Arts and Minds

Entretien avec Gregory Currie


Gregory Currie est Professeur de Philosophie à l’Université de Nottingham et Doyen de la Faculté des Arts. Il est rédacteur de la revue Mind and Language. Ses derniers ouvrages sont Recreative Minds : Imagination in Philosophy and Psychology (Oxford University Press, 2002), Image and Mind : Philosophy, Film and Cognitive Science (Cambridge University Press, 1995). Il travaille actuellement sur le rôle de la simulation dans le développement de l’activité de la lecture et sur les rapports entre récit et psychopathologie.

 

par Annick Louis

AL : Arts and Minds, le titre de votre nouvel ouvrage, renvoie à l’opposition souvent faite entre le cognitif et l’affectif ; mais par son allusion à la formule « With Hearths and Minds » on peut dire qu’il restitue implicitement cet aspect. Quel rôle joue pour vous l’affectif dans l’art ?

GC : Le titre est une plaisanterie, et n’a pas vraiment de sens au-delà. Mais je pense effectivement que les émotions, et autres états affectifs sont essentiels en ce qui concerne l’art. Il n’y a, bien entendu, rien de nouveau dans cette idée. Ce qui a, peut-être, été peu exploré, c’est l’idée que les émotions sont un guide dans nos rapports à l’art. Nous avons tendance à penser aux émotions comme à l’aboutissement de nos relations avec les œuvres d’art : c’est notre rencontre avec une œuvre qui est récompensée par l’expérience d’une émotion de quelque sorte. Je m’intéresse en ce moment aux différentes manières dont les émotions nous guident au travers des récits, et, par ce biais, aux façons qu’ont les émotions de se constituer en étapes intermédiaires de l’exploration d’une œuvre. Les philosophes ont eu tendance à débattre de la compréhension des récits sous la rubrique « logique de la fiction », et ils ont plutôt ignoré la dimension affective de notre engagement dans les récits, y compris dans les récits fictionnels ; j’ai moi-même ignoré cet aspect dans mes premiers travaux. On ne trouve rien de tout ceci dans Arts and Minds, mais j’aborde la question dans le livre sur lequel je travaille en ce moment, qui traite du récit ­ il n’a pas encore de titre.

AL : Votre ouvrage aborde des questions d’esthétique à partir d’une approche interdisciplinaire. Au croisement de disciplines telles que la philosophie, l’histoire de l’art, les sciences cognitives, la paléontologie, la psychologie, se met en place une réflexion qui aborde différents aspects de l’art ­ de la réception des œuvres, à la constitution et au développement de la feintise chez l’homme et chez l’enfant, ainsi que le genre littéraire, l’imagination, l’interprétation de films, le documentaire cinématographique, l’évolution des capacités cognitives chez l’homme, les personnages en tant que catégorie, la fiabilité du narrateur, les notions d’œuvre et de texte, la sémantique des noms propres. Comment cette perspective interdisciplinaire s’est-elle mise en place ? Dans quelle mesure cette approche est-elle liée à votre formation première et aux conditions de travail universitaires propres au monde anglo-saxon ? Peut-on attribuer cette interdisciplinarité à votre tentative de constituer une nouvelle discipline à l’intérieur du cognitivisme que vous appelez le « rationalisme » ?

GC : J’ai été formé dans l’école de Popper, telle qu’elle était alors enseignée à la London School of Economics. Je ne suis pas un grand admirateur de la pensée de Popper maintenant, mais il a sans doute mit l’accent sur le rôle que d’autres disciplines pouvaient jouer pour ramener la philosophie à la vie, et il était généralement très sceptique vis-à-vis de l’idée que les philosophes pouvaient inventer leurs propres problèmes et qu’ils pouvaient les résoudre depuis leurs fauteuils. Il n’est pas facile de faire un bilan, et je pense qu’il y a de la place pour une pensée philosophique plus ou moins à priorique. Mais je m’intéresse de moins en moins à une philosophie qui n’aurait aucun contact avec les sciences empiriques. Cependant, lorsque Popper argumentait en faveur de connexions entre la philosophie et les sciences, il pensait aux sciences physiques, tout en restant généralement sceptique en ce qui concerne les possibilités de la psychologie et de l’anthropologie. Il me semble que ces domaines sont très productifs et je suis très content d’y jeter un coup d’œil depuis mon fauteuil.

Il serait probablement exagéré de dire que j’essaie de fonder une nouvelle discipline. Il me semble évident que “cognitivisme” n’est pas un terme approprié pour décrire ce qu’un certain nombre de gens font dans le domaine de la théorie filmique. Il s’agit là d’un domaine dans lequel on a été trop optimiste concernant les apports de la psychologie empirique: je pense aux premiers travaux de Bordwell. « Rationalisme » n’est pas non plus un bon terme, étant donnée l’histoire de ses usages, mais je veux indiquer simplement le fait que ce qui est vraiment important dans la compréhension des films et autres formes de récits, c’est d’arriver à comprendre qu’il s’agit de processus parfaitement rationnels, et non pas, tel que cela a été suggéré par certains, d’une sorte d’indicateurs de psychopathologie.

AL : Arts and Minds a trois mouvements, « Ontology », « Interpretation », « Mind », dont vous signalez d’ailleurs vous-même que chacun indique seulement sur quel aspect vous mettez l’accent et que les questions abordées dans chaque partie sont présentes dans tous les trois ; et en effet, on retrouve à l’intérieur un système de vases communicants, au moyen duquel certaines question reviennent et sont réexaminées à partir de perspectives et de disciplines différentes. Peut-on considérer cette structure comme le rappel d’une tradition qui aborde l’esthétique en privilégiant un de ces aspects au détriment des autres ? Une tradition que vous vous proposez de démonter en montrant que parler d’une de ces notions implique forcément parler des deux autres et qu’il n’est nul besoin de faire un choix ? Considérez-vous que ce geste peut aider l’esthétique à sortir de l’impasse dans laquelle elle s’est trouvée au vingtième siècle ?

GC : Dans la philosophie du vingtième siècle, l’esthétique n’a pas tenu toutes ses promesses : je pense que même les meilleurs esthéticiens seraient d’accord sur ce point. Peut-être s’agit-il là d’une des facettes d’une vaste marginalisation de la culture dans la philosophie anglo-saxonne. Mais il devrait être évident, je pense, que l’esthétique doit être une discipline que l’on peut aborder à partir de différentes approches. L’art que nous avons est tellement spécifique et contingent, si difficile à généraliser (à partir de la discipline artistique ou prenant comme objet la discipline artistique) et si évidemment le produit de capacités humaines contingentes, qu’une esthétique exclusivement philosophique doit être hors de propos  d’une façon que, par exemple, une éthique exclusivement philosophique ne le serait pas. Le beau n’est pas comme le bien, et n’a rien à voir avec la vérité.

AL : Je voudrais revenir sur la distinction que vous établissez dans le premier chapitre du livre entre œuvre (« work ») et texte (« text »), qui va à l’encontre de celles de ceux que vous appelez les « textualistes » (« textualists ») : les œuvres ne sont pas, elles ne peuvent pas être identifiées à un objet matériel précis ; les textes sont une séquence de mots. Outre cette distinction, vous marquez le fait que l’interprétation d’une œuvre et celle d’un texte engagent des activités bien différentes : on comprend un texte, on interprète une œuvre. Mais, tel que vous le signalez aussi, cette différence ne peut s’appliquer que lorsqu’il s’agit de « competent speakers », et, dans un sens strict, on ne rentre dans cette catégorie que par rapport aux textes produits dans notre propre culture à notre époque (c’est précisément dans ce sens que Borges signalait que le problème auquel nous sommes confrontés à l’heure de lire et de traduire Homère, c’est le fait que nous ne pouvons différencier ce qui appartient à l’écrivain de ce qui appartient à la langue). Par ailleurs, l’expérience de l’enseignement des littératures étrangères montre que la frontière entre la « compréhension du texte » (ce qu’au chapitre consacré à l’interprétation vous appelez, à partir de modèles linguistiques, LEM, c’est-à-dire « linguistic encoded meaning » ­ sens linguistique codé) et « l’interprétation de l’œuvre » est souvent difficile à percevoir. Vous distinguez d’ailleurs (dans la conversation comme dans le texte littéraire) trois types de sens : LEM, ce qui est dit et ce qui est sous-entendu. LEM doit nous permettre d’utiliser le contexte pour comprendre ce qui est impliqué, LEM est une étape pré-interprétative. Peut-on donc dire que cette distinction que vous établissez est valable pour le cas spécifique mentionné, c’est-à-dire l’interprétation par un « competent speaker » d’œuvres strictement contemporaines ? Ou alors, est-ce que les autres cas relèvent d’un type particulier de différence entre l’interprétation des œuvres et celle des textes ?

GC : L’idée d’un sens linguistique codé (« linguistically encoded meaning ») vient directement de la théorie de la relevance de Sperber et Wilson. Mais l’idée qu’il y a un niveau de sens communiqué (« communicated meaning ») qui est dépendant du contexte est partagée par de nombreux théoriciens de ce domaine, et aussi par ceux qui, comme Cappelen and Lepore, s’opposent, par ailleurs, à la théorie de Sperber et Wilson. Le message ici ne me paraît pas avoir été vraiment remarqué par les théoriciens et me paraît être plutôt anti-intuitif : le langage est cette unique chose que nous n’interprétons pas. Ce que nous interprétons, c’est le sens intentionnel (« intended meaning »). Tel que vous le signalez, les distinctions se brouillent lorsque nous considérons l’apprentissage d’une langue étrangère, la traduction radicale et peut-être même la situation des jeunes enfants en plein processus d’apprentissage. Mais de tels cas ne devraient pas nous amener à conclure qu’il « n’existe pas de sens littéral » ­ une perspective adoptée par certains théoriciens de la littérature. Ce qui est peut-être surprenant, c’est de constater à quel point la couche du sens purement linguistique est mince, et combien d’authentique travail d’interprétation nous devons faire par avant et après le traitement linguistique (« language processing ») pour pouvoir comprendre un énoncé communicatif. Mais le fait qu’elle soit mince ne veut pas dire qu’on peut s’en passer. 

AL : À propos du genre littéraire votre réflexion semblent aller dans le sens de celles de certains théoriciens de la littérature. Mais une particularité de votre conception est le fait que pour vous les fausses attentes n’entravent pas l’appartenance à un genre : c’est le type d’attente qui est suscité qui détermine le rapport à un genre, et non pas leur résolution. Vous proposez donc de considérer le genre comme un réseau sur le modèle de ceux utilisés dans ce qu’on appelle les PDP, c’est-à-dire les « parallel distributed processing » : des réseaux dans lesquels il existe des liens (« links ») entre les éléments pouvant être incitants (« excitatory ») ou inhibants (« inhibitory ») ; à l’intérieur de ce réseau, le fait d’activer un ou plusieurs éléments entraîne forcément l’activation d’un modèle général partout dans le réseau. Il en résulte l’idée que les œuvres n’appartiennent pas à un genre, mais en relèvent de plusieurs. C’est pourquoi vous étudiez également les avantages épistémologiques du classement générique et son caractère rétrospectif. C’est là qu’intervient la notion de « degré » à laquelle les théories (littéraires et autres) ont souvent recours lorsqu’elles se trouvent dans une impasse. Or, le « degré », qui joue un rôle considérable selon vous dans la réception de l’art, semble être un moment (ou une situation) à l’intérieur d’un réseau de relations, non pas instable mais impossible à rattacher à un objet matériel précis. Comment peut-on donc théoriser cette notion ?

GC : Je pense effectivement que l’appartenance générique est une question de degré, que les œuvres peuvent appartenir, à des degrés différents, à plus d’un genre et que le statut générique exact d’une œuvre peut rester indéterminé (et c’est souvent le cas). Je suppose que ceci amène à se demander si les genres ont une réalité. J'incline à croire qu’ils en ont une pour la raison suivante : l’auteur peut décider d’écrire une œuvre appartenant à un genre précis, et y arriver. Si le genre n’était qu’un outil de classification qu’on applique après que l’œuvre soit produite, alors on pourrait penser aux genres comme à des fictions utilitaires. Or, ils semblent avoir définitivement un statut plus solide que ça.

AL : J’aimerais reprendre la question posée par Gérard Genette dans « Des genres et des œuvres » (Figures V) : « Peut-on aimer un genre ? » Quelles implications a pour vous cette question ?

GC : Les gens aiment certains genres, non pas dans le sens qu’ils aiment tout dans ce genre, mais parce qu’ils ont une préférence générale pour les oeuvres appartenant à un certain genre. Dans ma perspective ceci s’explique en partie par le type d’attentes que l’appartenance générique suscite vis-à-vis de l’œuvre et ses caractéristiques. Une question plus difficile est : Pourquoi les gens aiment-ils en particulier les genres qu’ils aiment ­ tragédies, comédies, récits policiers, films catastrophe… ? Le succès de ces genres, et l’échec d’autres, implique-t-il qu’ils sont des indicateurs de qualité ? Peut-être. La qualité dans un genre n’est pas la même chose que la qualité des oeuvres appartenant à un genre, et, dans un sens, il peut y avoir des cas où un genre est bon en dépit du fait que les œuvres qui appartiennent à ce genre ne sont, en général, pas bonnes. Mais une partie de la réponse peut tout simplement être que quelques-uns des très bons exemples de genre sont produits tôt, et que ceci créé ce type d’élan qui fait que par la suite, et pour toujours, les gens vont vouloir récréer ce type de qualité, et continuer à écrire dans ce genre, et que d’autres gens vont vouloir continuer à voir des œuvres appartenant à ce genre. Le succès d’un genre dans chaque cas particulier est probablement dû à différents facteurs, et il est difficile de généraliser.

AL : J’ai une question concernant la différence que vous proposez à propos du concept de fiabilité (« unreliability »), entre « œuvre non-fiable » (« unreliable work ») et « narrateur non-fiable » (« unreliable narrator ») : comment concevez vous l’écart entre ces deux notions au cinéma et dans la littérature ?

GC : Je pense que les films ont la capacité de montrer cette différence de façon plus évidente que les œuvres littéraires, parce que l’absence d’un narrateur dans le film peut être plus évidente que dans une œuvre littéraire. On peut défendre avec acharnement l’idée que les films ont des narrateurs « cachés », mais en réalité ceci est peu plausible. Et de toute façon, il est difficile de penser au narrateur de film (s’il y en a un) dans les mêmes termes dans lesquels on pense au narrateur de roman. Normalement, le narrateur de roman est le personnage dont il est une vérité fictive (« fictionally true ») de dire qu’il ou elle a écrit ce qu’on lit. C’est bien le cas du Dr Watson dans les récits de Sherlock Holmes. Mais il semble vraiment étrange de penser que le fait que quelqu’un à fait ce film (celui que nous sommes en train de regarder) fait partie de la fiction cinématographique elle-même.

AL : Je voudrais revenir sur l’analyse que vous proposez du roman d’Anne Brontë, The Tenant of Wildfell Hall, à partir de l’idée que l’empathie est nécessaire pour se sentir concerné par une fiction, et que ce sentiment d’empathie implique que l’imagination puisse opérer. Vous marquez les limites de l’empathie, mais aussi le rôle que la mise en place de ce sentiment joue dans la structure de certains romans ; vous montrez que sans ce sentiment il est difficile d’aborder le roman, en soulignant la façon dont le lecteur est encouragé à adopter le point de vue de Markham pendant le récit qui sert de cadre, et celui de Helen lorsqu’il s’agit du journal, et le fait que les épisodes où Markham devient violent (physique ou verbalement) et attaque Lawrence reposent sur la mise en place de cette relation d’empathie entre le lecteur et le personnage. Cette question de l’empathie renvoie à un autre aspect que vous abordez à propos de la fiabilité des narrateurs, celui des plaisirs des pactes d’exclusivité qui se mettent en place entre certains narrateurs et le lecteur, ou entre certains personnages et le lecteur (aux dépens du narrateur). Un autre cas serait celui des narrateurs qui occultent des événements au lecteur afin d’encourager leur sentiment d’empathie pour arriver à une déception dans laquelle narrateur et lecteur sont aussi réunis (comme dans Villette de Charlotte Brontë). Quelle est donc pour vous l’importance de l’imagination dans le domaine de la fiction ? L’imagination est-elle tout aussi bien mobilisée dans les cas d’empathie que dans ceux où ce sentiment n’est pas sollicité par le récit ?

GC : Je devrais d’abord dire que je pense que The Tenant of Wildfell Hall est un bien meilleur roman qu’on ne pense, et c’est pourquoi j’ai choisi cette opportunité d’argumenter en faveur de ses qualités (bien sûr, je suis conscient du fait qu’il est loin d’être parfait et qu’il contient quelques véritables imperfections aussi). On a souvent critiqué la structure narrative, et en particulier l’usage du journal de Helen. Mais je trouve essentiel de rappeler le fait qu’au moment de l’écriture du journal le narrateur est la jeune Helen, ce qui veut dire que nous pouvons partager plus facilement les déceptions et l’anxiété qu’elle vit à cette époque là. Pourtant, c’est aussi vrai que nous n’établissons pas un contrat particulier, et certainement pas un contrat d’exclusivité, avec l’un des narrateurs. La jeune Helen est trop évidement naïve, et Markham, surtout dans le passé, a quelques imperfections de caractère ­ au point qu’il est difficile de prendre la fin vraiment au sérieux : Markham a certainement été heureux pendant les années qu’ils ont partagé, mais que ressent Helen ? On ne nous dit pas.

AL : Je voudrais revenir sur vos propositions concernant l’analyse filmique. En quoi votre conception permet de comprendre les limites d’une approche cognitiviste de la perception ?

GC : Le seul point que je veux signaler à ce propos est que nous avons des raisons de rester sceptiques vis-à-vis de celui qu’on appelle le « New Look » de la psychologie qui prétend que la perception est une espèce de théorie de la construction. Je ne suis pas opposé à l’idée que la perception est, dans un certain sens, active. Mais c’est une chose de dire que la perception est active, et une autre de dire que le processus de perception est une activité interprétative. L’expérience perceptive et le traitement du langage sont les données de base des processus d’interprétation.

AL : Dans le chapitre consacré à l’interprétation, à propos du film The Searchers et du roman The Turn of the Screw de Henry James, vous travaillez sur les zones d’un récit (cinématographique dans ce cas) pour lesquelles aucune explication ou justification n’est donnée de façon explicite, et vous passez en revue plusieurs interprétations proposées pour ces aspects. On aboutit ainsi à une revalorisation de la notion d’ambiguïté, souvent considérée comme un « échec » ou une « faille » (« failures », ce que vous appelez aussi « disjunction ») dans la communication ou de l’œuvre ; on peut dire que tout au long de votre ouvrage, se met en place une différenciation entre « expliquer » et « interpréter » qui peut apparaître comme un des objectifs de votre travail. Peut-on donc dire que ces zones ambiguës du récit sont destinées à des processus mentaux autres que ceux de l’explication (dans laquelle une cause est toujours attribuée à un comportement) ? À quelles capacités cognitives seraient-elles adressées et quels affects mobilisent-elles ? S’agit-il de compétences de nature différente au cinéma et dans la littérature ?

GC : L’interprétation est, pour moi, une forme d’explication : on interprète les actes de communication en donnant la meilleure explication que nous pouvons de l’engagement de la personne concernée dans cet acte. Les explications pertinentes font appel aux intentions implicites dans la communication, et nous expliquons/interprétons l’acte lorsque nous produisons une hypothèse bien fondée sur l’intention de la communication qui y est implicite. En général, nous faisons cela rapidement et sans trop de réflexion consciente, mais c’est ce que je pense que nous faisons. Je ne pense pas que leur nature soit différente dans la littérature et le cinéma, même s’il y a des différences dans le type d’évidence que nous utilisons pour appuyer une interprétation/explication. Cependant, c’est essentiellement la même activité.

AL : À propos de ces questions d’interprétation, vous revenez sur la question de l’intentionnalité des auteurs, qui semble jouer un rôle essentiel dans l’art, mais seulement dans la mesure où elle détermine certains éléments de l’œuvre (vous écartez donc les éléments extra-textuels relevant de la biographie). Peut-on, à partir de là, reconsidérer la figure de l’auteur ? Dans quels termes ?

GC : Les œuvres ont certainement des auteurs: des gens réels et vivants, avec leur propre caractère, leur personnalité et leurs intentions de communication. La question est de savoir si le standard pour une interprétation réussie est combien on se rapproche d’une compréhension des intentions de communication de cette personne. Mon idée est qu’il est plus productif de penser en termes d’un auteur implicite. La raison principale est que lorsqu’on se focalise sur l’auteur réel on court le risque de rétrograder le statut du texte du récit (dans le cas linguistique) ; on peut alors penser que le journal de l’auteur donne un meilleur aperçu des intentions de l’auteur que le texte de l’œuvre. Les questions devraient être : sommes nous en train d’attribuer des intentions communicatives de façon à mieux comprendre le texte (sans nous intéresser à ce que l’auteur dit dans son journal) ?

AL : Partant du principe que l’art et la feintise (« pretence ») sont intimement liés, vous proposez d’établir une différence entre « feintise » (« pretence ») et « faire semblant » (« pretending ») : la feintise est au faire semblant ce que la vérité est à la croyance. Pensez-vous que la formule utilisée pour introduire le faire semblant joue un rôle ou modifie l’état mental de l’individu ? Y-a-t-il une différence si l’enfant propose un jeu en disant « si on jouait à », « si on faisait semblant que » ou « si on disait que » ? Car certaines de ces expressions relèvent de l’imitation (par exemple, certaines expressions montrent que les enfants imitent la façon de parler des maîtres, d’autres qu’ils miment des enfants plus âgés), et on peut donc dire que l’état de feintise commence dès la proposition. Quel serait le rapport entre feintise et imitation dans le cadre de votre conception ?

GC : Je ne suis pas sûr qu’il puisse y avoir ici une formule. Je voulais marquer le fait qu’il y a une différence entre le fait de dire « C’est de la feintise que P » (« It is pretence that P ») et celui de dire que quelqu’un fait semblant que P (« someone pretends that P »), même s’il existe une relation évidente entre les deux. Du point de vue du développement, je m’intéresse à l’idée que les enfants peuvent saisir plus tôt (très tôt) l’idée que quelque chose est de la feintise qu’ils ne peuvent comprendre l’idée que quelqu’un fait semblant de quelque chose. Quelques données produites par Angeline Lillard (et autres) me semblent suggérer que c’est ainsi.

AL : Vous travaillez aussi sur la feintise chez les enfants autistes. Quel rôle joue pour vous la capacité de la feintise dans la constitution du psychisme et dans l’équilibre psychique ? Ce rôle peut-il acquérir une dimension sociale ou reste-t-il purement individuel ? Je pense en particulier à la façon dont Winnicott élargit son concept d’objet transitionnel à partir de l’individu vers le culturel.

GC : Les gens qui travaillent dans la théorie du développement semblent être d’accord sur le fait que la feintise (« pretence ») est importante pour les enfants. Malheureusement, on ne sait pas grande chose sur la façon dont les différences de degré et de qualité des jeux du faire semblant (« pretend play ») des enfants dont le développement est normal peut provoquer des différences plus tard sur leur capacité à développer une pensée souple et imaginative, tout comme sur leur capacité d’empathie. Il y a une ou deux études qui suggèrent qu’il y a une relation, mais pas trop de données scientifiques certaines. L’idée que la créativité humaine s’est bâtie sur une histoire évolutionniste qui comprend le prolongement de l’enfance et le fait de grandir dans des communautés plus vastes, sédentaire, pris en charge par les plus âgés (les grand-mères) qui se chargent de trouver la nourriture à leur place, leur donnant la possibilité d’une plus large pratique de faire semblant social. Mais cette idée est fort spéculative.

AL : Vous parlez de l’aptitude des enfants à reconnaître la frontière entre réalité et feintise en termes de « négociation » tout en soulignant le fait qu’ils ont plus de mal à reconnaître la différence entre faire semblant et croire. D’où découle cette différence ?

GC : Vygotsky soutient que les traits distinctifs de la capacité cognitive humaine ont d’abord fait leur apparition dans un contexte social ; je trouve cette idée attrayante. Il me semble probable que les enfants puissent d’abord comprendre, dans un contexte de jeu social, que quelque chose s’établit comme feintise (« pretence ») dans le jeu. Comprendre exactement ce que signifie pour quelqu’un de s’engager dans un processus mental de faire semblant est plus difficile, et cela vient plus tard. La possibilité de reconnaître la différence entre réalité et feintise (« pretence ») revient à pouvoir reconnaître différents types de choses qui se passent dans le monde extérieur, plus ou moins comme reconnaître qu’un objet est vert alors qu’un autre es bleu. La possibilité de reconnaître la différence entre faire semblant (« pretending ») et croire (« believing ») demande que l’on soit sensible à une distinction psychologique, et ceci est en général difficile pour les enfants.

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