Vox Poetica

La narratologie, aujourd’hui
séminaire EHESS/CRAL

séance du 4 février 2003

Résumé de l’intervention de John Pier
« Pour une narratologie intertextuelle »

La narratologie des années soixante et soixante-dix s’est développée selon quatre types de critères : une sémantique narrative ; une syntaxe narrative orientée vers la modélisation de l’histoire ; une théorie du discours ou de l’expression narrative ; une rhétorique ou pragmatique du récit. Si la narratologie d’il y a quelques décennies mettait l’accent sur les propriétés objectives des textes, les traits universaux des récits, les grammaires du récit, les descriptions taxonomiques, les binarismes, etc., les approches plus récentes marquent une préférence pour les questions interprétatives, une perspective synthétique et intégrative, des considérations contextuelles, la forme et les effets des récits individuels, etc. Les traces des recherches antérieures, loin d’appartenir à un passé oublié, sont maintenant intégrées à d’autres paradigmes et vues sous l’angle d’autres critères.

Face à la complexité des récits, il semble difficile, aujourd’hui, de mener à bien des analyses visant à dégager « une couche de signification autonome » (Bremond), tout particulièrement dans le cas de récits allusifs comme Lolita (Nabokov) qui possèdent des séries et des complexes de significations irréductibles à une structure globale. Pour relever le défi de ce types de récits, cette intervention cherche à mettre en place une narratologie intertextuelle. Sur la base d’une idée avancée par Eco, selon laquelle les histoires résultent de l’actualisation par le lecteur de fonctions narratives sur-codées, cette approche considère le récit comme une configuration de cadres intertextuels (dans Lolita, il s’agit des cadres de l’amant endeuillé, du double et du triangle) opérée selon quatre modalités d’abduction, ou raisonnement par inférence.

Dans son contexte narratif, la configuration correspond à un acte de compréhension, un « saisir-ensemble » rétrospectif qui complète le « tiré-en-avant » prospectif de la lecture linéaire, assurant l’intelligibilité de l’histoire (Mink, Ricœur). Quant aux cadres (frames), postulés par les cognitivistes et associés par certains chercheurs aux séquences narratives, ils sont considérés en terme d’ « encyclopédie », postulat sémiotique qui rend possible l’interprétation sémantique et pragmatique des données catégorielles et décontextualisées du « dictionnaire » (Eco). Ensuite, la théorie des abductions (Peirce, Eco) permet d’opposer une lecture linéaire ou « heuristique » (abductions sur-codées et sous-codées mises en œuvre pour la construction de la fabula, par exemple, ou qui contribuent à la vraisemblance) à une lecture réflexive ou « sémiotique » (abductions créatives [hypothèses] et méta-abductions [le « testing » des hypothèses]). Donc, une « trace intertextuelle » déclenche une lecture sémiotique, non pas pour dégager une « matrice structurale » qui gouverne l’unité du récit (cf. Riffaterre), mais pour mieux appréhender le pluriel du texte et élucider les éléments hétérogènes.

A titre d’exemple, on trouve dans Lolita un chevauchement du double et du triangle : le nom du protagoniste est Humbert Humbert (cf. « William Wilson » de Poe), mais son double (Claire Quilty) est aussi son rival pour Lolita (elle-même avatar d’Annabel Lee de Poe), et de nombreux indices (« Carmen » de Mérimée, Eugène Onéguine de Pushkin, etc.) confirment la place du triangle. On ne pourrait proposer pour ce roman une macrostructure globale sans le priver de ces multiples couches de signification.

vox-poetica 2003