Récit et iconicité

Résumé de l’intervention de John Pier

La narratologie, aujourd’hui – séance du 4 novembre 2003

Cette intervention prend comme cadre théorique général non pas le saussurianisme de la narratologie structuraliste, qui postule une relation d’équivalence entre histoire et énoncé/signifié, d’un côté, et entre discours et énonciation/signifiant, de l’autre, mais plutôt la conception peircéienne du signe : les relations d’inférence liant le representamen (ou le véhicule du signe), l’objet (ou le référent) et l’interprétant (le signe créé dans l’esprit de quelqu’un par un autre signe). La sémiosis, ou l’action du signe, produite par ces relations se manifeste au niveau des relations syntactiques, sémantiques et pragmatiques qui se développent dans le déroulement du récit considéré comme processus dynamique.

Parmi les différentes sous-divisions du système de Peirce, la plus influente est celle d’icône, index et symbole. Si le symbole repose sur une relation conventionnelle entre le representamen et l’objet (cf. l’arbitraire chez Saussure) et l’index sur une relation de contiguïté ou de causalité, l’icône est fondée sur une relation de ressemblance ou de similitude (cf. la motivation). Mais l’icône, à son tour, se sous-divise en images (similitude de qualités simples entre le signans et le signatum, comme dans une photo d’identité), diagrammes (analogie de relations, comme dans le plan d’un bâtiment ou dans les structures grammaticales) et métaphores (un signe conventionnel mis en rapport avec un autre signe conventionnel).

Sur la base de ces critères, une courte analyse de Nadja d’André Breton est proposée pour étudier les relations entre les photographies et le récit. Mieux que la thèse de l’ut pictura poiesis souvent adoptée par l’approche « texte-image », le schéma peircéien, par le biais de l’iconicité imaginale et de l’iconicité diagrammatique, permet de préciser les rapports et les divergences entre les séries photographiques et la série textuelle. Les images, qui ne servent pas finalement à « illustrer » l’histoire, sont néanmoins ancrées dans le récit par leurs légendes – des bribes empruntées au texte qui, lui, ne montre aucune trace des images (on peut très bien suivre l’histoire sans regarder les photographies), à moins que ce ne soit l’interruption du déroulement linéaire du récit par l’intrusion des photographies. Chaque image et sa légende occupent un même espace graphique selon une syntagmatique interne, tout comme les images/légendes qui se situent sur deux pages successives ; par rapport au texte, ces mêmes images/légendes ainsi que les images/légendes séparées par une page ou plus forment une syntagmatique externe. Les échanges boiteux entre le photographique et le textuel, entre le « vu » et le « lu », font que les séries photographiques (où on voit des objets qui ne sont pas mentionnés dans le texte) et la série textuelle (qui évoque des objets et des événements laissés de côté par les photographies) ne « racontent » pas la même chose, qu’elles sont à la fois autonomes et interdépendantes. Tout en gardant leur caractère imaginal, les photographies sont en même temps soumises à l’iconicité diagrammatique des structures textuelles et narratives, tandis que certaines des séries photographiques trouvent des corollaires dans les mises en abyme.

Il est intéressant de noter que chez Saussure, l’arbitraire du signe n’est pas absolu, mais contrebalancé pas une motivation relative : si on peut considérer les lexèmes « huit », « neuf » et « dix » comme arbitraires, ce n’est pas le cas de « dix-huit » ou de « dix-neuf ». L’intérêt de l’iconicité peircéienne réside dans le fait que de tels exemples diagrammatiques se situent au sein d’un schéma d’iconicité plus général qui, dans les langues naturelles, se révèle au niveau des onomatopées et de certains effets prosodiques, par exemple, mais aussi  dans les métaphores, qu’on peut qualifier de « métasigne iconique ». Pour illustrer ce genre d’iconicité dans le récit, un passage de Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce est examiné où la Tour d’Ivoire (symbole de la Sainte Vierge) cède petit à petit aux mains blanches et tendres d’une jeune fille (Eileen) qui deviennent le métasigne iconique de la féminité, un des thèmes principaux du roman.

Le but des analyses proposées dans cette intervention, qui sont loin d’être exhaustives, est d’explorer quelques-unes des voies de la sémiosis qui contribuent à la narrativité.