L’historien comme écrivain et comme témoin

 

Ivan Jablonka est professeur d’histoire à l’Université Paris 13, rédacteur en chef de La Vie des idées et codirecteur avec Pierre Rosanvallon, de la collection La République des Idées (éditions du Seuil). Il a publié, aux Éditions du Seuil, en 2012, Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus, consacré au destin tragique de ses grands parents. Entretien…

 

Propos recueillis par
Alexandre Prstojevic et Luba Jurgenson

Alexandre Prstojevic, Luba Jurgenson : Quand et comment avez-vous eu l’idée d’écrire ce livre ?
Ivan Jablonka : J’ai toujours su que mon père était orphelin. C’est pour cela que j’ai tenu à commencer le livre par une lettre d’enfant, à la fois naïve et triste. S’il n’y a pas vraiment de début à ma recherche, en revanche il y a une chronologie. Mes questionnements ont pris corps à partir d’un certain moment, sous la forme d’une enquête.

La chronologie est d’abord familiale. Je suis devenu père et, à l’évidence, il y a dans mon livre un aspect de transmission. Assez rapidement, mes filles ont observé que « papy n’avait pas de parents ». Je voulais répondre de manière compréhensible pour des enfants et avec autant d’informations que possible. Pour cela, il faut dominer son sujet. Or ce sujet, je ne le maîtrisais pas du tout. J’ai aujourd’hui le sentiment d’être inscrit dans une chaîne de générations.

Ensuite, la chronologie intellectuelle. Depuis les années 1980, nous vivons dans une société de mémoire. J’ai grandi – en tant que collégien et petit-fils de déportés – dans une société où l’on était invité à réfléchir sur les modes de souvenir et d’hommage dus aux victimes de la Shoah. Cette configuration, marquée par des procès, des cérémonies, des commémorations, a rendu ma recherche possible. Au contraire, mon père, qui a vécu dans des foyers communistes, devait aller de l’avant, ne pas regarder vers le passé, etc. Je suis, nous sommes des « enfants-Shoah », c’est-à-dire des êtres collectivement traversés par la mémoire d’un crime 1.

J’ai osé me lancer en historien dans cette biographie familiale parce qu’elle s’inscrivait dans une certaine tradition historiographique. Le livre de Daniel Mendelsohn m’a beaucoup plu, mais il est sorti alors que j’avais déjà commencé ma recherche ; je l’ai aussitôt recensé pour La Vie des Idées 2. Plus en amont, il y a eu l’ouvrage d’Alain Corbin sur Pinagot, ce pauvre sabotier du XIXe siècle 3. Ce livre a compté pour moi, parce qu’il montrait qu’on pouvait faire la biographie d’un inconnu, consacrer un livre d’histoire à des choses non importantes, à ce qui est le contraire d’un événement. Corbin nous incitait à nous pencher sur de parfaits inconnus, des anonymes complets, non pour en parler en termes vagues (le « peuple », les « ouvriers »), mais pour retracer leur vie autant qu’il est possible. J’ai ressenti la même chose en lisant, plus tard, le livre de Götz Aly sur la petite Marion Samuel, une fillette assassinée à Auschwitz en 1943 4. Dans un domaine voisin, la micro-histoire permet de décrire avec finesse et profondeur les phénomènes les plus humbles.

J’ai mis environ cinq ans à faire ce livre. Naturellement, il y avait des choses qui étaient déjà en place, par exemple certaines anecdotes familiales ou des conversations que j’avais eues avec mon père. Au cours de ces cinq années, le plus long, le plus complexe aura été de trouver des archives, en France, en Pologne et ailleurs. La partie archivistique de mon enquête a duré au moins trois ans, et il y a des choses que je n’ai trouvées que très tard. J’ai découvert des documents lors de mon voyage en Argentine, alors que j’avais déjà commencé à rédiger.

Alexandre Prstojevic : Votre livre se présente comme un travail littéraire : une construction pensée, réfléchie, qui vise à donner une dynamique presque romanesque à votre récit et qui pousse à le lire. S’agit-il d’un résultat pour ainsi dire spontané, que vous ne visiez pas spécialement ou, au contraire, d’une forme qui a été pensée en tant que telle ?

Ivan Jablonka : Je ne crois pas aux distinctions entre « historien », « écrivain », « littéraire ». Ces termes tendent à devenir des étiquettes. Dans mon enseignement comme dans ma pratique, je plaide pour une rencontre entre les genres – ce qui ne veut pas dire qu’il faille abolir les méthodes ou les disciplines. Je ne pense pas qu’il y ait des identités, des professions ou des postures dont les individus seraient prisonniers. La seule chose qui compte, ce sont les exigences intellectuelles et les manières d’écrire.

Dans mon livre, il y a des échos à des lectures que j’ai faites. Le plaisir intellectuel qu’ont provoqué les ouvrages de Götz Aly ou de Corbin est pour moi de même nature que le plaisir, la réflexion suscités par les romans de Balzac ou – plus proche de ma recherche – de Perec. J’introduis des citations, des clins d’œil, comme des manifestations de joie intellectuelle ou esthétique, mais à aucun moment je me suis dit : « Je vais faire allusion à cet auteur pour faire de l’intertextualité » ou « J’étais historien, maintenant je vais me mettre dans la peau d’un romancier ». Ce sont des attitudes parfaitement artificielles. J’ai prêté attention à la construction de mon livre, mais ceci n’est l’apanage ni des « écrivains », ni des « historiens ». À partir du moment où vous produisez un texte (par opposition au non-texte académique), il est construit.

Je prends deux exemples. Au début, j’évoque la mort de mes grands-parents et leur absence. Ensuite, tout le livre est une manière de flash-back, qui vise à retracer leur vie, leur itinéraire, leurs choix. On retrouve cette construction dans les polars. C’est, plus largement, le principe de toute enquête : le constat d’une mort, puis l’effort pour comprendre, pour déterminer comment on en est arrivé là. L’enquêteur que je suis est présent tout au long de la recherche. Il y a le « je » de l’enfant, de l’adulte, du chercheur, du petit-fils, du père, du Juif, du citoyen français, qui se croisent dans un seul et même individu.

Le deuxième exemple se trouve à la fin du livre. Les chapitres 8 et 9 sont chronologiquement inversés. L’avant-dernier chapitre est consacré à la fin de la guerre, il se termine en 1944-1945 et parle de la Libération, de la manière dont les Juifs survivants retrouvent leurs ateliers, leurs enfants, leur quotidien. Le dernier chapitre, lui, se passe à Birkenau en 1943 : c’est le récit des derniers mois de mes grands-parents. Ce n’est pas une disposition chronologique habituelle, mais il m’importait de terminer sur l’évocation de leur assassinat (ou plutôt de leur volatilisation). Enfin, l’épilogue est consacré à leurs enfants devenus orphelins. J’y utilise le passé simple, alors que tout le livre est écrit au présent – le présent de mon obsession. À partir du moment où mes grands-parents sont tués, l’enquête est terminée.

Tout ce qui a trait à la construction « littéraire » du livre correspond à des exigences de méthode et de narration. Le choix de raconter mon enquête, le parti pris de replacer l’historien dans son histoire, le récit de mes rencontres et de mes voyages, la description de mes témoins, tout cela ne vise pas à augmenter le « romanesque » ; cela sert à montrer d’où je parle et pourquoi je suis en droit d’affirmer ce que je dis. Il était pour moi fondamental de montrer au lecteur que je n’avais pas trouvé mes sources par hasard, dans le grenier d’une maison de campagne, que je ne comblais pas les trous par une fiction plus ou moins arbitraire, mais au contraire que tout ce que j’avançais provenait de certitudes ou de quasi-certitudes, de probabilités assumées ou d’hypothèses étayées. « Imagination », « fiction vraisemblable », « fiction assumée », « hypothèse étayée par des sources », « questions en suspens », j’assume ce nuancier cognitif.

C’est ce qui fait la différence entre mon enquête et celle de Modiano dans Dora Bruder. À aucun moment, Modiano ne montre comment il construit son savoir. Pour moi, la construction narrative et la construction du savoir sont une seule et même chose.

Alexandre Prstojevic : On remarque, depuis quelques années, l’apparition d’ouvrages littéraires qui ne respectent plus les frontières génériques, mélangent la recherche factuelle et la narration fictionnelle, empruntent à la fois au roman, au reportage journalistique et à l’(auto)biographie. J’ai fini par les désigner, dans mes travaux, par le terme « récit-hybride ». Je pense aux Disparus de Daniel Mendelsohn, mais aussi à Une histoire familiale de la peur d’Agata Tuszynska ou à l’œuvre de Hans Magnus Enzensberger, Hammerstein ou l’intransigeance. Avez-vous l’impression d’appartenir à cette génération d’auteurs ou de dialoguer avec ce type de littérature ?

La question de la « génération » fait pendant à une interrogation présente dans mon livre : mes grands-parents font-ils partie d’une génération, celle des Juifs communistes nés au début du XXe siècle ? Il est donc naturel que je m’interroge moi-même sur la génération à laquelle j’appartiens. Depuis une quinzaine d’années, on voit paraître des livres écrits par des auteurs nés dans les années 1960-1970, qui essaient de raconter « autrement » la Shoah et la Deuxième Guerre mondiale. Est-ce que cela suffit à faire une génération ?

Au sein de cet ensemble, il y a des écrivains qui s’interrogent sur le sort fait à leur famille. Je me sens proche de cette réflexion quand elle prend la forme d’une enquête. Je pense aux Disparus, mais aussi à The Hare With Amber Eyes d’Edmund De Waal 5, ainsi qu’à Jonathan Safran Foer, qui joue sur les ressorts de la fiction et propose un récit à la fois picaresque, rabelaisien, sternien. Il y a également, en France, Marianne Rubinstein.

Plus important est ce que vous avez dit sur la notion d’hybridité. Il y a un certain nombre d’écrivains, de chercheurs, de journalistes, de romanciers qui travaillent dans la même direction. Ce sont des « écrivants »qui essaient de composer des textes pluriels, de subvertir les frontières et les appartenances, de trouver de nouvelles manières de rendre compte du réel. Je pense au travail de Patrick Boucheron, de Camille de Toledo, à ces œuvres collectives que sont la revue XXI et le projet « Raconter la vie » 6. Je me sens absolument appartenir à ce courant d’écriture. Pour ma part, je réfléchis aux rapports entre l’histoire, les sciences sociales et la littérature. J’essaie de produire des textes qui puissent être considérés comme littéraires, sans rien abandonner des exigences propres aux sciences sociales.

Luba Jurgenson : Quelle serait alors l’autorité de l’historien au début du XXIe siècle, face à ces romanciers-enquêteurs qui produisent des récits-hybrides dont les ambitions référentielles et historiographiques sont évidentes ?

Ce qu’on appelle la « non-fiction » a été inventé par Rodolfo Walsh à la fin des années 1950, puis pratiqué par des journalistes et écrivains américains dans les années 1960-1970. Qu’est-ce qu’on entend par « non-fiction » ? Le contraire de la fiction, certes, mais aussi une écriture du réel, le factuel coulé dans le romanesque. Maintenant, je pose la question : quand je dis « Mon grand-père a été condamné à cinq ans de prison », est-ce de la non-fiction ? C’est de la non-fiction parce que c’est vrai. Mais pourquoi est-ce vrai ? Parce que je le prouve en m’appuyant sur des archives que je recoupe avec des témoignages. C’est cela qui fonde le rapport au vrai. L’« autorité de l’historien » provient de cette aptitude à démontrer, à prouver, à douter aussi, et non pas de ses diplômes ou de sa position académique. La démarche qui consiste à rechercher et à dire du vrai, c’est une « autorité » que n’importe qui peut acquérir s’il s’inscrit dans une démarche réflexive.

Je ressens à la fois de l’admiration et de la perplexité vis-à-vis de la « non-fiction » : elle veut dire le réel, mais sans jamais s’interroger sur les conditions de production de la connaissance. C’est ce qui fait la différence entre la non-fiction et les sciences sociales. Un chercheur s’interroge sur les conditions de production de la connaissance et d’énonciation du vrai sous la forme d’un raisonnement. D’un point de vue « littéraire », ce rapport à la preuve est exprimé par la note en bas de page, la citation, le récit de l’enquête, le doute épistémologique. Si je dis quelque chose de vrai, ce n’est pas parce que je promets, comme Balzac, que « all is true » – de la part de Balzac, c’est une invocation à la fois creuse et humoristique –, mais parce que ce que j’affirme se réfère à un certain nombre d’arguments, d’archives, de témoignages, de preuves. C’est en ce sens que je me sens proche du document-témoignage, du journalisme d’investigation, de la littérature de grand reportage.

En sciences sociales, il y a des règles. Non seulement j’y satisfais, mais je les revendique. Il est important d’avoir des règles, parce qu’elles servent à produire de la connaissance, donc à fonder ce rapport au vrai que j’évoquais. Mais les règles sont aussi là pour être contestées, transformées, déplacées. Elles ne doivent pas être un carcan ; sinon, cela devient un travail académique. Les règles peuvent être subverties, dans une espèce de jeu qu’on observe par exemple dans La Vie mode d’emploi. Perec se donne des règles très compliquées, mais il ne les respecte pas systématiquement. Bien sûr, le cahier des charges de Perec diffère de celui du chercheur, mais l’idée est la même.

Luba Jurgenson : La différence entre l’écrivain et l’historien, que l’on considère comme acquise depuis Aristote, est-elle invalidée par votre démarche, notamment lorsque vous faites intervenir à la suite de la micro-histoire les notions de potentialité, de probabilité, de quasi-certitude, pour cerner ces vies à la recherche desquelles vous êtes partis ? Comment gère-t-on le référent dans ce type d’entreprises ?

Le chapitre 9 de la Poétique est le point de départ de toute réflexion sur les rapports entre histoire, littérature et fiction, notamment parce qu’Aristote y distingue le travail du « poète » (ici le tragédien) et celui de l’« historien » (ici le récitant d’actions passées). Cette réflexion structure plusieurs couples qui sont, aujourd’hui encore, très féconds : le général et le particulier, le vraisemblable et l’effectif, la création et la non-création – tout cela sur fond de jugement de valeur, puisqu’on a bien compris quel élément était supérieur à l’autre.

Mais ce passage de la Poétique ne doit pas éclipser le reste. Ailleurs, Aristote montre que l’histoire est très utile aux hommes politiques et aux orateurs, qu’il est important de faire des enquêtes et de savoir comment on fait la guerre chez le voisin, comment les budgets sont établis, etc. Aristote faisait lui-même une forme d’histoire, puisqu’il dresse des listes de vainqueurs aux Jeux olympiques. Ce qu’on oublie souvent, c’est qu’il arrive à Aristote de parler d’histoire au sens où nous l’entendons aujourd’hui. On peut lire la Rhétorique comme l’une des plus importantes réflexions sur la preuve, l’argumentaire, la démonstration et, donc, les sciences sociales.

Le chapitre 9 de la Poétique justifie l’opposition entre fiction et non-fiction. Il est fondamental d’opposer histoire et fiction, « ce qui est arrivé » et « ce qui pourrait arriver ». En ce sens, nous sommes tous les héritiers d’Aristote. Mais il faut être conscient des imprécisions de cette règle. Tout le monde sait qu’il existe différentes formes de fiction. Ainsi, le merveilleux et le vraisemblable. Quand Lucien de Samosate dit avoir vu des femmes-vignes et vogué sur une mer de lait, le lecteur sait très bien qu’il pénètre dans le domaine de la fiction. En revanche, si j’extrais certains passages de romans ou de nouvelles du XIXe siècle (disons Mérimée ou Maupassant), si je supprime leur paratexte, le lecteur sera incapable de dire s’il s’agit d’un récit de fiction ou d’un récit factuel.

En histoire, il y a des zones de doute et d’incertitude, une interrogation sur le vraisemblable. Un historien formule des hypothèses de travail, imagine des possibles, le futur tel qu’il était ouvert aux hommes et femmes du passé. Dans ce cas, il produit une forme de fiction. À La Vie des Idées, nous avons demandé à des chercheurs d’imaginer le monde au XXIIe siècle, manière de porter – à travers l’utopie ou la dystopie – un regard décalé sur la société d’aujourd’hui 7. Pourquoi ne pas assumer, en sciences sociales, une part de fiction contrôlée ?

Inversement, des écrivains ont tenté de dire, à travers la fiction, du vrai sur la société. C’est tout le projet du naturalisme à la fin du XIXe siècle. Si vous aviez dit à Zola qu’il était dans la pure fiction, il aurait pris cela comme un terrible désaveu, voire comme une dérision. Pour lui comme pour d’autres, le fictionnel est une manière d’exprimer le vrai d’une société.

Certains considèrent que, dès lors qu’un écrivain écrit de la fiction, tout ce qui figure dans son livre (son « roman ») devient un motif fictionnel. C’est ce que j’appellerais la « loi de Midas », en référence à ce roi de Phrygie qui transformait en or tous les objets qu’il touchait. Mais cela n’a rien d’évident. Quand, dans Madame Bovary, Léon révise son Code sous les tilleuls du Luxembourg, je ne vois pas au nom de quoi on peut soutenir que les mots « Luxembourg » et « Code » relèvent de la fiction. Personne ne peut le démontrer, si ce n’est par des arguments d’autorité.

Alexandre Prstojevic : Vous êtes professeur à l’université Paris 13, rédacteur en chef de la revue laviedesidees.fr et éditeur à « La République des Idées » au Seuil. Vous avez rédigé votre livre, en partie du moins, à l’époque du débat sur l’identité nationale. Vous y suggérez un parallèle entre les années 1930 et les années 2000, notamment en ce qui concerne l’immigration. Peut-on évoquer, à propos de l’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, un engagement idéologique ?

Enseignant, chercheur, animateur de revue, éditeur, ce sont des métiers qui peuvent sembler différents. De fait, l’implication politique n’est pas la même : La Vie des Idées est un lieu de débat qui fédère toutes les sciences sociales, alors que la République des Idées publie des livres engagés dans un certain nombre de combats, justice sociale, lutte contre les inégalités, transparence fiscale, etc. Faut-il distinguer tous ces métiers ? J’ai le sentiment au fond de n’avoir qu’une tâche : la production et la diffusion du savoir, c’est-à-dire un certain approfondissement de la démocratie. En tout cas, c’est l’engagement que je me suis donné.

On croit souvent que l’historien est tourné vers le passé. Mais l’histoire est actuelle, quelle que soit la période qu’elle se donne, car l’historien travaille toujours à partir de questionnements et de sources qui existent hic et nunc. Sa matière première, c’est un matériau qui existe dans le présent. Même si elle vient d’un passé très reculé, c’est toujours une trace qui a voyagé jusqu’à nous. L’historien est un individu, un petit-fils, un père, un citoyen sur lequel déteignent un certain nombre de problèmes et de débats du présent. Je suis fils d’orphelin, donc fils de mon siècle.

L’historien s’adresse à ses contemporains. Pour être intelligible, il doit utiliser certains mots, certaines expressions propres à faire comprendre une situation à jamais révolue, donc étrangère et parfois étrange. Ainsi, j’ai employé le terme de « sans-papiers » pour parler de mes grands-parents et de leurs amis, étrangers illégaux dans le Paris des années 1930. C’est évidemment un anachronisme. Dès lors qu’il est assumé, il devient un concept opératoire. Les historiens de la Rome antique font de même lorsqu’ils parlent de « prolétariat », deux mille ans avant la naissance de Marx.

Depuis la dernière moitié du XIXe siècle, il y a une illusion scientiste qui consiste à prétendre que le savant est un être impersonnel, sans intérêt ni attaches, capable d’accéder à une neutralité apollinienne. Mais le chercheur n’a pas à rougir de ce qui fonde son individualité, du moment qu’il en a conscience, qu’il ne bascule pas dans la rancœur ou le dénigrement, qu’il s’efforce de montrer avec honnêteté en quoi son propos est situé, c’est-à-dire inscrit familialement, socialement, politiquement, intellectuellement. Le défi auquel nous sommes confrontés n’est pas d’abandonner notre enveloppe d’individu, mais d’assumer ce qui fait partie de l’histoire, notre présent, nos émotions, nos attendus, nos filiations dans tous les sens du terme. On ne doit être ni l’otage, ni la dupe de soi-même.

Enfin, l’historien peut assumer la part de témoin qui est en lui. Car le chercheur est un témoin : témoin des choses qui adviennent sous ses yeux, témoin d’une histoire à laquelle il appartient. Nous pouvons assumer, au sens large, le monde qui est le nôtre et auquel, de toute façon, nous n’échapperons pas. C’est une autre forme d’engagement.

 

 


1 Ivan Jablonka (dir.), L’Enfant-Shoah, Paris, PUF, 2014.

3 Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998.

4 Götz Aly, Im Tunnel. Das kurze Leben der Marion Samuel, 1931-1943, Francfort, Fischer Taschenbuch, 2004.

5 Edmund De Waal, The Hare With Amber Eyes. A Hidden Inheritance, Londres, Random House, 2010, trad. française, La Mémoire retrouvée, Paris, Albin Michel, 2011. Voir http://www.laviedesidees.fr/Le-tresor-des-Ephrussi.html

 

 

Entretien publié le16/05/2014

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