RETROUVER L'ÉMOTION DANS LES ÉTUDES LITTÉRAIRES


Entretien avec Jean-François Vernay à propos de Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature, Paris, Complicités, coll. « Plaidoyer », 2013.

 

par Raphaël Baroni

 

Notice biographique :
Jean-François Vernay est un enseignant bilingue, chercheur en littérature et auteur de fiction et documentaires. Son premier essai publié en français, Panorama du roman australien des origines à nos jours, a été ré-édité aux éditions Hermann.

Résumé du livre :
Le propos de Jean-François Vernay repose sur un constat : le développement des neurosciences, depuis une vingtaine d’années, valorise l’émotion et apporte de nouveaux éclairages sur l’espace sensible du cognitif. De l’espace émotionnel à l’espace littéraire, des ouvertures se créent. Dès lors, un vaste chantier se profile pour redonner à la littérature ses lettres de noblesse contemporaines : retrouver le plaisir d’enseigner la littérature et retrouver le plaisir de l’apprendre. Jean-François Vernay, jeune enseignant-chercheur, fonde son propos sur un vaste corpus littéraire, philosophique et psychanalytique appartenant à la tradition du XXe siècle. Les arguments avancés visent à provoquer un débat d’idées sur l’avenir de la littérature en ce début du XXIe siècle en France.

 

Raphaël Baroni : Dans votre dernier ouvrage, vous faites le constat d’une double évolution. D’un côté, l’institution scolaire redécouvre l’importance d’accorder une place aux émotions dans l’enseignement de la littérature, en partie dans le but de remotiver l’intérêt des élèves pour des objets qui ont perdu leur statut dominant dans la culture contemporaine. D’un autre côté, vous évoquez les récentes avancées dans le domaine des neurosciences, qui soulignent de plus en plus la profonde intrication entre cognition et affects, alors que la tradition philosophique les a longtemps opposés. Pourriez-vous nous expliquer la manière par laquelle vous avez été amené à rapprocher ces deux champs de réflexion qui ont généralement tendance à s’ignorer ?

Jean-François Vernay : Depuis ces dix dernières années notamment, un bon nombre de théoriciens s’interrogeant sur l’utilité de la littérature a cherché à faire débat et à analyser l’étrange désaffection qui frappe le fait littéraire. Voyez par exemple les ouvrages de Dominique Maingueneau, Contre Saint-Proust. La fin de la Littérature (Belin, 2006), de Tzvetan Todorov, La Littérature en péril (Flammarion, 2007), d’Antoine Compagnon La littérature pour quoi faire ? (Fayard / Collège de France, 2007), d’Yves Citton, L’avenir des humanités. Economie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ? (La Découverte, 2010), de Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature ? (Armand Colin, 2010), et plus récemment celui de Jean-Marie Schaeffer, Petite écologie des études littéraires. Pourquoi et comment étudier la littérature ? (Thierry Marchaisse, 2011). Ce dernier, note que « les œuvres littéraires, sous toutes leurs formes, sont elles-mêmes un formidable moyen de développement cognitif, émotif, éthique » (25). On ne pourrait être plus juste sur le potentiel que peut offrir la littérature, même si l’on n’a aucune peine à imaginer qu’un savoir produit gratia sui ne représenterait que peu d’attrait dans un monde épris de valeurs mercantiles, aux prises avec les affres de conjonctures économiques incertaines. A en croire les résultats publiés par Emanuele Castano et David Comer Kidd dans Science 1, on compte parmi les pouvoirs immatériels de la littérature la capacité à améliorer son comportement en société par le développement de l’empathie, de la perception sociale et de l’intelligence émotionnelle. Tout un programme qui, à bon droit, conforte l’institution scolaire dans le redéploiement de ses priorités, comme je l’évoque en conclusion de Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature, priorités qui visent à ne plus marginaliser la « relation personnelle au texte dans laquelle l’émotion, le plaisir ou l’admiration éprouvés par le lecteur jouent un rôle essentiel ».

Même si le degré de scientificité correspond au besoin d’objectiver les critères d’évaluation au sein de l’institution scolaire, l’exercice selon lequel l’interprétation littéraire serait l’application d’une méthode que l’on souhaiterait « scientifique » est une entreprise quelque peu asymptotique. Car, en dépit de leur complémentarité évidente, les sciences et les lettres ont des objectifs aussi tranchés que ceux des hémisphères gauche et droit de notre cerveau : le premier entend penser le plus objectivement possible notre monde de manière analytique tandis que le dernier privilégie une vision synthétique, forcément subjective puisqu’elle passe, entre autres, par le filtre de l’intuition et des émotions. La gageure consiste donc à résoudre le paradoxe qui entend réhabiliter la subjectivité de l’interprétation, en prenant acte de ses plasticité et dimension émotive, au sein d’un cadre institutionnel qui, il y a peu de temps, mettait encore l’accent sur l’objectivité des analyses.  

En effet, les récentes avancées dans le domaine des neurosciences soulignent de plus en plus la profonde intrication de la cognition et des affects, comme vous le dites si justement, et de ce fait, par le jeu de la complémentarité, permettent de décomplexer la binarité de la pensée occidentale jugée parfois simpliste (c’est noir ou blanc, sans demi-mesure) tout en élargissant sa vision manichéenne réduite à des dyades assez répandues : émotion versus raison, corps versus esprit, subjectivité versus objectivité, etc. Grâce aux thèses neuroscientifiques d’Antonio Damasio, par exemple, il a été établi que « La capacité d’exprimer et de ressentir des émotions est indispensable à la mise en œuvre des comportements rationnels » 2. Par conséquent, il me semble que ces oppositions non seulement perdent de leur pertinence mais aussi de leur nécessité.                                                                                                                                                                                                                  

RB : Dans votre ouvrage, vous adressez un certain nombre de critiques aux approches trop techniciennes des textes. D’après vous, de quelles manières ces approches ont-elles été dommageables pour l’enseignement de la littérature ? Pensez-vous vraiment qu’il soit impossible de trouver un juste équilibre entre analyse formelle et attention aux effets construits par les textes ? L’analyse formelle ne peut-elle pas fournir une médiation pour une meilleure compréhension de la façon dont les textes nous touchent ? Est-ce qu’il faut s’en tenir à un rapport intuitif au texte ou à une expérience subjective ou y a-t-il une utilité à décrire objectivement les dispositifs textuels susceptibles de créer des émotions ?

JFV : Ce que j’observe avec regret dans mon premier chapitre consacré à la lecture, en m’appuyant notamment sur les propos de Tzevtan Todorov et de Pierre Bayard, c’est cette tendance de l’institution scolaire à privilégier des exercices de dissection littéraire qui n’encouragent pas les lecteurs à exprimer leur ressenti, ni à prendre du recul sur l’histoire en offrant une vision globale de l’intrigue et de ses enjeux. On peut y déceler un symptôme de notre société moderne qui persiste à donner le primat à l’hémisphère gauche au détriment de son pendant, conformément au constat que dresse la psychologie moderne. 3 Ces approches, qui ont eu le mérite d’assoir la réputation internationale de la critique littéraire française, ont aussi, dans une certaine mesure, formaté un discours de la réception auquel il était de bon ton d’adhérer. En conséquence, l’innovation française dans le champ de la théorie littéraire s’en est trouvée inhibée et les Américains ont prit une longueur d’avance avec la critique cognitive, qui puise ses ressources dans les « sciences de l’affect ».

Vos deux dernières questions semblent indiquer que je prends un certain parti : celui du tout émotionnel. Or mon travail vise essentiellement à décloisonner les dichotomies entre les lectures dites naïve et savante, entre la pure intellection et les émotions, entre le savoir scientifique et la sensibilité littéraire. Je ne pense pas impliquer dans les pages de Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature « qu’il soit impossible de trouver un juste équilibre entre analyse formelle et attention aux effets construits par les textes », bien au contraire puisque j’encourage les formateurs à ne pas tomber dans l’exclusivisme étroit du tout analytique en vertu de cette relation d’interdépendance sur laquelle les neurosciences ont fait la lumière. Dans cette logique, il est tout autant vain de « s’en tenir à un rapport intuitif au texte ou à une expérience subjective » du texte. S’intéresser aux investigations des « sciences de l’affect » afin de prendre la mesure des affects dans l’interprétation, la conception et la réception de l’œuvre littéraire serait une démarche plus judicieuse, d’où en effet l’utilité à comprendre « les dispositifs textuels susceptibles de créer des émotions ».

RB : Pouvez-vous nous indiquer quelques dispositifs concrets que vous favorisez pour engendrer ce renouveau des émotions dans les études littéraires que vous prônez ?

JFV : Oui, mon programme que je développe au cours du dernier chapitre, dans lequel on trouvera les grandes lignes de « l’analyse psycholittéraire », tient en cinq points : la réhabilitation de la subjectivité, la prise en compte de la jouissance esthétique, l’intérêt pour les divers positionnements de la philosophie, l’intégration des enseignements des théories de la psyché et des avancées des neurosciences, sans oublier la mesure des affects dans l’interprétation, la conception et la réception de l’œuvre littéraire. Je renvoie donc nos lecteurs, qui souhaiteraient en savoir plus, à ces pages.

RB : A votre avis, si on les compare avec d’autres formes de récits fictionnels qui prolifèrent dans notre culture contemporaine (par exemple les films, les séries télévisées, les bandes dessinées ou les jeux vidéo), les textes littéraires ont-ils une valeur spécifique, quelque chose qui les distingue et les rend irremplaçables ?

JFV : Oui, il est à mon sens impératif de promouvoir, sinon préserver, cette culture de l’écrit encline à se dissoudre dans notre civilisation de l’image. Sur un plan purement linguistique, les textes littéraires permettent d’accroître à la fois le degré d’alphabétisation des lecteurs, ce que les Anglais appellent « literacy », et leur capacité à communiquer plus efficacement grâce à l’enrichissement du vocabulaire, de la syntaxe, des idées, de la rhétorique, définie par Gisèle Mathieu-Castellani comme étant « l’art d’utiliser les émotions » 4, pour ne citer qu’eux.  Non qu’il soit impossible d’améliorer ses capacités verbales grâce aux films, aux séries télévisées ou aux bandes dessinées, mais les textes littéraires ont cet avantage non négligeable de fixer l’attention avec efficacité et donc de sédimenter le savoir dans l’esprit des apprenants.

RB : Pourriez-vous nous dire quelques mots concernant l’accueil qu’a reçu votre ouvrage depuis sa parution ? Avez-vous l’impression qu’il existe, aujourd’hui encore, une certaine réticence à accepter un retour des émotions dans les études littéraires ?

JFV : Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature a été placé en deuxième sélection du Prix du Savoir et de la Recherche 2013, ce qui m’honore, et a fait l’objet de quelques recensions, dont une très passionnée. En règle générale, il est assez difficile de faire entendre votre voix lorsque vous n’êtes pas du sérail. Ma contribution au champ des lettres est tout aussi modeste que personnelle car la rédaction de cet ouvrage participe davantage d’une volonté de partager ma sensibilité littéraire que de faire école en édictant les principes de « l’analyse psycholittéraire ».

En juillet dernier, j’ai assisté à un colloque intitulé « Literature and Affect » à l’Université de Melbourne et l’un des professeurs dans l’auditorium tentait de manifester son désarroi face à la prise en compte des émotions dans le champ littéraire en s’imaginant que les étudiants pourraient désormais s’en tenir à communiquer leur ressenti sans chercher par ailleurs à justifier leurs opinions. D’un côté, il me semble que cette inquiétude est infondée parce que caricaturale : personne ne cherche à faire l’apologie du tout émotionnel. De l’autre, cette réaction ne laisse pas que d’être sans surprise puisque Yves Citton, non sans goguenardise, imaginait déjà en 2007 « deux réactions possibles envers quiconque proposerait de faire basculer le monde de la recherche et de l’enseignement universitaires du modèle de la lecture méthodique vers celui de la lecture inspirée : d’une part, on sera terrifié d’envisager à quels épanchements subjectivistes pourraient aboutir des publications et des cours réduits à des déclarations d’amour envers telle ou telle œuvre (quelle régression à l’époque pré-historique de la critique « impressionniste » et de la « fallace affective » !) ; d’autre part, on fera remarquer que les critiques littéraires – et jusqu’à ceux qui ont tenu exotériquement les discours les plus durs sur la scientificité de leur discipline – ont de tout temps reconnu, en privé, que c’était en fait l’amour des œuvres qui nourrissait leur travail (tout l’enjeu de la recherche étant justement de savoir séparer la motivation énergisante de son mode de canalisation disciplinaire)». 5 Il y aura toujours une forme de réticence chez les esprits qui ressentiront avec acuité l’angoisse de la nouveauté et qui préfèreront rester dans le confort d’un système de valeurs qui leur sont familières.

 

1 David Comer Kidd et Emanuele Castano, « Reading literary fiction improves theory of mind », Science, vol. CCCXLII, n° 6156, 18 octobre 2013.

2 A. Damasio, L’erreur de Descartes : la raison des émotions (Paris : Odile Jacob, 1995), 9.

4 Gisèle Mathieu-Castellani, La rhéthorique des passions (Paris: PUF, 2000), 15.

5 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? (Paris : Editions Amsterdam, 2007), 155.

 

 

Entretien publié le 01/02/2015

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