Remotiver l’étude des textes littéraires

Entretien avec Hans Färnlöf

 

 

Propos recueillis par Raphaël Baroni

 

Entretien autour de l’ouvrage La Motivation littéraire de Hans Färnlöf, publié aux éditions Classiques Garnier en 2022. Hans Färnlöf est professeur de littérature française dans le département d’études romanes et classiques de l’Université de Stockholm. L’ouvrage est également disponible en accès libre sur le site de l’éditeur grâce au soutien de la fondation Olle Engkvist stiftelse.

Raphaël Baroni : En préambule de notre discussion, est-ce que vous pourriez expliquer dans les grandes lignes, pour les lecteurs qui n’auraient pas encore lu votre ouvrage, à quoi renvoie la notion de motivation littéraire.

Hans Färnlöf : C’est une notion introduite par les formalistes russes pour cerner le phénomène de la justification narrative de tel ou tel élément entrant dans la composition d’une œuvre littéraire. En termes simples, elle désigne comment un ou plusieurs éléments textuels motivent, justifient, expliquent, préparent, rendent possible l’intégration d’un ou plusieurs autres éléments textuels dans le récit. À cela, il faut ajouter que les formalistes distinguaient un double emploi de la motivation : en effet, la causalité opérante dans l’histoire (la « motivation commune ») est pour eux forcément soumise à un objectif qui prévaut dans la composition du récit (la « motivation artistique »). Par exemple, dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Passepartout joue un double rôle motivant : dans l’histoire, il s’égare occasionnellement en raison de sa personnalité, et dans une perspective métapoétique, Jules Verne exploite cette personnalité afin de créer des effets de lecture (curiosité, suspense, insertion de passages didactiques, etc.).

RB : Comme vous l’expliquez dans votre introduction, cette notion est particulièrement difficile à circonscrire et est souvent réduite à l’étude de la manière dont on explique les actions des personnages. En quoi votre approche diffère-t-elle de cette conception psychologisante ?

HF : Il est vrai que l’analyse de la motivation se centre souvent sur la psychologie du personnage. Et il faut reconnaître que cela est tout à fait naturel : l’intrigue progresse en effet en grande partie en se fondant sur les ambitions et les intentions des personnages principaux. Cependant, insister trop sur cette dimension psychologique tend à défictionnaliser le texte, à adopter une approche dans laquelle on risque d’aborder le personnage comme s’il était une vraie personne ou de concevoir l’histoire racontée comme si elle se déployait simplement la réalité. L’analyse risque par ailleurs de devenir parcellaire : telle scène est considérée isolément, par rapport au contexte du lecteur individuel, sans prendre en compte le cotexte. Dans mon approche, je m’intéresse davantage à l’art de la composition du récit, et même quand j’analyse la psychologie du personnage (car je le fais souvent, moi aussi !), je n’oublie jamais que cette psychologie, ou que les actions du personnage, sont en premier et en dernier lieu le résultat d’une composition ; autrement dit ce sont des éléments qui s’inscrivent dans un ensemble artistique. En outre, je ne me limite pas à la motivation psychologie mais je considère tous les procédés et toutes les forces agissantes investis dans le récit.

RB : Votre ouvrage accorde une place centrale à l’exploration des approches formalistes de Victor Chklovski, de Roman Jakobson, de Iouri Tynianov et de Boris Tomachevski. Je signale d’ailleurs que dans vos travaux antérieurs, vous aviez déjà mis en évidence la productivité de la notion bakhtinienne de « chronotope 1 ». D’où vous vient cet intérêt pour les travaux des formalistes russes ? Est-ce que vous diriez que l’on n’a pas assez creusé ce filon, que l’on a mal compris cet héritage en le réduisant à un rôle de précurseur du structuralisme français ?

HF : Malgré les scientifiques que nous sommes, il entre certainement une part de subjectivité dans nos appréciations théoriques. Pour ma part, je nourris une grande admiration pour les formalistes russes et Bakhtine (qu’on se gardera à inclure dans cet autre groupe) en raison de leur audace, de leur originalité et du potentiel énorme de leurs réflexions. Ensemble, ils ont jeté les bases des études textuelles du XXe siècle en s’interrogeant sur l’objet même de leurs études, c’est-à-dire sur la littérature et la question de savoir ce qu’est cette dernière. Et je dois répondre par l’affirmative : à la différence de Bakhtine, les écrits des formalistes sont mal connus (et cela vaut par ailleurs pour beaucoup d’autres efforts théorisations passés dans les oubliettes de l’histoire). Ce n’est nullement une erreur d’observer les rapports qui existent entre les travaux plus tardifs des formalistes russes (notamment ceux de Tynianov et de Jakobson) et le structuralisme français, mais il serait aussi de bon goût, surtout en matière d’éthique, de reconnaître jusqu’à quel point certains écrits « novateurs » reprennent des pensées des formalistes russes sans pourtant l’expliciter.

RB : Vos travaux mettent en dialogue le formalisme russe avec les approches narratologiques contemporaines, qui sont approchées selon le paradigme constructiviste. En procédant de la sorte, on peut considérer que vous actualisez la théorie des formalistes, mais aussi que vous ouvrez de nouvelles pistes pour la narratologie postclassique. Quels points de contacts et quelles différences fondamentales voyez-vous entre formalisme et narratologie actuelle ?

HF : Comme nous venons de le voir, les points de contacts entre le formalisme et la narratologie classique sont bien établis. Ils concernent à la fois l’identification de procédés narratifs et la réflexion sur la fonction de ces procédés dans une perspective structurelle (et même structurale, par le biais de Propp). La différence fondamentale réside dans le postulat théorique qui sous-tend tout structuralisme : les œuvres individuelles sont considérées comme des manifestations d’une structure génératrice (comme chez Greimas), ce qui entraîne l’idée qu’il serait possible d’embrasser toutes ces manifestations (et toutes les manifestations concevables) à l’aide d’un système (comme chez Genette). Pour ce qui est de la narratologie postclassique, je trouve que les différences, qu’on pourrait considérer comme fondamentales à première vue, ne sont qu’apparentes dans une large mesure. On pourrait certes opposer l’intérêt, chez les formalistes, pour la construction du récit en tant que résultat de stratégies narratives de l’auteur, à la focalisation postmoderniste sur le récit comme entité ouverte à actualiser à travers l’expérience d’un lecteur individuel. Dans le premier cas, on étudie comment un auteur a composé un objet fixe, que l’on peut décrire objectivement ; dans le deuxième cas, on discute comment le lecteur actualise un objet instable. Par rapport au formalisme, la narratologie postclassique tend plus vers l’interprétation, mais il s’agit dans les deux cas d’étudier comment les stratégies narratives opèrent dans le récit et de s’interroger sur la manière dont on doit comprendre le récit. Seulement le chercheur a le choix entre deux foyers différents (l’auteur pour le formaliste, le lecteur pour le constructiviste) pour rassembler ses observations tout en insistant soit sur le texte fini (formalisme) soit sur la lecture progressive du texte (constructivisme). En revanche, si les constructivistes suivaient leur propre logique jusqu’au bout et entamaient des études empiriques auprès de vrais lecteurs, et laissaient ces lecteurs décider comment lire, vivre et comprendre tel texte, la différence serait fondamentale.

RB : En ce qui concerne l’héritage formaliste, est-ce que selon vous, il y aurait d’autres notions qui devraient faire l’objet d’une exhumation pour nourrir la réflexion contemporaine sur le récit ?

HF : Tout en laissant aux spécialistes russophones la dernière réplique, je dirais que c’est avant tout la motivation qui a été malmenée. Elle a été souvent omise dans les ouvrages narratologiques (même dans des survols du formalisme russe !) ou réduite à la motivation psychologique. Dans ce dernier cas, elle a été considérée dans une perspective référentielle de la vraisemblance, et elle a souvent été associée uniquement au réalisme (alors que la motivation est détectable dans toute mise en intrigue). Parmi les autres notions phares, le syuzhet et la fabula ont été bien mis en avant par la recherche. La défamiliarisation, ou ostranenie, est aussi passée dans la terminologie courante, même s’il serait utile d’ïnsister davantage sur le fait que cette « estrangisation » ne doit pas forcément concerner l’image du réel : elle peut tout aussi bien s’inscrire comme une défamiliarisation de la littérature. Par rapport à ce dernier point, je ne suis pas sûr qu’on ait assez examiné les liens entre les réflexions de Tynianov sur l’évolution de la littérature (et en particulier ses notions de synfonction et d’autofonction) et les théories de la réception. Mais en général, c’est l’ensemble des pensées des formalistes, au-delà de leur terminologie, qui mérite une relecture.

RB : Votre ouvrage met clairement l’accent sur la motivation dans son acception littéraire. Pour vous, la littérarité renvoie-t-elle seulement au caractère fictif du récit, où estimez-vous que le médium verbal possède une spécificité, notamment en ce qui concerne la soumission à un principe de pertinence des éléments du discours ? Est-ce que cette notion est extensible au récit tel qu’il se matérialise dans d’autres médias ?

HF : Encore une fois, je dois avouer ma compétence réduite sur cette question, mais si je devais hasarder une réponse, je dirais que la notion de littérarité, au fond, est extensible à toute manifestation artistique, et non seulement à la forme du récit. En effet, elle renvoie à davantage de choses que l’appartenance du récit au domaine fictif, elle réunit des interrogations et des observations sur le texte en tant que tel : comment un texte devient-il un texte littéraire ? et, par extension, comment un tableau devient-il une œuvre picturale ? comment une combinaison de textes et d’images devient-elle une bande dessinée ?, etc.. Dans cette perspective, cette problématique n’est pas sans rapport avec la notion de la généricité, qui est pour ainsi dire de la littérarité historicisée, rappelant par ailleurs les pensées plus tardives des formalistes sur l’évolution littéraire.

RB : Comme je dirige actuellement un projet de recherche portant sur les rapports entre narratologie et didactique, je serais très intéressé de savoir si vous pensez que la notion de motivation littéraire pourrait servir de ressource pour l’étude des textes littéraires à l’école. La notion n’est-elle pas trop complexe pour servir d’outil d’analyse ? Quel pourrait être son rendement ? À quelle élaboration didactique faudrait-il procéder pour la rendre enseignable ?

HF : Par l’étude de la motivation, on part de quelques constatations de base qui sont largement intuitives : l’histoire fait partie d’une construction mais présente en même temps une dimension mimétique, qui reflète notre image du monde ; pour construire cette histoire, il faut relier les épisodes et les évènements entre eux et procéder à un agencement du récit ; ces éléments peuvent soit être présents ou absents ; ils se comprennent forcément par le recours à un cadre de référence qui se trouve soit dans le texte, soit en dehors du texte ; l’histoire peut procéder d’après une logique empruntée au réel ou suivre d’autres logiques, etc. Je ne vois aucune difficulté à reprendre ces pensées devant une classe ou un groupe. La motivation littéraire est sans doute l’une des meilleures notions à utiliser pour étudier des textes littéraires, puisqu’elle peut se décliner sur plusieurs niveaux et qu’elle concerne un grand nombre d’éléments de la composition et de son contexte littéraire et historique. Je voudrais aussi croire que la terminologie proposée est aisément utilisable, puisqu’elle est neutre (endo-, exo-, téléo-, etc.), à la différence de certaines terminologies antérieures (comme la motivation « commune » ou « réaliste »), et elle est parfaitement compatible avec des notions fondamentales en narratologie (comme la terminologie qui gravite autour de la notion de diégétique), ce qui ne nécessite aucun apprentissage supplémentaire chez les enseignants. Et, si l’on a pu utiliser les termes de narrateur extradiégétique et de focalisation zéro, pourquoi ne saurait-on pas introduire les termes de motivant ou de motivation endodiégétique ? Enfin, le rendement principal est l’idée qui ouvrait notre entretien : il s’agit de mieux comprendre la façon dont le texte littéraire parle du réel tout en étant coupé de notre réalité par le fait qu’il s’agit d’une construction artistique. C’est dans la dynamique irrésoluble que provoque la rencontre entre le réel et l’art que se posent les meilleures questions sur la littérature et c’est aussi là que nous trouvons les meilleures réponses.

1 Voir par exemple Färnlöf (2007) et Färnlöf (2013).

Références citées
Färnlöf, Hans (2022), La motivation littéraire. Du formalisme russe au constructivisme, Paris, Classiques Garnier. URL : https://classiques-garnier.com/la-motivation-litteraire-du-formalisme-russe-au-constructivisme.html
Färnlöf, Hans (2013), « Le chronotope du roman d’aventures dans Tartarin de Tarascon », Le Petit Chose, n° 102, p. 67-91.
Färnlöf, Hans (2007), « Chronotope romanesque et perception du monde. A propos du Tour du monde en quatre-vingts jours », Poétique, n° 152, p. 439-456. DOI : https://doi.org/10.3917/poeti.152.0439

 

 

 

 

Entretien publié le 04/03/2023

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