritablement, bien qu’avec un degré d’importance très variable : soit de manière anecdotique, à travers des gestes ou des attitudes qui indiquent sa position dans l’espace (il s’installa sur le divan), ses émotions (il rougit), etc. ; soit de manière thématique, les tensions internes ou externes qu’il vit formant le sujet du passage envisagé : c’est par exemple le cas d’un héros malade ou encore de deux protagonistes qui se battent.

                        • plan du discours : la nature organique du corps y figure selon quatre modes distincts, que les auteurs utilisent selon les nécessités du récit :

                        - l’organique occulté : que le personnage soit omis ou mentionné, rien de la nature proprement organique de son corps n’intervient : il se réduit alors à un nom (Tartempion), un déictique (il ou elle) ou un trait signalétique (l’homme, l’institutrice, etc.).

                        - l’organique substitué : sans être désigné en tant que tel, le corps aparaît à travers des objets qui le représentent en partie ou en totalité : objets métaphoriques, qui le désignent par substitution : ainsi, le serpent qui symbolise le sexe masculin au chapitre X de Salammbô de Flaubert ; objets métonymiques, qui le désignent par proximité, comme les vêtements dont la description forme le premier portrait de la cousine Bette, chez Balzac.

                        - l’organique indirect : à l’intérieur d’un portrait comme d’une scène, le corps est désigné de façon effective, mais uniquement à travers ses facultés (les cinq sens, la respiration, la digestion, la motricité, etc.) et ses données de base (la race, le sexe, l’âge, la taille, la beauté, etc.), c’est à dire des éléments abstraits que l’on peut préciser sans que ses parties (solides ou fluides) soient nommées. Ses perceptions, son effet et son action sur l’extérieur, lui donnent ainsi, à travers la manière dont il interagit avec son environnement, une première réalité.

                        - l’organique direct : cet effet de réalité est accentué quand sont citées nommément certaines parties du corps, qui font irruption dans le discours sous forme de substantif, parfois d’adjectifs. Cela s’observe dans le cas du portrait comme dans celui de la scène, que le personnage intervienne dans celle-ci de façon passive ou active. Sur le plan verbal, l’élargissement d’un vocabulaire purement anatomique, sinon clinique, à des termes métaphoriques caractérisant l’aspect des parties désignées, voire des termes d’argot qui en épinglent un trait spécial, renforce cet effet d’irruption.

                        2 – le corps et l’expression romanesque :

                        Ce corps ainsi appréhendé, la question qu’il convient alors de se poser est son incidence sur l’expression romanesque. Cette incidence peut être observée à trois niveaux :

                        • la description : elle correspond non seulement à la caractérisation physique (locale ou permanente) du personnage, mais également au jugement que l’auteur exerce sur lui, et qu’il transmet au lecteur en dosant éléments positifs et négatifs ; parfois aussi, un détail particulier (comme la jambe de bois du capitaine Achab dans Moby Dick de Melville) prend une valeur de symbole, sa singularité devenant alors emblématique.

La description des sensations, quant à elle, fait appel à la fois à des éléments internes et externes, du fait qu’elle place le personnage en interaction avec l’environnement ; il est alors possible de rendre compte du phénomène d’un double point de vue : le sien et celui de l’extérieur.

Ceci étant, le jeu suprême de l’auteur reste celui du dit et du non-dit, qu’il s’y livre pour des raisons de pudeur, de tabou, ou au contraire d’efficacité : aucun discours, si précis soit-il, ne pouvant tout dire du corps d’un personnage, le rôle des ellipses dans la description demeure fondamental ; ce sont d’ailleurs elles qui offrent au lecteur son espace d’interprétation.

                        • la narration : pris isolément, le corps d’un personnage intervient dans la narration de deux manières différentes : soit par une action portée, qui lui permet d’agir – de façon active ou réactive – sur son environnement ; soit par une action bloquée (obstacle, blessure, maladie, etc.), où la souffrance et la difficulté d’agir lui créent un conflit d’où naît la tension dramatique.

                        Lorsque le héros interagit physiquement avec d’autres personnages, on retrouve la distribution narratalogique entre auxiliaires et antagonistes, qui s’exacerbe dans les rapports érotiques et thanatotiques, et leurs transmutations éventuelles. Dans ces rapports, le corps apparaît comme un instrument de pression, que ce soit à travers le registre du plaisir ou celui de la souffrance, avec toutes les manipulations qui en dérivent : du bénéfice secondaire que l’infirme tire de son handicap, à la feinte pure et simple où le corps prétend être autre pour mieux manœuvrer son partenaire.

                        La narration et le corps, enfin, se rejoignent dans la dimension temporelle, qui se traduit pour l’une par la double durée événementielle de l’histoire et du discours, pour l’autre par le vieillissement, ces trois éléments étant en constante interaction, tantôt en synergie, tantôt en opposition, ce qui se joue entre eux étant une des composantes de la logique romanesque.

                        • le dialogue : dernier lieu de l’inscription du corps, le dialogue maintient parfois celui-ci dans une occultation totale au profit du seul échange verbal (parole neutre) ; mais, le plus souvent, il lui accorde une place dans sa structure même, sous la forme d’une parole portée – en positif ou en négatif : les émotions  se reflètent alors dans le texte, dont elles affectent la syntaxe, le vocabulaire, le rythme, d’une manière qui peut aller de la simple nuance à l’éclatement. Le cas extrême est la parole rompue : celle qui ne parvient plus à jaillir du corps et débouche sur le silence.

Deux cas de paralysie romanesque

                        Depuis le XIXème siècle, l’utilisation de la maladie comme élément romanesque présente sur le plan narratif un intérêt particulier. En effet, elle constitue d’emblée, par les souffrances qu’elle engendre, un double élément de conflit : entre le malade et lui-même, d’abord ; puis entre le malade et son entourage, tenu de se positionner vis à vis d’elle. Mais, en termes psychiques, elle est aussi un révélateur de tensions préexistantes, internes ou externes, auxquelles elle va donner forme et consistance, selon des jeux où l’inconscient comme le conscient ont leur mot à dire.

                        Lorsqu’un personnage de roman est soumis à une tension intérieure trop forte pour qu’il puisse la verbaliser, il fait ce que nous faisons souvent nous-mêmes : il tombe malade. Deux issues, alors s’offrent à lui : soit la maladie lui permet de dire, à haute voix, ce qui le dévaste ; soit c’est son corps qui s’en charge, en symbolisant le contenu de son tourment sous une forme plus ou moins explicite ; mais si ces deux possibilités peuvent coexister, leur union même ne suffit pas toujours à le délivrer.

C’est dans cette perspective que je voudrais examiner, à propos de deux jeunes héroïnes paralytiques, la symbolique liée à un symptôme et les stratégies auxquelles il donne lieu.

1 – Lise Kokhlakov :

                        Le roman de Dostoïevski, Les Frères Karamazov, qui date de 1880, est contemporain des travaux de Charcot, dont les Leçons sur les maladies du système nerveux, qui comprennent un vaste tableau de la phénoménologie hystérique ont été publiées entre 1873 et 1884. La jeune Lise – âgée seulement de quatorze ans – n’a pas une conscience claire de ce qui se trame en elle, ni du lien existant entre ses états d’âme et son symptôme : une paralysie des jambes, dont l’origine est manifestement hystérique :

                        La pauvre fillette ne marchait plus depuis six mois ; on la transportait dans une chaise longue à roulettes. Elle avait un délicieux visage, un peu amaigri par la maladie, mais gai ; des lueurs folâtres brillaient dans ses grands yeux sombres, qu’ombrageaient de longs cils [1] .

                        Dès le début, sa maladie apparaît à travers un triple lien : avec sa mère qui la tient encore sous sa coupe, avec le starets Zosime qui oeuvre comme guérisseur, et avec Aliocha Karamazov qui se destine à la religion et qu’elle tente de séduire avec un ingénuité perverse. Une tirade de sa mère, venue avec elle voir le starets, nous donne une première idée de l’ambiguïté de sa paralysie :

                        — Les fièvres nocturnes ont complètement disparu depuis deux jours, à partir de jeudi, dit la dame avec un empressement nerveux. Ce n’est pas tout : ses jambes se sont fortifiées. Ce matin, elle s’est levée en bonne santé ; regardez ses couleurs et ses yeux qui brillent. Elle pleurait constamment ; à présent elle rit, elle est gaie, joyeuse. Aujourd’hui, elle a exigé qu’on la mît debout, et elle s’est tenue une minute toute seule, sans aucun appui [2] .

                        Pendant la suite du roman, Lise ne semble jamais vraiment affectée par sa maladie, dont elle ne doute d’ailleurs pas de guérir très vite. Son énergie, en fait, est consacrée d’une part à titiller les inquiétudes de sa mère, d’autre part à taquiner Aliocha. Elle va même jusqu’à envoyer au novice une lettre d’amour qui le conduit – parce que la grâce le guide – à accepter de se fiancer avec elle. Tout, dans ce comportement révèle l’adolescente qui, bien que jouant à être une femme, veut encore rester une petite fille. Autrement dit, bloquée dans son évo-lution, elle traduit ce conflit – plus sérieux qu’elle ne semble en avoir conscience – par une incapacité de marcher, qui s’avèrera effectivement temporaire.

                        Le contenu psychique de son symptôme se confirme d’ailleurs au moment où il disparaît :

                        • d’une part, lorsqu’elle retrouve l’usage de ses membres inférieurs, sa mère se voit à son tour atteinte d’une affection du pied, comme si par un phénomène de vases communiquants liés à la nature fusionnelle de leur relation, la fille ne se dégageait de son mal qu’en le transmettant à sa mère ; ou, de manière inverse, ne se dégageait de sa mère, qu’en lui laissant son mal en gage.

                        • d’autre part, à cette occasion, on apprend que Lise a repris sa promesse d’épouser Aliocha. Là encore, elle se libère d’un lien enfantin, qui lui apparaissait obscurément comme une façon d’échapper à sa mère, mais dont la maturité qu’elle a acquise la dispense.

                        Il y a donc ici, non seulement une symbolisation d’un conflit, mais également une tactique inconsciente pour le résoudre. Ce qui nous amène au deuxième aspect du symptôme : sa fonction stratégique.

Le jeu transactionnel auquel se livre Lise a pour cibles, d’un côté sa mère qu’elle fait enrager, de l’autre Aliocha qu’elle s’amuse à séduire. Elle s’applique à faire de sa maladie un moyen de domination sur eux, mais d’une manière qui demeure ludique. Confrontée au problème du bien et du mal par les drames réels qui se jouent autour d’elle, elle ne peut persister éternellement dans cette attitude. Sa stratégie inconsciente, qui devrait lui permettre de rester une femme enfant est vouée à l’échec. La guérison correspond pour elle à une double prise de conscience : celle de cet échec, d’abord, qu’elle admet en reprenant sa promesse enfantine d’épouser Aliocha ; celle de ses démons intérieurs, ensuite, qu’elle lui dévoile sans détour lors de leur dernier entretien :

                        - Je ne veux pas faire le bien, tout simplement ; je veux faire le mal ; il n’y a là aucune maladie.

                        - Pourquoi faire le mal ?

                        - Pour qu’il ne reste rien, nulle part. Ah ! comme ce serait bien ! Savez-vous, Aliocha, je pense parfois à faire beaucoup de mal, de vilaines choses, pendant longtemps, en cachette… Et tout à coup tous l’apprendront, m’entoureront, me montreront du doigt ; et moi je les regarderai. C’est très agréable [3] .

                        Il reste quelque chose de puéril dans cette déclaration. Pour la faire, d’ailleurs, Lise est encore assise dans son fauteuil d’infirme. Mais, en réalité, elle n’en a plus besoin. La verbalisation de ses mauvais penchants est le signe qu’elle a recouvré la santé. Dans ce processus, Aliocha a tenu (bien avant Freud) le rôle de psychanalyste : en accueillant ses propos destructeurs, il lui permet de sortir à la fois de la somatisation et du transfert. La stratégie consciente de Lise (se servir de sa maladie pour le manipuler) a donc échoué, mais sa stratégie inconsciente (s’appuyer sur lui pour sortir de l’enfance) a réussi. En acceptant la part de mal qui est en elle, elle devient capable, dans la réalité, de faire le bien : ainsi, au dernier chapitre, fait-elle recouvrir de fleurs le cercueil du petit Ilioucha.

2 – Edith de Kekesfalva :

                        Si Lise, malgré ses velléités diaboliques, reste une figure lumineuse, son pendant tragique apparaît en 1938 avec Edith de Kekesfalva, l’héroïne de La Pitié dangereuse  de Stefan Zweig. Un peu plus âgée que Lise, « dix-sept ans, dix-huit ans peut-être » [4] , elle est paralysée depuis cinq ans. Elle est donc, elle aussi, tombée malade au seuil de l’adolescence, mais aucun traitement n’a pu la guérir, et le contenu psychique de son symptôme - si tant est qu’il existe - ne semble pas évident. Plutôt qu’aux origines du mal, d’ailleurs, Zweig s’intéresse à ses conséquences sur les rapports de la jeune fille avec son entourage.

                        Le point de départ du roman est une maladresse d’Anton, le narrateur qui, rencontrant Edith lors d’un bal et ignorant son handicap, l’invite à danser. D’où crise de larmes de la jeune fille, culpabilité du jeune homme, envoi d’un bouquet le lendemain matin, invitation à un thé l’après-midi, etc. Ainsi s’amorce entre eux une relation infernale, où l’amour de l’une se heurte à la pitié de l’autre, une pitié qu’elle provoque tout en la repoussant, et dans laquelle il s’enlise de plus en plus jusqu’à la tragédie finale.

                        Sur cette pitié, la jeune fille s’exprime avec une dureté féroce :

                        - Je sais très bien que vous respirez avec soulagement chaque fois que la porte s’est refermée sur moi et que vous me laissez là étendue comme un cadavre… Je sais comme vous soupirez d’un ton papelard, « la pauvre enfant ! » et en même temps êtes hautement satisfait de vous parce que vous avez sacrifié une heure ou deux à la « pauvre malade ». Mais je n’en veux pas de vos sacrifices ! Je ne veux pas que vous vous croyiez obligé de me servir ma portion quotidienne de pitié, je me fiche pas mal de votre pitié. Si vous voulez venir, venez, et si vous ne voulez pas, eh bien ! ne venez pas ! Je vous le dis, je m’en fiche ! [5] .

                        Chaque fois qu’elle le déstabilise ainsi, cependant, elle multiplie aussitôt les manoeuvres de séduction, manoeuvres où s’expriment à la fois l’enfant et la femme, et auxquelles, se sentant coupable de l’avoir bouleversée, il ne peut que céder.

                        Ainsi s’instaure entre eux un jeu complexe de doubles contraintes :

                        - pour lui : d’un côté le désir de rester près d’elle pour lui venir en aide ; de l’autre celui de s’enfuir pour préserver sa propre existence.

                        - pour elle : d’un côté le désir de guérir et d’être vraiment aimée de lui ; de l’autre, la conscience d’être incurable et de ne le garder près d’elle que parce qu’elle est malade.

                        - entre eux : d’un côté, la vérité impossible à dire ; de l’autre, le mensonge impossible à croire.

                        L’infirmité de la jeune fille étant l’axe autour duquel la relation se construit et se détruit, son corps devient l’arbitre de l’avenir. Un nouveau traitement ayant été envisagé, l’espoir d’une guérison les amène à unir leurs énergies. Jusqu’à un simulacre de fiançailles. Aussitôt suivi par une scène terrible où, pendant quelques instants, Edith parvient à marcher :

                        Un prodige de volonté avait réveillé ses jambes mortes. A vrai dire, ce n’était pas une marche, c’était plutôt un vol au ras du sol, le vol tâtonnant d’un oiseau aux ailes coupées ; mais la volonté, ce démon du coeur, la poussait de plus en plus loin ; déjà elle était tout près de nous ; dans le triomphe de l’effort accompli, elle avançait vers moi ses bras, ses traits se détendaient pour faire place à un sourire de joie. Encore deux pas, non, un seulement, et le miracle était accompli : déjà sa bouche ouverte me faisait sentir son haleine, lorsque l’effroyable se produisit. Par suite du mouvement violent avec lequel elle avait tendu les bras elle perdit l’équilibre. Comme si on les eût fauchées ses jambes s’effondrèrent soudain. Elle s’écroula à mes pieds, en même temps que ses béquilles tombaient avec fracas sur le dur carrelage. Et effrayé je reculai involontairement, au lieu de faire la chose qui s’imposait, la plus naturelle : l’aider à se relever [6] .

                        La chute de l’une, le recul de l’autre, rompent de manière définitive le mirage dans lequel ils se sont piégés. Ces deux mouvements, amplifiés, mènent le roman à sa conclusion : Anton prend la fuite, et Edith se jette du haut de sa terrasse.

3 – Réussite et échec

                        Ces deux exemples tendent à montrer que, dès qu’il y a maladie romanesque, il y a stratégie. Celle-ci peut ainsi se développer de deux manières :

                        • quand elle précède le symptôme, elle correspond à une volonté de l’inconscient d’exprimer un conflit intérieur par le biais du corps, faute de pouvoir le formuler verbalement. C’est donc d’abord une stratégie interne, de réorganisation des énergies psychiques et physiques, mais aussi une stratégie à visée externe, puisque son but est d’envoyer à l’entourage un signal de détresse.

                        • quand elle suit le symptôme, elle correspond à une volonté (consciente ou non) de l’utiliser pour asservir l’entourage, en jouant sur le désir qu’à celui-ci de venir en aide au malade, désir entaché d’un sentiment de culpabilité plus ou moins fantasmatique.

                        Dans tous les cas, le malade se trouve piégé dans un réseau de doubles contraintes – besoin et impossibilité de dire la souffrance morale, comme de renoncer à la souffrance physique – qui nourrit son symptôme et se nourrit de lui. Ce réseau s’étend à son entourage qui, selon le cas, va s’y laisser prendre ou s’en dégager. De cela va dépendre, en fait, l’issue du conflit :

                        • la paralysie de Lise est un moyen de dire l’indicible à son entourage, à savoir : « je suis une femme ». Elle rencontre dans la personne d’Aliocha, un interlocuteur qui, tout en étant entièrement à son écoute, garde assez de recul pour ne pas se laisser piéger dans son jeu. En ne cédant pas à sa manoeuvre, il l’oblige à sortir de la double contrainte et, de ce fait, la sauve.

                        • à l’inverse, piégé par la paralysie d’Edith, son entourage cède à la stratégie qui s’est mise en place. Et la jeune fille, prise entre sa paralysie et son désir de marcher, entre l’amour qu’elle demande à Anton et la pitié qu’elle en reçoit, n’a aucune issue. La stratégie inconsciemment élaborée se retournant contre elle, le conflit aboutit à la mort.

                        La maladie introduit donc dans la structure romanesque une radicalisation des tensions. Placée au centre des conflits qui opposent chaque personnage à lui même et aux autres, elle jette sur ces conflits un éclairage particulier, en oriente l’évolution, en précipite l’issue. Mais son aspect le plus caractéristique reste ce jeu de doubles contraintes qui la déclenche et qu’elle engendre en retour : Doubles contraintes qui rendent souvent ambigu le dénouement de ces conflits, l’échec d’une stratégie pouvant être la marque de son succès et réciproquement.

Deux récits de pathologie en SF

                        La science-fiction, en tant que genre littéraire préoccupé par les incidences du progrès technologique sur l’homme autant que par le devenir des sociétés, ne pouvait ignorer la question du corps et de ses altérations. Dans de nombreux ouvrages, au contraire, l’imagination des auteurs se déchaîne pour inventer des pathologies nouvelles, qui sont autant de métaphores des désirs ou des souffrances que peuvent éprouver les personnages, et dont le récit utilisera les implications pour créer une tension dramatique.

1 – Robert Silverberg : Un Jeu cruel

                        Ce roman, qui date de 1967, n’est peut-être pas un des plus connus de son auteur. Mais il a l’intérêt de présenter trois personnages qui, dans leur corps même, quoique de façon très différente, possèdent chacun un trait exceptionnel :

                        • Duncan Chalk, magnat pesant quelque trois cents kilos, se nourrit – au sens propre du terme – de la douleur des hommes, et la livre en pâture aux foules par le biais de shows médiatiques savamment organisés :

                        Absorber la détresse d’autrui à l’état brut lui était aussi nécessaire que le pain et la viande pour les autres. Personnification suprême des goûts de son vaste public, il était parfaitement en mesure d’assouvir les besoins profonds de celui-ci. Mais, bien que sa capacité se fût émoussée au fil des ans, il n’était pas encore blasé. A présent, il se frayait son chemin à travers les orgies émotionnelles dont il était l’organisateur, en savourant une bouchée sensorielle par-ci, une gorgée sanglante par-là, mais veillant à garder assez d’appétit pour de plus grotesques permutations de cruauté, toujours en quête de sensations nouvelles et terriblement anciennes [7] .

                        • Minner Burris est un astronaute dont le corps a été disséqué et modifié par des extraterrestres, ce qui fait de lui un monstre physique digne de L’Homme qui rit de Victor Hugo :

                        Burris ouvrit les yeux. Le mouvement des membranes qui lui servaient de paupières n’était pas vertical : elle glissaient du centre vers l’extérieur. (…) Il regarda ses mains. Des doigts fins et fuselés qui n’avaient pas subi de modifications essen-tielles à l’exception du tentacule préhensile qu’ils lui avaient greffé à chacune de ses phalanges extérieures [8] .

De plus, ses transformations lui causent de perpétuelles souffrances :

                        Une broche était encastrée dans son cerveau, des crampons broyaient ses viscères, d’invisibles clous rivaient ses chevilles. Ses paupières irritaient ses globes oculaires comme de la toile émeri. La souffrance était incessante. Elle commençait même maintenant à lui faire l’effet d’une vieille amie [9] .

                        • Lona Kelvin, une orpheline de dix-sept ans a été prise comme sujet d’expérience par des médecins. Ses ovules, prélevés et fécondés in vitro, ont donné naissance à des centuplés dont elle est en principe la mère, bien qu’elle soit toujours vierge et qu’on lui interdise de les voir. Après avoir été pendant un temps la cible des médias, elle retombe dans l’oubli et tente de se suicider.

                        Lona, retournée à l’anonymat, ne pouvait plus être la même femme qu’au-paravant car, quelque part, cent bébés grandissaient et profitaient. Ce n’était pas seulement à ses ovaires mais aux tissus mêmes de sa vie qu’on les avait arrachés, et elle en était encore révulsée [10] .

                        Sur ce trio dont les relations donnent sa structure au roman, on peut d’emblée faire une remarque : alors que l’anomalie de Chalk est due à un simple hasard génétique, celles de Minner et de Lona leur ont été infligées de façon délibérée, ce qui les prédestine au rôle de victimes. Ceci posé, les règles du jeu qui s’ensuit sont très simples : une fois rassasié à titre individuel de la douleur de Minner et de Lona, Chalk les convainc, en échange de promesses fallacieuses (un nouveau corps pour l’un, la possibilité de voir ses bébés pour l’autre), de former un couple médiatique dont le public suivra la vie intime heure par heure.

Comme l’indique le titre, il s’agit là d’un jeu cruel. Et cela d’autant plus que, si l’on assemble les caractéristiques de nos protagonistes, on constate qu’elles recouvrent – tout en les opposant de façon redoutable – les cinq zones instinctuelles de survie des animaux (nutrition, territoire, protection contre le danger, sexualité, protection des petits). C’est dire si, pour chacun, les enjeux sont vitaux. Ces instincts se répartissent entre eux de la manière suivante :

                        - la nutrition : c’est Chalk avec sa façon d’absorber la douleur.

                        - le territoire : encore Chalk, régnant sur l’empire des divertissements.

                        - la protection contre le danger : Minner, qui n’a pu se défendre contre l’agression des scalpels.

                        - la sexualité : Minner et Lona, couple auquel on voudrait croire mais qui se révèle impossible.

                        - la protection des petits : Lona, qui cherche désespérément ses bébés.

                        C’est sur le point de la sexualité que joue la stratégie de Chalk. Car si un mélange de compassion mutuelle et de solidarité rapproche les deux martyrs, il est vite clair qu’ils n’ont rien en commun : l’un est un homme mûr, d’un niveau intellectuel élevé, devenu monstrueux sur le tard, mais d’une monstruosité qui excite certaines femmes ; l’autre une adolescente naïve, sans culture, privée de sa féminité avant de l’avoir connue. Leur relation est d’emblée vouée à l’échec, et Chalk comme son public peuvent se gorger de leur surcroît de malheur.

                        La logique science-fictionnelle, cependant, leur offre un ultime recours. Après s’être séparés, ils constatent chacun de son côté que leur bourreau s’est joué d’eux et comprennent qu’ils n’ont plus qu’une issue : puisque c’est en absorbant leur souffrance qu’il a prospéré, c’est en le gavant de cette même souffrance – accentuée par ses soins – qu’ils doivent le détruire. Réunis face à lui, ils la lui déversent intégralement, jusqu’à ce que cette overdose le tue. Et Minner peut alors reprendre à leur propre compte la phrase emblématique de Chalk : « La douleur est instructive »

2 – Francis Berthelot : Rivage des intouchables

                        L’exemple précédent se situait au niveau des individus. Celui-ci étend la problématique à l’échelon des sociétés. Paru en 1990, au moment où le sida ravageait avant tout le milieu homosexuel, il tentait de répondre à deux préoccupations principales :

                        • sensibiliser des lecteurs ne faisant pas partie de ce milieu à un problème dont ils mesuraient mal l’ampleur.

                        • mettre en évidence certains ressorts inconscients pouvant agir dans le développement de cette épidémie.

                        Si l’histoire de la communauté gay fournissait un schéma dramatique aux cinq étapes éloquentes – répression, libération, rencontre d’un virus, effondre-ment, renaissance – il fallait placer l’action du roman dans un contexte différent, où n’importe quel lecteur puisse se sentir concerné. Pour cela, le plus logique était d’utiliser le registre de la métaphore, en inventant une maladie dont le mode de transmission, bien que non sexuel, soit lié à la transgression d’un tabou. Ainsi est née la planète Erda-Rann, avec les deux peuples qui y cohabitent :

                        • les Gurdes, natifs du désert, rationnels, dont la peau est formée d’écailles minuscules comme celle des lézards.

                        • les Yrvènes, au tempérament aquatique, intuitif, dont la peau est pig-mentée et caoutchouteuse comme celle des dauphins.

                        Le lieu du tabou est donc, non pas le sexe, mais la peau. L’interdit de base, la Loi d’Instinct, proscrit tout contact physique entre les deux races, l’inconscient collectif étant représenté par la Loumka, une mer doté d’une vie et d’une volonté propres. Sur cette base, on va suivre l’histoire d’une communauté plus réduite, les transvers, formée d’Yrvènes et de Gurdes qui ne respectent pas la Loi d’Instinct. D’abord réprimés et clandestins, ils s’affichent peu à peu au grand jour.  Puis, prenant le nom de transcrits, nombre d’entre eux commencent à échanger leurs signes externes : tatouages de pigments pour les Gurdes, incrustations d’écailles pour les Yrvènes. Enfin, au moment où il ont conquis toutes les libertés, une maladie les frappe, dont les symptômes se développent – bien entendu – sur la peau, et qu’on appellera donc épidermie.

                        Dès les débuts du sida, on a pu observer dans ses manifestations une grande diversité. A tel point qu’il semblait parfois que chaque malade eût un sida particulier. Cette idée, reprise dans le roman, a conduit à diversifier les symptômes de l’épidermie, chaque malade exprimant à la surface de son corps la problématique qui lui est propre :

                        • Barnãbé, oiseleur un peu fantasque, voit sa peau devenir adhésive et retenir tout ce qui passe à son contact, jusqu’à son ultime métamorphose :

                        Et puis le dernier matin. Cette pathétique statue qu’ils trouveront, debout sur le lit, un pied en l’air, le buste incliné, les bras à demi fléchis sur les côtés. Cette forme qui n’est plus humaine, puisque des milliers de plumes la recouvrent, blanches, grises, brunâtres, réparties du crâne aux orteils sur toute la surface de son corps émacié, tandis que les deux oreillers, éventrés, achèvent de se vider sur le dallage [11] .

                        • Mêg, jeune femme yrvène souffrant d’avoir fait trop de concessions aux autres et rêvant d’une virginité neuve, perd ses pigments et les écailles qu’elle s’était fait incruster, jusqu’à ce que sa peau devienne transparente :

                        Une écorchée. Oui, une écorchée, c’est ainsi qu’ils la voient, sous son épiderme devenu transparent. Non plus humaine mais anatomique, un jeu de chair dépouillé de son identité, une gravure d’encyclopédie s’exhibant en contorsions malsaines, l’éternel féminin réduit à la turgescence de ses fibres [12] .

                        • A l’inverse, le Gurde Georg Natkin, qu’on pourrait définir comme un psycho-rigide souffre d’un durcissement de l’épiderme qui finit par lui interdire tout mouvement, le réduisant à l’état de statue vivante.

                        • Enfin, Cassiãn, l’un des deux héros du roman, yrvène, séducteur et manipulateur, a la peau couverte de minuscules ocelles qui, loin de l’aider à contrôler le monde, lui en donnent une vision insoutenable :

                        Trop d’images à contrôler, à assembler, à partir desquelles édifier un tout, alors qu’elles se dérobaient constamment. Trop de désirs à cerner : les siens, ceux de ses proches, des étrangers, des animaux, des plantes. Trop de lois à intégrer, dont  il fallait à chaque fois saisir qui les respectait, qui les contournait, qui les violait. Une loucherie à cent cinquante dimensions, dont la plus saugrenue recelait des vérités désarmantes. Une cacophonie de regards acharnés à se fondre, s’opposer, se détruire, lui livrant le monde à travers un jeu de kaléidoscopes dont chaque facette était elle-même un univers, sondé, disséqué, pulvérisé en milliers de cellules, lesquelles, à leur tour… [13] .

                        Le développement du récit se fait donc à la fois au niveau individuel et au niveau social :

                        • au niveau individuel, chaque personnage atteint par la maladie est mis en face de ses contradictions et en impose l’image déformée à son entourage. Dans les trois premiers cas, l’issue du conflit sera la mort. Dans celui de Cassiãn, en revanche, grâce à un travail de l’inconscient qui fera surgir de la Loumka une figure essentielle de son enfance, mais aussi à l’apparition d’une race nouvelle, ce sera la guérison ; et, bien sûr, la maturation qui suit toute épreuve.

                        • au niveau social, il apparaît que l’infra-virus responsable de l’épidermie est venu de la Loumka, donc de l’inconscient collectif :

                        Suit une explication détaillée, à la gurde, mais sans excès, sur la manière dont la Loumka a absorbé les siècles de haine raciale, et intégré le tabou des épidermes comme une loi divine, au point de ne pouvoir s’adapter aux changements radicaux des dernières années [14] .

En conséquence de quoi, on assiste à tous les phénomènes de rejet que peut engendrer une maladie si effrayante dans une société qui réprouve déjà ceux qui sont susceptibles de la contracter : manifestations, lynchages, etc., jusqu’à l’exil des malades sur une île-mouroir. Le salut viendra – à long terme – d’une mutation, dont le premier signe est la naissance d’un bébé portant à la naissance des signes combinés des deux races, écailles et pigments, en parfaite santé, et capable même de guérir les malades par projection mentale.

                        En conclusion, je voudrais souligner à nouveau l’importance du rôle que joue, dans le roman, le corps du personnage : et cela en littérature générale autant qu’en science-fiction. Loin d’être un simple actant de papier, il participe avec tous les aspects de sa nature organique à la description, la narration et même au dialogue.

                       Sa place dans la narration, en particulier, est essentielle, car il est le centre de nombreux conflits, aussi bien internes qu’externes. Il permet au personnage d’exprimer non seulement des émotions ou des désirs immédiats, mais aussi des aspects de son inconscient qui ne peuvent apparaître à travers ses propos ni ses actes. De plus, il peut intervenir entre les différents protagonistes en qualité d’enjeu voire de moyen de pression, et cela aussi bien à l’échelle individuelle qu’au stade collectif.

Enfin, si la littérature générale a porté ce type d’étude a un haut niveau de raffinement, la science-fiction lui a apporté une dimension supplémentaire : par l’invention de pathologies fictives, elle introduit dans ce champ une symbolique beaucoup plus vaste, qui permet d’expliciter certains aspects occultes des relations de l’être humain à son corps et à celui de l’autre, aspects que les seuls outils du réalisme ne suffisent pas toujours à éclairer.



[1] Dostoïevski F. (1880), Les Frères Karamazov, Paris, Livre de Poche, 1962, tome I, p. 59.

[2] Ibid., p. 67.

[3] Dostoïevski F. (1880), Les Frères Karamazov,  tome II, p. 223.

[4] Zweig S. (1938), La Pitié dangereuse, Paris, Grasset, “Les Cahiers rouges”, 1983, p. 34..

[5] Ibid, p. 74.

[6] Ibid, p. 142.

[7] Silverberg R. (1967), Un Jeu cruel, Paris, J’ai Lu, 1978, pp. 10-11.

[8] Ibid., pp. 19, 45.

[9] Ibid., p. 19.

[10] Ibid., p. 59.

[11] Berthelot F. (1990), Rivage des Intouchables, Paris, Gallimard, Folio SF, p. 187.

[12] Ibid., p. 213.

[13] Ibid., p. 288.

[14] Ibid., p. 224.



©Francis Berthelot /Vox Poetica 2003